La Double Vie de Théophraste Longuet/30


XXX

PREMIÈRES RÉFLEXIONS DE M. LE COMMISSAIRE DE POLICE MIFROID QUAND IL SE RÉVEILLA AU FOND DES CATACOMBES. — IL REDOUTE AVANT TOUT D’ÊTRE « VIEUX JEU ». — IL APPREND À M. THÉOPHRASTE LONGUET À « TENIR SA RAISON PAR LE BON BOUT ».


« Quand on se réveille au fond des catacombes, dit M. le commissaire de police Mifroid dans l’admirable rapport qu’il rédigea à l’issue de ce surprenant voyage, la première pensée qui vous envahit l’esprit est une pensée de crainte : la crainte d’être « vieux jeu » ; j’entends par là l’anxiété subite où l’on se trouve de reproduire tous ces gestes ridicules que les romanciers et dramaturges ne manquent point de faire accomplir aux tristes héros qu’ils égarent dans des souterrains, grottes, excavations, cavernes et tombeaux.

» Dans le moment même de ma chute, alors que déjà je parcourais si rapidement l’espace qui me séparait du sol des catacombes, ma présence d’esprit ne m’avait pas abandonné, et je savais que je tombais au fond de ces carrières vieilles de mille ans qui croisent, innombrables, leurs capricieux méandres au-dessous du Paris moderne. Je retrouvai ce sentiment, je dirai même cette sensation, accompagnée d’un léger engourdissement douloureux, au réveil qui suivit l’évanouissement où j’avais été plongé par le choc inévitable. J’étais donc dans les catacombes ! Je me dis tout de suite : « Surtout, ne soyons pas vieux jeu ! »

» Il eût été, par exemple, vieux jeu de pousser des cris désespérés, de faire appel à la providence, de se frapper le front contre les parois du souterrain ; il eût été vieux jeu de retrouver au fond de sa poche une tablette de chocolat qui aurait été immédiatement séparée en huit et qui aurait ainsi représenté huit jours de nourriture assurée ; il eût été vieux jeu de découvrir également dans ses poches un bout de bougie et cinq ou six allumettes, et, ainsi, de créer un problème d’une anxiété touchante, où la question de savoir si l’on doit laisser brûler la bougie une fois allumée ou la souffler ensuite, quitte à perdre une allumette, aurait troublé plus d’une digestion autour des tables de famille.

» Moi, je n’avais rien dans mes poches ! Rien ! Rien ! Rien ! Je le constatai tout d’abord avec une évidente satisfaction et, dans les ténèbres des catacombes, je me frappai la poche en répétant : « Rien ! Rien ! Rien ! »

» Je pensai aussitôt qu’il serait « nouveau jeu », pour un homme dans ma situation, d’éclairer sans plus tarder cette nuit opaque qui me pesait si lourdement sur les paupières et qui me fatiguait si singulièrement les yeux ; d’éclairer, dis-je, cette nuit d’une subite et radieuse et victorieuse étoile électrique. N’avais-je point, avant que de tomber dans ce trou, acheté une demi-douzaine de lampes électriques que je balançais en paquet au bout d’une ficelle rouge, quand je reconnus Cartouche ? Il eût été incroyable que ce paquet ne m’eût point accompagné dans ma chute. Sans me lever, car un mouvement imprudent pouvait me faire perdre la connaissance de l’endroit exact où j’étais tombé, je tendis les mains autour de moi et fus assez heureux pour ramener mon paquet. Je redoutai que ces lampes ne fussent brisées, mais je sentis bientôt qu’il n’en était rien et, ayant défait le paquet, je pris l’une d’elles et appuyai sur le bouton. Le souterrain s’éclaira d’une lueur féerique et je ne pus m’empêcher de sourire en pensant au malheureux qui, enfermé dans quelque caverne, se traîne généralement, en retenant son souffle, derrière un lumignon chétif qui a hâte de s’éteindre :

» Je me levai alors et j’examinai la voûte. J’étais au courant des travaux de réfection de la voie ; je savais qu’ils touchaient à leur fin, et quand je constatai que le trou par lequel j’étais descendu était bouché définitivement, je n’en conçus aucun étonnement. Maintenant, quelques mètres de terre me séparaient des vivants, sans qu’il me fût possible d’atteindre à cette terre même, tant la voûte était haute. Je fis du reste ces observations sans effroi, et ayant dirigé mon étoile électrique sur le sol, j’aperçus un corps.

» C’était le corps de M. Théophraste Longuet, le corps du nouveau Cartouche. Je l’examinai et je remarquai qu’il ne portait aucune trace de blessures graves. L’homme devait être étourdi, ainsi que je l’avais été moi-même, et sans doute il ne tarderait point à sortir de cet évanouissement. Je me rappelai que M. Lecamus m’avait présenté, un jour, son ami aux Champs-Élysées, et voilà que j’allais avoir affaire à lui comme au pire des assassins.

» Sur ces entrefaites, M. Longuet poussa un soupir, étendit le bras, se plaignit de quelques douleurs, me salua et me demanda où nous étions, je le renseignai. Il n’en parut point entièrement désolé, mais, tirant de sa poche un portefeuille, il traça quelques lignes qui pouvaient ressembler à un plan, me les montra, et dit :

» — Monsieur le commissaire, nous sommes au fond des catacombes. C’est un événement extraordinaire. Comment allons-nous sortir de là ? Je n’en sais rien. Or, ce qui me préoccupe l’esprit, à cette heure, est beaucoup plus intéressant, croyez-moi, qu’une chute dans les catacombes. Veuillez jeter, je vous prie, un coup d’œil sur ce petit plan.

» Et il me tendit la feuille, sur laquelle je vis ceci :

Illustration

» Puis il éternua deux fois.

» — Oh ! remarquai-je en prenant le papier, vous êtes enrhumé.

» — Cela me tient, répondit-il, depuis une promenade un peu prolongée que je fis, par un temps de pluie et de fraîcheur, sur les toits de la rue Gérando.

» Je lui conseillai de se soigner. Je dois dire que cette conversation si naturelle entre deux hommes au fond des catacombes, quelques minutes à peine après leur réveil d’une chute aussi inattendue, me plut infiniment. Ayant considéré le papier et les lignes qui s’y trouvaient tracées, je demandai des explications. M. Longuet me raconta l’histoire d’une disparition de train et d’une réapparition de wagon qui est bien la plus fantastique que j’aie jamais entendue. Cet homme avait voulu faire disparaître un train entre A et B, en le lançant, par le moyen d’un faux aiguillage, sur la voie du garage hi, et il l’avait attendu en K ; or, le train n’était venu ni en A ni en K, c’est-à-dire ni pour lui ni pour personne. Ensuite, un wagon lui était apparu en K ; après quoi, ce wagon lui-même avait disparu. J’aurais pu croire que cet homme, vu son passé (le passé de Cartouche !) et ce qu’il me racontait présentement, était fou, s’il ne s’était exprimé avec la plus grande logique et s’il ne m’avait donné les détails matériels les plus certains sur l’aiguillage et sur tous les faits de la cause.

» Enfin, il est d’expérience qu’un fou comprend toujours. Or, lui demandait à comprendre. Je le priai de répéter cette histoire. Il se tut. Deux fois, je réitérai cette prière, et il continua de se taire. J’allais m’impatienter, quand, se rendant compte que je l’avais prié de quelque chose, il me confia que, par instants, il était sourd. Cette infirmité passagère lui venait de ce que, m’a-t-il dit, un M. Éliphas de Saint-Elme de Taillebourg de la Nox lui avait, pendant son sommeil, versé de l’eau chaude dans les oreilles.

» Bientôt, ses oreilles ayant repris leur service accoutumé, nous revînmes au problème du train. M. Longuet me dit qu’il préférait mourir dix fois au fond des catacombes plutôt que d’en sortir une seule, s’il en sortait sans savoir ce qu’était devenu son train. « Je ne veux pas, ajouta-t-il, perdre ce qu’il y a de plus précieux au monde : la Raison. »

» — Et quand cela vous est-il arrivé, dis-je, car enfin, moi, je n’ai pas entendu parler de cette disparition de train ! Et ça devrait se savoir.

» — Cela doit se savoir maintenant, me répondit-il avec une grande mélancolie. La chose est arrivée quelques heures seulement avant notre chute dans les catacombes.

» J’examinai encore le papier, pendant cinq minutes, je réfléchis profondément, demandai quelque complément d’instruction et éclatai de rire, bien qu’il n’y eût point à rire, car la catastrophe était vraiment épouvantable. Ce qui me faisait rire c’était la difficulté apparente du problème et aussi la joie de l’avoir, après cinq minutes, résolu.

» — Vous vous croyez raisonnable, m’écriai-je, parce que vous avez une Raison, mais vous êtes comme cent mille, vous ne savez pas vous en servir ! Ah ! ah ! on dit : « La Raison ! » Mais qu’est-ce que la Raison dans un cerveau qui ne sait par où la prendre ? C’est un merveilleux instrument à la portée d’un manchot ! Monsieur Longuet, ne détournez point ainsi la tête d’un air boudeur ; je vous le dis : Vous ne savez par quel bout prendre votre raison ! Voyons, monsieur Longuet, voyons, raisonnez avec ce papier à la main !

» Il essaya, le malheureux. Il dit : « Il y avait cinq hommes en A, cinq hommes en B. Les cinq hommes de B ont vu passer le train ; les cinq hommes de A ne l’ont point vu. Moi, j’étais en K ; je suis sûr qu’il n’est pas passé en K… par conséquent… »

» — Par conséquent ?… Par conséquent, il n’y a plus de train ? Par conséquent, votre train s’est évanoui ? Volatilisé ? Envolé ? Psst ! Train disparaissez ! Vous croyez peut-être que le train est dans la manche de Dieu ! Vous voyez bien, monsieur Longuet, que si vous avez une raison, vous ne savez pas vous en servir ! Permettez-moi de vous dire que vous avez pris votre raison par le mauvais bout ! Le mauvais bout est celui qui commence par : « Nous n’avons pas vu le train », et qui finit par : « Donc, il n’y a plus de train ! » Or, moi, je vais vous donner à tenir le bon bout de votre raison. C’est celui-ci : la vérité est que le train existe et qu’il existe entre les point B où on l’a vu passer, A où on ne l’a pas vu passer et i où il aurait pu aller. Puisque nous sommes dans une plaine, votre train est entre A B et i. C’est sûr…

» — Mais !

» — Chut ! Taisez-vous ! Et puisque nous sommes dans une plaine et que dans cette plaine il n’y a qu’un monticule de sable, le seul endroit où le train aurait pu disparaître, en i, le train est dans le monticule de sable c’est la vérité éternelle !…

» — Ça, je jure que non ! J’étais en K, attendant le train, et je n’ai pas quitté la voie hi.

» — Par les chefs-d’œuvre immortels de la Renaissance italienne ! je vous ordonne de ne point lâcher le bon bout de votre raison que je vous ai donné à tenir. Nous discutons en ce moment ce qui est, nous n’en sommes pas encore au comment. C’est parce que vous avez commencé par le comment que vous n’avez pu aboutir à ce qui est. Le train est dans i, puisqu’il ne peut être autre part. Si je suis sûr que cinq hommes n’auraient pas pu le voir passer en B comme ils l’affirment, alors qu’il ne serait pas passé, je suis aussi certain que cinq hommes n’ont pas pu ne pas le voir en A, alors qu’il serait passé ; et puisque la ligne AB, examinée, était vide de train, c’est qu’il s’est engagé sur la ligne hi. Nous voilà donc, avec le train sur la ligne hi.

» — Mais moi aussi j’y suis, s’écrie Théophraste, et je vous jure qu’il n’y est pas !

» — Ah ! le malheureux qui lâche encore le bout de sa raison ! Vous êtes en K ; le train passe en K ; il faut qu’il passe en K et il faut qu’il aille se jeter en i, puisqu’il ne peut pas être autre part. Par un hasard nécessaire, pendant que le commencement du train s’engouffre dans le monticule de sable qui l’engloutit (j’imagine avec certitude que la ligne hi est trop courte pour que le mécanicien, s’étant aperçu par exemple, de son erreur à mi-route, ait eu le temps de parer la catastrophe), la chaîne d’attelage du dernier wagon est brisée, et le wagon ainsi que le fourgon de queue se mettent à descendre jusqu’en K la voie qui était un peu montante, puisqu’elle allait à un monticule. Là, après être descendu en h et remonté en K, vous avez vu le wagon et M. Petito à la portière. (Votre M. Petito a ouvert la portière, peut-être pour se jeter sur la voie, au moment où il s’est rendu compte de la catastrophe imminente, et comme celle-ci s’est produite, un choc a refermé la portière sur la tête de votre M. Petito.)

» — Ça, je le comprends ! Mais ce que je ne comprends pas…

» — Voyons d’abord tout ce que nous comprenons. C’est le bon bout de la raison. Nous verrons ensuite ce que nous ne comprenons pas. On n’a retrouvé personne dans le fourgon. La secousse a certainement projeté le garde-frein dans le sable. Tout cela est certain. Maintenant, après avoir dépouillé M. Petito de ses habits, vous vous asseyez sur un talus et vous lisez les papiers de votre M. Petito. Quand vous levez la tête, le wagon n’est plus là ! Parbleu ! puisqu’il y a pente et puisqu’il y a du vent, un vent qui, à la portière, agitait la tête de M. Petito comme un pavillon ! Le wagon, après avoir glissé jusqu’en h, s’est retrouvé sur la ligne AB, un peu plus loin que h, du côté de B, où les hommes d’équipe l’ont certainement retrouvé ! Comprenez-vous, maintenant ? Comprenez-vous tout, excepté que vous n’avez pas vu le train passer en K ? Puisque tout s’explique ainsi, il faut que la chose se soit passée ainsi ; et alors seulement je recherche comment vous n’avez pas vu le train passer en K. Ce qui est impossible à expliquer pour cinq personnes en A ou en B doit l’être pour une en K.

» — J’attends ! dit Théophraste.

» Je continuai en ricanant, et vraiment vous allez voir qu’il y avait de quoi ricaner :

» — Il y a des moments où vous êtes sourd, monsieur Longuet ?

» — J’ai déjà eu l’honneur de vous le dire.

» — Imaginez que vous étiez sourd au moment où vous attendiez le train en K, vous ne l’avez donc pas entendu ?

» — Oui, mais je l’aurais vu.

» — Déjà, vous ne l’avez pas entendu ! C’est beaucoup cela ! Dieu vous bénisse ! monsieur Longuet ! Dieu vous bénisse ! (M. Longuet éternuait.)

» M. Longuet me remercia de ce que je priais Dieu de le bénir et, comme il éternuait encore, je tirai ma montre de sa poche (il me l’avait déjà prise) et je lui dis :

» — Savez-vous, monsieur Longuet, combien dure un seul de vos éternuements ? c’est-à-dire combien vous restez de temps la tête basse pendant que vous éternuez ?… Trois secondes !… C’est-à-dire une seconde 30 centièmes de plus qu’il ne faut pour ne pas voir passer devant soi un train de quatre wagons qui, étant en retard, fait du cent vingt à l’heure. Monsieur Longuet, le train a disparu ou plutôt a semblé disparaître, parce que vous étiez sourd et enrhumé !

» M. Longuet leva des bras démesurés vers les voûtes des catacombes.