Albert Méricant (p. 7-17).
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Première partie


PREMIÈRE PARTIE



CHAPITRE PREMIER

LA SAINT-CHARLEMAGNE


Pendant que Maxime de Trailles voguait vers les rives de la Plata, la situation politique au milieu de laquelle Sallenauve n’avait pas laissé de prendre un rôle assez considérable suivait un développement naturel et attendu.

Les prévisions de Rastignac ne tardèrent pas à se réaliser. Jamais la coalition victorieuse ne parvint à s’entendre ; chaque matin vit éclore une combinaison qu’emportait le soleil couchant.

Tout en ayant l’air d’accepter le rôle de spectateur passif, le roi, par un mot, par une confidence adroitement jetée venait aider au travail de la décomposition, quand la partie, un peu mieux liée, semblait menacer d’une conclusion. Ce fin politique joua sous jambe tous les grands hommes d’État qui avaient voulu lui mesurer l’air et l’espace, et, après une crise ministérielle de trois semaines, sur une démarche du parti conservateur, qui, jusqu’à la maturité de ce dénoûment, avait ménagé l’intervention officieuse dont Rastignac avait parlé à Maxime, le cabinet, resté par intérim, fut réintégré définitivement au pouvoir.

À la première rencontre, par un de ces revirements si fréquents dans l’attitude des assemblées, le ministère restauré obtint une majorité de plus de cinquante voix, et ainsi son avenir parut pour longtemps assuré.

Annoncée d’avance par Sallenauve, cette ridicule solution fit le plus grand honneur à sa perspicacité, mais elle fut loin de lui faire des amis.

Toutes les opinions, dans la circonstance, avaient fini par être dupes, et jamais il n’est agréable aux partis que quelqu’un paraisse avoir plus d’esprit qu’eux. Ensuite cette politique à perspective lointaine qui, au lieu de renverser violemment un adversaire, aime mieux attendre qu’il prépare sa chute par ses propres fautes, n’est pas à l’usage du commun des esprits, au contraire, ceux-ci sont presque toujours pressés de tourner la page et de vider les cartons. La patience du résultat est une force qui n’appartient qu’aux intelligences d’élite, et pour la masse elle s’appelle couardise, torpeur ou duperie. Sallenauve, qui avait conseillé la temporisation, passa pour une sorte de doctrinaire de la démocratie ; dès-lors autour de lui se groupa un petit nombre d’esprits élevés et justes, et, une fois par semaine, il prit l’habitude de réunir à son ermitage ceux de ses collègues avec lesquels, il était, non pas tant en communauté d’opinion qu’en communauté de sens politique. Ces dîners, dont il fut beaucoup parlé, et auxquels ne furent pas admis tous ceux à beaucoup près qui en auraient eu l’ambition, devinrent un texte pour les petits journaux qui ne tardèrent pas à s’égayer, sur le club de Ville-d’Avray et sur la maison de Socrate. Ce malheur parut à Sallenauve très acceptable, car, pour un homme public, les attaques de cette presse moqueuse sont en quelque sorte une consécration d’importance.

Inutile de dire que la visite du député d’Arcis au château était restée un fait retentissant, mais parfaitement stérile. Le grand séducteur des Tuileries, comme l’appelait Maxime, tenait trop à ses volontés, et Sallenauve trop à ses principes, pour que de l’un à l’autre il pût y avoir une influence possible. En appelant dans son cabinet l’homme dont la parole venait de contribuer à la chute de son ministère, le grand vaincu, bientôt vainqueur de la coalition, avait eu deux objets : d’une part, essayer sur un adversaire de quelque résistance sa puissance de fascination ; d’autre part, se donner des airs de haute considération pour les suprématies parlementaires dans le moment précis où on faisait contre lui campagne, parce qu’on lui reprochait de ne les point reconnaître ; mais, au fond, cette rencontre fut une pure comédie, à laquelle on eût vainement cherché l’ombre d’un résultat si, dans une sphère moins élevée, à savoir l’esprit de M. de l’Estorade, elle n’eût opéré une sorte de révolution.

Quand le pair de France apprit que Sallenauve avait été mandé aux Tuileries : « c’est un homme en passe, quand il le voudra, de devenir ministre, » dit-il avec admiration à la comtesse, et, dès-lors démasquant son plan de captation, il engagea madame de l’Estorade à joindre ses enlacements personnels au travail souterrain que lui-même avait déjà commencé, en vue du mariage dont il caressait la pensée.

— Mais, répondit madame de l’Estorade, sans parler des objections directes qu’il pourrait y avoir à faire contre ce projet…

— Quelles objections ? interrompit vivement M. de l’Estorade ; l’âge, n’est-ce pas ? comme si vous aviez été si malheureuse d’avoir épousé un homme moins jeune que vous !

— Je ne dis pas cela, repartit madame de l’Estorade, qui savait combien ce sujet était délicat à traiter avec son mari, mais nous ignorons les dispositions de M. de Sallenauve, et si votre projet ne lui agréait pas, ne voyez-vous pas, comme déjà je vous l’ai dit, dans une autre occasion, un grand danger à laisser Naïs se passionner pour un résultat qui en fin de cause ne devrait pas se réaliser ?

— D’ici, répondit le pair de France, à ce que les impressions et les volontés de Naïs puissent compter pour quelque chose, nous saurons à quoi nous en tenir sur le parti pris du prétendu.

— Et, en attendant, objecta la comtesse, nous serons obligés de le recevoir dans la maison sur un pied de complète intimité ; pensez donc : si la visée qui vous avait mis en froid avec lui venait à se reproduire !

— C’est un ridicule que vous voulez me donner, dit avec humeur l’irascible mari, vous savez bien que j’ai en vous la confiance la plus absolue.

— Mais ce n’était pas vous qui étiez ridicule, c’était votre affection hépatique qui vous faisait attacher de l’importance à la lettre d’un fou.

— Allons ! maintenant, prenez plaisir à me rappeler ce malheureux entraînement d’esprit ! dit M. de l’Estorade avec amertume.

Malgré l’amélioration survenue dans sa santé, on peut voir qu’il n’était plus ce mari d’humeur complaisante et facile qu’il avait été autrefois. Peu à peu il avait pris une manière toujours irritée de vouloir les choses et souffrait à peine l’ombre de la contradiction.

— Ne disputons pas, dit madame de l’Estorade, M. de Sallenauve est reçu ici ; je ferai de mon mieux pour qu’il trouve son plaisir à y venir souvent ; quant à la négociation elle-même, vous vous en acquitterez beaucoup mieux que moi, et je vous laisse le soin de la conduire.

On se rappelle que, de son côté, Sallenauve s’était promis de se laisser doucement aller au courant, d’ailleurs médiocrement impétueux, qui l’entraînait vers madame de l’Estorade. Accueilli avec plaisir et empressement, il devint bientôt intime dans la maison, ainsi donc d’elle-même la situation inclinait à devenir périlleuse. Mais en voyant notre cher député, bientôt appelé à rendre à madame de l’Estorade, dans la personne d’un de ses enfants, un nouveau et plus signalé service, on se demandera s’il était possible qu’un simple niveau de bonnes et amicales relations pût longtemps se maintenir entre eux.

Un jour, comme Sallenauve arrivait dans l’après-midi chez madame de l’Estorade, celle-ci étant absente, il fut reçu par Naïs qui vint à lui dans un grand émoi et lui dit :

— Oh ! quel bonheur que vous voilà ! j’allais envoyer Lucas à Ville-d’Avray ; il n’y a que vous qui pouvez nous sauver.

Naïs, tranchant de la maîtresse de maison, et parlant d’envoyer chez Sallenauve un exprès, lui parut d’abord quelque chose d’assez plaisant, bien que, par ses faiblesses pour sa fille, madame de l’Estorade ne rendît pas cette étrangeté tout à fait invraisemblable.

Mais il vit que la chose était sérieuse quand Naïs ajouta :

— Figurez-vous qu’Armand veut se battre en duel !…

Armand, le frère aîné de Naïs, avait quinze ans passés, mais accusait par sa taille quelques années de plus. Il était encore au collège, et, fort développé du côté de l’intelligence, comme le lecteur peut s’en souvenir, il avait beaucoup d’amour-propre et se donnait des airs d’homme. On pouvait donc donner créance à quelque coup de tête dans le genre de celui dont sa sœur lui prêtait la pensée.

Invitée à s’expliquer sur ce projet belliqueux :

— C’est aujourd’hui la Saint-Charlemagne, reprit Naïs ; vous savez que ce jour-là, dans les collèges, il y a un grand déjeûner pour tous ceux qui ont été les premiers depuis le commencement de l’année.

— Je sais cela, dit Sallenauve, quoiqu’ayant été toujours trop paresseux pour être convié à ce banquet.

— Armand, qui est très fort dans sa classe, reprit Naïs, devait être invité plus que personne ; il paraît que ces messieurs ne sont pas surveillés ; il y en a qui boivent jusqu’à se rendre malades, et il faut ensuite les reconduire en fiacre chez leurs parents.

— Vous êtes très bien informée, ma chère Naïs, et ces petits désordres arrivent très fréquemment.

— Armand, lui, n’a pas été malade ; mais il paraît qu’il était assez lancé, et avec deux ou trois externes, ayant renvoyé Lucas qui était allé pour le chercher, n’a-t-il pas eu la malheureuse idée d’aller boire de la bière dans un estaminet de la place de l’Odéon. Ces messieurs voulaient fumer.

— Et là, dit Sallenauve, il a pris querelle avec quelque élève d’un autre collège ?

— Pas du tout, dit Naïs, dans ce vilain endroit il y avait un homme avec une barbe rouge qui jouait au billard et qui eut l’air de rire d’Armand et de ses camarades, parce qu’il y en avait un qui n’avait jamais fumé et qui, sentant que cela lui tournait sur le cœur, faisait, à ce qu’il paraît, une assez drôle de grimace.

— Eh bien ! dit Sallenauve, il fallait laisser rire cet homme à barbe rouge ; rien n’est en effet, si ridicule, qu’un collégien se rendant malade, en voulant faire le grand garçon.

— Oui, mais Armand n’est pas endurant ; et lui, au contraire, lança à l’homme un coup d’œil des plus provocants. Alors l’homme vient auprès de la table où ces messieurs étaient assis et voyant qu’Armand prenait son verre plein pour le porter à sa bouche, il le lui arrache des mains, en lui disant : Tu ne boiras jamais tout ça, mon petit, part à deux ! et il boit la bière d’Armand.

— C’est, dit Sallenauve, une plaisanterie très connue d’estaminet.

— Une plaisanterie ! reprit Naïs, c’est-à-dire que c’est très malhonnête. Alors Armand prend le verre d’un de ses camarades, et jette à la figure de l’homme tout ce qu’il y avait dedans ; que ça coulait sur sa barbe rouge et qu’Armand dit qu’il ressemblait à un fleuve de la mythologie.

— Il est vif, Armand ! dit Sallenauve.

Alors, l’homme se jette sur Armand et lui donne un soufflet ; le maître de l’estaminet vient et les sépare, mais Armand était furieux, et comme maman lui a permis de faire lithographier des cartes, sur lesquelles il y a : Armand de l’Estorade, élève de seconde, il en prend une et la donne à l’homme, en lui disant : Voilà ma carte !

— Et alors ! dit Sallenauve, en se permettant de parodier l’usage un peu trop fréquent que les enfants, en racontant, ont l’habitude de faire de cette préposition.

Alors, les amis de l’homme lui disaient : ne prends pas sa carte ; c’est ridicule ; un collégien ! tu l’as giflé ; c’est assez ! Mais l’homme disait : Du tout, j’ai eu mon premier duel à quatorze ans avec un officier de la garde, que j’ai très bien descendu ; si ce petit-là me descend, c’est bien ; mais je crois plutôt que je lui ficherai une leçon dont il se souviendra ; ça lui formera le caractère. Alors, il tira un portefeuille crasseux et écrivit sur un papier, qu’il donna à Armand : Bélisaire, marchand de chevaux, et lui dit : Pour mon domicile, jeune homme, il est ici, et vous pouvez m’y envoyer vos témoins. Alors Armand sortit avec ses camarades, et il vint d’abord me demander de l’argent pour avoir des pistolets, parce que c’est au pistolet qu’il veut se battre. Moi je n’ai pas voulu lui en donner ; alors il est allé chez un rhétoricien de sa connaissance lui en demander et le prier d’être un de ses témoins, parce que les camarades qui étaient avec lui ne sont pas, à ce qu’il dit, des gens solides, et il doit se battre demain matin.

— Et comment s’appelle cet estaminet ? dit Sallenauve.

— L’estaminet Racine.

— C’est bien ! soyez tranquille, ma bonne Naïs, je vais arranger cette ridicule affaire ; surtout pas un mot à votre mère et à M. de l’Estorade. Et il sortit.

Arrivé au mauvais lieu où il s’était aussitôt rendu, auprès du garçon qui, à lui seul, desservait tout l’établissement, il s’enquit de M. Bélisaire.

— Monsieur Bélisaire ! cria cet homme occupé à essuyer des verres à liqueur et des petites cuillères avec un torchon crasseux, il y a quelqu’un qui vous demande.

Sallenauve vit alors venir à lui un petit homme trapu, très haut monté en couleur, les cheveux coupés ras et portant toute sa barbe, qu’en effet il avait d’un rouge ardent. Il était en manches de chemise et tenait à la main une queue de billard. Ayant à représenter le dieu du doublé et du carambolage, l’imagination d’un peintre ne l’eût pas inventé autrement.

— Monsieur, lui dit Sallenauve, vous avez eu tantôt une querelle avec un jeune collégien ?

— Oui, m’sieur ; vous êtes le papa, peut-être ?

— Je suis l’ami de sa famille.

— Au fait, vous n’avez pas assez d’âge pour lui avoir donné le jour ; il est rageur, votre petit !

— Vous avez été avec lui d’une grande brutalité, et vous comprenez que les choses ne peuvent se passer de la manière que vous les avez arrangées ; vous ne sauriez vous battre contre un enfant.

— Oh ! j’y tiens pas, il a été corrigé ; on peut lui donner quittance.

— Oui ; mais nous voulons quelque chose de moins sec. Vous avez eu un tort grave, et vous le reconnaîtrez.

— Des excuses à ce bambin ! Ah ben ! parlons-en ! Ça serait drôle.

— Veuillez pourtant remarquer que vous êtes placé dans cette alternative : ou regretter votre violence, ce qui n’est pas faire des excuses, ou commettre un assassinat.

— J’aime mieux l’assassinat : tous les goûts sont dans la nature.

— Alors, c’est donc à moi que vous aurez affaire.

— À votre aise, mon prince ; je ne quitte pas d’ici : vous pouvez m’envoyer vos témoins.

— Je ne vous enverrai pas de témoins ; je ne sais qui vous êtes, et tout dans votre allure semble démontrer que je ne me fais pas un très grand honneur en me mesurant avec vous.

— Voyez-vous ça ! Monsieur prend des airs. T’es sans doute l’amant de la mère pour venir faire ici ton Don Quichotte !

À cette parole, un soufflet retentissant tomba sur la joue du soudard, qui se jeta comme un furieux sur Sallenauve ; mais on se rappelle que, dès le collège, celui-ci annonçait un homme plein de vigueur. Pris à la gorge par une main de fer, le maquignon fut bientôt cloué à la muraille, et, sous la terrible étreinte qui lui ôtait presque la respiration il se trouva dans l’impossibilité de faire aucun mouvement.

Quand Sallenauve eut lâché prise, pendant que son homme, ainsi dompté, reprenait haleine, il tira de son portefeuille une carte :

— Voilà, dit-il, mon nom et ma demeure ; demain jusqu’à deux heures je serai chez moi avec un de mes amis ; dans les bois qui entourent ma maison, nous trouverons facilement une place : vous pouvez venir accompagné de qui vous voudrez, et je vous donnerai plus de satisfaction que vous n’en méritez.

Avec son haleine, le maquignon avait repris toute son insolence :

— Tiens, dit-il après avoir jeté les yeux sur la carte de Sallenauve, ça manquait à mon cabinet d’anatomie, un député ; je n’ai pas encore tué de député. On y sera, monsieur l’élu du peuple.

— Vous êtes trop fanfaron pour être brave, répondit Sallenauve avec mépris. Apportez vos pistolets, j’aurai les miens.

Et sans plus d’explications, il sortit de l’estaminet.

Il n’avait pas fait quarante pas qu’il fut rejoint par le maître de l’établissement.

— Monsieur, lui dit cet homme, ma femme et moi, voyons avec peine que vous soyez décidé à faire à ce Bélisaire l’honneur de vous battre avec lui. Tout porte à croire que c’est un repris de justice.

— Comment, sachant cela, demanda Sallenauve, le recevez-vous chez vous ?

— Parce que nous sommes obligés de recevoir toute sorte de monde : ensuite il a une grosse note, et puis, entre nous, dame ! j’en ai peur, c’est un si méchant homme ! Si on s’était trompé dans la confidence que l’on m’a faite, et qu’il apprenne que je l’ai signalé à la police, mon compte serait bon.

— Merci de votre renseignement, dit Sallenauve, j’aviserai.

Et après quelques instants de réflexion il se dirigea vers la rue Sainte-Anne où il avait déjà vu M. de Saint-Estève, quand il avait eu à lui demander son concours pour quelques recherches à faire au sujet de la Luigia.

Aussitôt qu’il eut décliné son nom et sa qualité, il fut admis auprès du chef de la police de sûreté qui avait complètement dépouillé le comte Halphertius, et lui dit ce qui l’amenait.

Après l’avoir écouté avec attention, M. de Saint-Estève fit appeler son secrétaire particulier, Théodore Calvi, et lui dit :

— J’ai idée, sur nos tablettes, d’un personnage auquel doit convenir ce signalement.

Et il dépeignit Bélisaire, d’après la description que Sallenauve venait de lui en faire.

— Parfaitement, répondit le secrétaire, c’est un fils à la Pouraille. (Voir la dernière Incarnation de Vautrin). Il est en rupture de ban ; il fréquente un estaminet du quartier latin et il serait déjà enflaqué (emprisonné), si nous ne savions qu’il nourrit un poupon (une affaire) où il sera paumé marron (pris en flagrant délit).

— Dans deux heures au plus tard, dit M. de Saint-Estève, qu’il soit sous les verrous ! Puis comme Sallenauve le remerciait de sa prompte intervention :

— Trop heureux, monsieur, ajouta-t-il, d’avoir pu être utile à l’un des hommes les plus distingués de la Chambre. Je n’avais pas eu le même bonheur dans une affaire dont vous aviez pris la peine de m’entretenir ; mais la personne s’est retrouvée sans ma coopération et même retrouvée splendidement.

— Parbleu ! monsieur, dit alors Sallenauve, puisque vous me remettez sur ce chapitre, vous qui avez la réputation de tout savoir, dites-moi donc un peu ce que vous pensez de ce comte Halphertius, qui fut un moment le protecteur de la grande artiste. On a eu sur lui des aperçus bien divers.

— Le comte Halphertius, répondit gravement Vautrin, était le dernier rejeton d’une des plus grandes familles de Suède. Riche, ayant de l’esprit, mais encore plus de bizarrerie, il était passionné pour les arts, et n’eût plus, je pense, quitté Paris, qu’il appelait la moderne Athènes, sans la nouvelle de la banqueroute qui le força d’avoir avec le marquis de Ronquerolles ce procédé dont il a été tant parlé. On crut généralement que l’histoire de cette banqueroute était une invention picaresque par laquelle le comte Halphertius se tirait d’un mauvais pas. Rien pourtant de plus réel, car, après avoir longtemps poursuivi, sans pouvoir l’atteindre, l’homme qui lui emportait les deux tiers de sa fortune, trouvant qu’on ne pouvait vivre avec cinquante mille livres de rente environ qui lui restaient, le comte Halphertius, du plus rare sang froid du monde, s’est fait sauter la cervelle.

Après avoir remercié M. de Saint-Estève de ces détails, Sallenauve prit congé de lui et retourna chez les l’Estorade.

La comtesse était alors rentrée ; mais Sallenauve la trouva toute hors d’elle.

— Je ne sais, lui dit-elle, où Armand a été en sortant du déjeûner de la Saint-Charlemagne. J’avais envoyé Lucas le chercher, ne voulant pas qu’il sorte seul. Il a éconduit Lucas et vient de me revenir tout pâle, tout défait ; un peu après il a été pris de vomissements, et il a fallu que je me fâchasse sérieusement afin de le faire mettre au lit, où il est avec une fièvre horrible.

— Probablement, dit Sallenauve, c’est une indigestion.

— Le docteur Bianchon, qui sort d’ici, m’en a dit autant ; mais je crois que c’est plus grave. La fièvre typhoïde ne se déclare-t-elle pas par des vomissements ?

— Puis-je le voir ? dit le député ; je ne suis pas médecin, mais je suis physionomiste, et, à l’aspect du visage, je pourrai peut-être vous dire quelque chose.

Sallenauve fut conduit par madame de l’Estorade dans la chambre d’Armand qui avait avec lui Naïs, et à la manière brusque dont cessa la conversation du frère et de la sœur sitôt qu’ils le virent entrer, il n’eut pas de peine à deviner le sujet qui les occupait.

— Eh bien ! monsieur Armand, comment cela va-t-il ? demanda Sallenauve, qui ne l’appelait pas Armand tout court, une sorte de répulsion instinctive n’ayant jamais cessé d’exister entre eux depuis ce dîner où le jeune collégien avait voulu se poser en homme d’État consommé.

— Mais, très bien ! répondit Armand, je ne sais pourquoi ma mère prend plaisir à s’inquiéter.

Au collège, un homme de quinze ans qui dirait maman, se couvrirait d’un immense ridicule.

— Je sais ce que c’est, dit tout bas Sallenauve à madame de l’Estorade ; il aura voulu fumer dans une pipe. Cela rend horriblement malades les gens qui n’en ont pas l’habitude.

— Si ce n’était que ça ! répondit madame de l’Estorade.

— Laissez-moi seul un instant avec lui, je me charge de le lui faire avouer.

Madame de l’Estorade s’étant absentée sous un prétexte spécieux :

— Monsieur Armand, dit Sallenauve au malade, il est bien d’être brave, mais il faut savoir avec qui on se commet. L’homme contre lequel vous vouliez vous battre est un repris de justice qui, dans ce moment, doit être aux mains de la police. Ceci, sans doute, vous servira de leçon ; il est des lieux où un homme bien élevé ne doit jamais mettre le pied.

— Ainsi, dit Armand, dont le visage s’était épanoui malgré la sévérité de la remontrance, Naïs vous avait tout dit ?

— Ai-je eu tort ? répondit Naïs. Toi aussi tu pourras dire maintenant : C’est le monsieur qui m’a sauvé !!!