La Double Vie de Théophraste Longuet/29


XXIX

UN OUVRIER QUI CHANTE L’« INTERNATIONALE » ACCOMPLIT CETTE ŒUVRE SYMBOLIQUE D’ENTERRER UN VOLEUR ET UN COMMISSAIRE DE POLICE.


M. Longuet, bien que décidé à ne plus s’étonner de rien, s’étonna tout de même de la disparition du wagon à l’une des portières duquel on pouvait voir la tête sans oreilles de M. Petito. Mélancoliquement, il descendit au long de la petite voie de garage, se demandant s’il lui fallait s’étonner davantage de la disparition du wagon que de son apparition ; enfin, la suppression du rapide l’avait jeté dans une prostration que nos lecteurs comprendront sans doute.

Il me semble que je n’ai point le droit, moi qui ai eu le secret du coffret en bois des îles, de donner l’explication de cette suppression et de tout ce qui s’ensuivit avant l’heure. M. Théophraste Longuet apprendra comment le rapide fut supprimé, c’est-à-dire comment il disparut avec ses voyageurs ; et toute cette fantasmagorie du rapide et des wagons tiendra dans une courte phrase naturelle, prononcée par M. le commissaire de police Mifroid, lequel, depuis le lycée, n’a cessé, entre autres sciences, d’étudier assidûment cette partie si importante de la philosophie qui s’appelle logique. Il est bon, à ce propos, de faire cette remarque ici que nous avons dès maintenant toutes les données de cet étrange problème et que nous n’avons plus rien à ajouter au dernier plan.

Théophraste, donc, prostré, descend la voie de garage, arrive à la bifurcation, considère la lentille de l’aiguille, retourne cette lentille qu’il avait détournée, referme le cadenas et en emporte définitivement la clef qui y avait été, quelques jours auparavant, si imprudemment laissée. Il accomplit ce geste parce qu’il le trouve juste, et il remet l’aiguille en place parce qu’il sent bien que sa raison ne résisterait pas à une nouvelle disparition de train.

Toujours mélancolique, il arrive à la station A, désertée. Toute l’équipe est, en effet, à la recherche du train et, seul, le sémaphoriste veille. Théophraste interroge le sémaphoriste qui ne peut que lui dire, en lui montrant le petit bras jaune de son sémaphore :

Le rapide est annoncé et il ne vient pas !

Théophraste insiste.

— On vous a bien annoncé le rapide à la station précédente ?

— Oui, monsieur, et le chef de gare et tous les hommes d’équipe de la station précédente ont vu passer le rapide et nous l’ont télégraphié. Enfin, voyez, monsieur, mon petit bras jaune ! Voyez mon petit bras jaune ! Il n’y a pas de catastrophe possible entre la précédente station et celle-ci ; il n’y a, monsieur, aucun pont, aucun viaduc, point de travaux d’art ! Enfin, que vous dirai-je ? Je suis monté tout à l’heure à l’échelle que vous voyez, appliquée contre cette grosse cuve. De là, on aperçoit toute la ligne jusqu’à l’autre station. J’ai vu nos gens qui gesticulaient sur la ligne, mais je n’ai pas vu de train !

— Étrange ! étrange !

— Oh ! tout à fait étrange. Croyez-en mon petit bras jaune !

— Inexplicable !

— C’est-à-dire qu’il n’y a rien de plus inexplicable.

— Si ! Il y a quelque chose de plus inexplicable qu’un rapide qui disparaît avec sa locomotive, sans qu’on puisse savoir ce qu’il est devenu.

— Quoi donc ?

— Mais un wagon sans locomotive qui apparaît sans qu’on puisse dire d’où il vient.

— Oh ! ça…

— Et qui disparaît comme il est apparu… Vous n’avez pas vu passer par là un wagon avec un homme à la portière ?

— Monsieur, fit le sémaphoriste en se fâchant, vous vous moquez de moi. Vous exagérez ! Parce que vous ne croyez pas à l’histoire du rapide annoncé qui ne vient pas ! Mais regardez, monsieur, regardez mon petit bras jaune !

M. Longuet réplique au sémaphoriste :

— Si vous n’avez pas vu le rapide, moi non plus !

Ce « moi non plus », qui ne dit rien à l’esprit du sémaphoriste, répond aux préoccupations intimes de M. Longuet, qui s’éloigne, dans les habits de M. Petito.

M. Longuet a son idée : son malheur est si extrême et si inguérissable qu’il a résolu de mourir… pour les autres.

Avec un peu d’astuce, la chose est possible. Puisqu’il a revêtu les habits de M. Petito, rien ne l’empêche de laisser les siens au bord de la première rivière qu’il rencontrera ; cet acte si simple constituera un acte de suicide en règle. Voilà Adolphe et Marceline bien tranquilles. Pensée émue de M. Longuet à l’adresse de Marceline et d’Adolphe.

Au bord de quelle rivière M. Longuet déposa-t-il ses habits ? Comment M. Longuet rentra-t-il à Paris ? Ceci n’a point d’importance ; il n’y a qu’une chose qui soit vraiment importante, c’est l’explication de la disparition du train. Cette explication fut donnée à Théophraste par M. Mifroid dans les circonstances que voici et qui valent d’être rapportées en détail.

Au crépuscule, un ouvrier chantait sur une place de Paris du côté de l’ancien quartier d’Enfer, l’hymne qui, quelques mois plus tard, devait devenir si populaire : j’ai nommé l’Internationale.

Cet ouvrier terrassier travaillait avec quelques compagnons à la « réfection de la voie ». Celle-ci, en effet, avait subi certains dommages à la suite de la construction d’un nouvel égout.

La voie, en certains endroits, avait fléchi. Même, une maison de la place, une lourde récente maison à sept étages, s’était inclinée. Les ingénieurs de la Ville voulurent bien s’intéresser à ce menaçant état de choses. On n’ignorait pas que, surtout dans ce quartier, les catacombes avançaient leurs tunnels innombrables, leurs couloirs millénaires, et que certaines bâtisses, qui dressent avec audace leurs épaisses murailles immobiles, ont une vie architecturale aussi précaire que celle d’un château de cartes, car elles reposent sur les voûtes branlantes des antiques carrières gallo-romaines.

Donc, on se résolut à des travaux restreints qui devaient donner une sécurité immédiate. Le jour qui nous occupe voyait la fin de ces travaux. L’ouvrier qui chantait l’Internationale finissait, avec ses camarades, de boucher un trou de la voûte souterraine que l’on avait préalablement consolidée, par en-dessous, de très puissants piliers, voûte sur laquelle allait reposer, quelques mètres plus haut, après remblai, le pavé de la place. En somme, cet ouvrier qui chantait l’Internationale finissait de boucher ce trou, à l’heure du crépuscule…

À la même heure, quelques pas plus loin, sur le trottoir de la place, à la devanture d’un magasin de lampes électriques, M. le commissaire de police Mifroid marchandait pour ses hommes une demi-douzaine de ces lampes. Ce sont des lampes portatives grandes comme un étui à cigarettes. On appuie sur un bouton et on a dans sa poche pour quarante-huit heures d’électricité. M. le commissaire de police Mifroid avait fait son prix ; il avait même payé ; il emportait le petit paquet de six lampes électriques, petit paquet qu’il commençait de balancer avec grâce au bout d’une ficelle rouge, quand il vit, à la devanture du magasin qu’il se disposait à quitter, un homme jeune encore, mais aux cheveux tout blancs, qui, lui, faisait disparaître dans ses poches, sans les avoir payés, quelques spécimens de ces lampes électriques, lesquelles devaient présenter des avantages aussi appréciables pour un voleur que pour un commissaire de police. M. Mifroid, toujours courageux, bondit vers l’homme et cria :

— C’est Cartouche !

(Il l’avait reconnu, car depuis la revanche du veau, tous les commissaires de police avaient le portrait du nouveau Cartouche dans leur poche. Nous devons ajouter, hélas ! que Mme  Longuet elle-même et M. Lecamus, à la suite de la lecture relative au veau, n’avaient enfermé M. Longuet que dans le dessein d’aller faire une communication urgente, quoique tardive, au plus proche commissariat, sur l’état mental bicentenaire du malheureux marchand de timbres en caoutchouc.)

Donc, M. le commissaire de police Mifroid, qui avait connu notre héros à l’état de Théophraste, puisqu’il avait dîné chez lui, et qui le reconnaissait à l’état de Cartouche, s’écria en bondissant vers lui :

— C’est Cartouche !

Théophraste, depuis quelques nuits, savait ce que lui voulait la police. Quand il vit M. Mifroid et quand il entendit ces mots : « C’est Cartouche ! » il se dit : « Il est temps que je me trotte ! » et il détala…

Le commissaire, derrière lui, courut…

Revenons à l’ouvrier. Il chantait toujours l’Internationale. Ses camarades venaient de le quitter, à cause d’une tournée chez le marchand de vin. Il en était au refrain. C’était la soixante-dix-septième fois que, depuis deux heures de l’après-midi, l’ouvrier en était au refrain, mais tout le monde sait que lorsqu’on a une chanson dans la tête…

L’ouvrier disait :

Cellalutte finale
Groupppons-nous etddemain…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ayant tourné la tête, il ne vit pas deux ombres qui dégringolaient dans son trou ; c’étaient les deux ombres de Théophraste et du commissaire de police Mifroid, celle-ci poursuivant celle-là, à l’heure du crépuscule, ombres qui, dans leur précipitation imprudente, venaient de choir dans les travaux de réfection de la voie.

L’ouvrier retourna la tête et gueula, dans un vaste enthousiasme :

L’Interrrnatiônâââleu
Sera le genrrhummain !…

Et il finit de boucher son trou.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Avant de passer à d’autres chapitres, l’auteur de ces lignes tient à s’excuser auprès du lecteur de la rapidité des derniers événements. Certainement, l’incident du train qui disparaît, la figure, agitée par le vent, de M. Petito à la portière du wagon fantôme, et plus récemment encore, l’enterrement vraiment symbolique d’un voleur et d’un commissaire de police par un brave ouvrier qui chante l’Internationale, tout cela eût gagné à être narré posément, avec tous les détails, à tête reposée. Mais il ne l’a pas voulu ; il ne l’a pas voulu pour une seule raison, qui est que les papiers qu’il a trouvés dans le coffret en bois des îles relatent les événements en question avec une sécheresse mathématique, et que cela aurait été, selon lui, faillir à cette aventure que de la dénaturer par des enjolivements littéraires qui ne sauraient être de mise pour des faits aussi graves. Ces événements tout secs, certes ! sont plus difficiles à lire et demandent une grande contention d’esprit ; mais tels quels, il leur trouve encore leur beauté !

Dans les chapitres qui vont suivre, nous prendrons notre temps pour faire de la littérature. N’avons-nous point la relation toute fleurie de l’aimable commissaire de police Mifroid, dont le titre est si plein de grâce et le sous-titre si plein de mystère ? Voici le premier titre : Promenade de M. le commissaire de police Mifroid et de l’âme réincarnée de Cartouche à l’envers de Paris, et voici le sous-titre : Trois semaimes chez les Talpa.