La Douleur du Mage (Gilkin)

La NuitLibrairie Fischbacher (Collection des poètes français de l’étranger) (p. 94-98).
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LA DOULEUR DU MAGE



Le vieux mage, sous les sévères colonnades,
Laisse traîner son lourd manteau sacerdotal
De pourpre et d’hyacinthe, au long des balustrades
Sur les dalles d’onyx, de jade et de cristal.

Sur les lys écrasés et les roses foulées
Où coulent lentement ses longues franges d’or,
Les pesantes vapeurs des essences brûlées
Comme des serpents bleus se déroulent encor.

Et des paons merveilleux d’azur et d’émeraude,
Des gouras bleu-de-perle et de rouges ibis
Errent silencieux sur la terrasse chaude
Parmi les vases d’or tout meurtris de rubis.

Ses doigts chargés d’anneaux dans sa barbe ivoirine
Dont, avec les colliers, la royale splendeur
Majestueusement descend sur sa poitrine,
Le pontife s’abîme en sa vaste douleur.

Car ses yeux, à travers le rose crépuscule
Où s’éteint l’horizon de glaciers dentelé,
Dans le vallon sublime, où son rêve recule,
Regardent au lointain fuir un couple exilé.

— Je voulais faire un dieu ! L’âme, inégale à l’œuvre,
Du frêle adolescent élu vers mon pouvoir
A glissé comme glisse une molle couleuvre
Entre mes tristes mains qui l’on dû laisser choir.

Pour être un Dieu vivant sur la terre ravie
Tu devais, t’abstenant de Vivre et de Savoir,
Fermer ton cœur sans tache aux désirs de la vie
Et n’ouvrir tes yeux purs qu’à mon suprême espoir.
 
Enseigné par moi seul en ma pensée unique,
Chair vive de mon Verbe, âme de mon amour,
Je voulais t’exalter dans ta gloire mystique,
T’enivrer de martyre et te conduire, un jour,

Vierge et doux guérisseur de la terre charnelle
Qui se meurt de péché, d’angoisse et de remord.
Aux larges bras sanglants de la Croix éternelle
Où les divines morts feront mourir la mort.

La Bête tortueuse et splendide, l’immonde
Serpent de feu, l’ardent Reptile du Désir
Qui broie entre ses nœuds magnétiques le monde,
Se fit femme et t’offrit les fruits mous du plaisir.

Tu cédas aux baisers, abandonnant ton âme
Aux cœurs de chair, aux yeux de chair, aux pleurs de chair,
Faible esclave écrasé sous les pieds de la Femme,
Ô toi qui dévorais les cieux comme un éclair !

Et te voilà rampant dans la fange natale,
Banal outil de chair perpétuant la chair,
Simple anneau désormais de la Bête vitale
Qui tord dans l’infini son long ventre de ver.

Ah ! pleure à présent ta divinité perdue !
Jamais tu n’erreras, beau, souffrant, surhumain,
Par les champs palpitant de ta gloire attendue,
Au bord des lacs heureux et pâmés sous ta main ;

Jamais tu n’entreras dans les villes célèbres
Tout ruisselant d’amour, de grâce et de beauté,
Délivrant les yeux clos des funèbres ténèbres,
Ranimant d’un baiser la vie et la santé,

Versant sur les pécheurs, de tes beaux grands yeux calmes,
Les pardons souverains qui rouvrent le ciel bleu
Et vers ton doux royaume, au triomphe des palmes,
Conduisant les élus qui te confessent Dieu.

Jamais les affligés, les filles orphelines,
Les pauvres, les lépreux et les pestiférés,
Faisant de leurs douleurs des voluptés divines,
N’expireront de joie à tes pieds adorés.

Et jamais dans ton ciel d’yeux et d’ailes de flammes
Ne t’éblouiront comme une forêt de fleurs,
Ô millions de lys et de roses ! les âmes
Dont ta bouche en baisers aurait changé les pleurs !…

Oui, pleure, dieu tombé ! Ta vie est révolue.
Car voués désormais à l’œuvre de la mort,
Tes reins engendreront pour la tombe voulue.
Va ! l’antique sentence a proclamé ton sort.

Pleure le paradis fermé, dont tu fus l’hôte.
Le sphinx garde le seuil de l’Éden déserté.
Comment reviendrais-tu ? Châtié par ta faute,
Tu ne crois plus toi-même en ta divinité.

Vois ! ta chute a brisé ton divin diadème !
Retourne dans la Nuit. Et moi, pontife en pleurs
Qui puis faire des dieux mais non l’être moi-même,
Par ce beau soir mourant, plein d’oiseaux et de fleurs.

Courbant ma tête, hélas ! désespérée et vieille,
Sur les cadavres de mes songes trépassés,
— Du fond de la vallée adorable et vermeille
Jusqu’au temple éternel où veillent mes pensers.

J’entends venir à moi, comme un grand vent qui gronde,
Les râles, les sanglots, les blasphèmes d’horreur
Et les longs cris de mort du misérable monde
À qui j’avais rêvé de donner un Sauveur !