La Double Vie de Théophraste Longuet/31

Ernest Flammarion (p. 273-283).


XXXI

OÙ M. LE COMMISSAIRE DE POLICE MIFROID TROUVE QU’IL A TROP DE LUMIÈRE


» Quand M. Longuet fut remis de l’émotion que lui avait causée mon explication de la disparition du train, il m’embrassa et me passa un revolver qu’il avait trouvé dans la poche de son M. Petito. Il ne voulait pas le conserver sur lui. Il désirait que je pusse me défendre, au besoin, contre des fantaisies dont il redoutait, avec une sagesse due, hélas ! à une trop réelle expérience, le dangereux retour. Pour la même raison, il me confia un grand couteau qui venait toujours de la poche de M. Petito.

» Nous rîmes et nous nous occupâmes sérieusement de notre situation. M. Longuet continuait à vider ses poches, et ainsi il sortit sept petites lampes électriques, semblables à celles dont j’avais fait l’acquisition avant que de choir en ce trou. Il se félicita, disant que son instinct avait du bon, qui l’avait poussé à les dérober, car, en comptant mes six lampes, nous avions maintenant treize lampes, ce qui, à quarante-huit heures au minimum d’électricité pour chacune, nous donnait cinq cent vingt heures de lumière consécutive. Il ajouta que, comme il fallait considérer qu’au préalable nous pouvions rester dix heures par jour sans lumière, à cause du sommeil et du repos de midi (M. Longuet avait l’habitude de la sieste), son calcul lui donnait donc, à quatorze heures de lumière par jour, trente-sept jours plus deux heures de lumière pour le trente-huitième jour.

» Je dis à M. Longuet :

» — Monsieur Longuet, vous êtes tout à fait vieux jeu. Cartouche, enfermé dans les catacombes, n’en eût pas agi autrement avec des lampes électriques. Mais moi, monsieur Longuet, moi, je prends vos sept lampes et j’y joins trois des miennes, et voilà ce que je fais de ces dix lampes !…

» Et je les jetai négligemment loin de nous. J’ajoutai :

» — Nous n’avons que faire de trimballer ces impedimenta. Avez-vous faim, monsieur Longuet ?

» — Oh ! très faim, monsieur Mifroid.

» — Combien de temps pensez-vous pouvoir avoir faim ?

» Comme M. Longuet semblait ne pas comprendre, je lui expliquai que j’entendais par là lui demander combien, selon lui, il pouvait rester de temps à avoir faim sans manger.

» — Je crois bien, assura-t-il, que s’il me fallait rester quarante-huit heures avec cette faim-là…

» — Mettons, interrompis-je, que vous restiez sept jours avec cette faim-là ; trois lampes nous suffisent donc, car au bout de ces trois lampes nous n’aurons plus besoin de lumière !…

» Il avait compris ! Mais bien qu’il eût compris, il ramassa encore deux lampes. Je me moquai et nous nous mîmes en route.

» — Où allez-vous ? me demanda-t-il.

» — N’importe où, fis-je, mais il faut aller partout, plutôt que de rester là, puisque là il n’y a aucun espoir. Nous réfléchirons en marchant. La marche est notre seul salut ; mais en marchant sept jours sans prendre de point de repère, nous risquerons tout de même d’arriver quelque part.

» — Pourquoi sans prendre de point de repère ? me demanda-t-il.

» — Parce que, répliquai-je, j’ai remarqué que dans toutes les histoires de catacombes, ce sont toujours les points de repère qui ont perdu les malheureux égarés. Ils mêlaient leurs points de repère, n’y comprenaient plus rien et s’affalaient désespérés. Il faut éviter, dans notre situation, toute cause de désespoir. Vous n’êtes pas désespéré, monsieur Théophraste Longuet ?

» — Oh ! nullement, monsieur le commissaire de police Mifroid. J’ajouterai même que si j’avais moins faim, votre aimable société aidant, je ne regretterais nullement les toits de la rue Gérando. Pour tromper ma faim, monsieur le commissaire, vous devriez bien me raconter des histoires sur les catacombes.

» — Mais certainement, mon ami.

» — Vous en connaissez de fort belles ?

» — De tout à fait belles. Il y a l’histoire du « Concierge » et l’histoire des « Quatre soldats ».

» — Par laquelle allez-vous commencer ?

» — Je vais d’abord vous entretenir, si vous le permettez, mon ami, des catacombes en général ; ceci vous fera mieux comprendre pourquoi il est absolument nécessaire de marcher longtemps pour en sortir.

» Ici, M. Longuet m’interrompit et me demanda pourquoi, en terminant mes phrases, j’avais toujours ce geste du pouce de la main droite dont je ne puis me défaire « depuis le buste de César ».

» — Serait-ce, monsieur le commissaire, que ce geste du pouce vous vient de l’habitude de mettre les « poucettes ? »

» Je lui répondis que non, mais que je le tenais de ce que, ami des beaux-arts, je me livrais souvent à celui de la sculpture. C’est, lui expliquai-je, le geste du modelage. J’enfonce mon pouce dans mon discours comme dans ma glaise…

» Il me remercia en s’étonnant qu’un commissaire de police s’occupât de sculpture. Je lui répondis que c’était le nouveau jeu.

» Et maintenant que je connais les événements, je puis dire avec un certain orgueil que si je n’avais pas été sculpteur, nous ne serions jamais sortis des catacombes !

» Ayant remonté ma montre dans le moment que M. Longuet éternuait, raconte M. Mifroid, nous étions fixés sur l’écoulement des jours et des nuits. Je laissai ma montre dans la poche de M. Longuet, ce dont il me remercia en me disant que : « d’avoir ma montre dans sa poche, cela le soulagerait beaucoup. »

» Qu’est-ce que cela, au fond, pouvait me faire, qu’il eût ma montre, puisque je savais où était l’heure ?

» Je n’eusse jamais pensé cette dernière phrase hors des catacombes, et, maintenant, je la jugeais sans importance. Or, cette phrase renferme une révolution, auprès de laquelle les bouleversements sociaux de 1793 sont de petits jouets de peuple en enfance. Je devais m’en rendre compte à quelque temps de là.

» Le chemin que nous suivions était une galerie assez vaste, de quatre à cinq mètres de haut. Les parois en étaient fort sèches, et la lumière électrique dont nous l’éclairions nous faisait voir une pierre dure, exempte de toute végétation parasite, exempte même de moisissure. Cette constatation n’était point pour réjouir M. Longuet, car s’il commençait à avoir grand’faim, il claquait déjà de la langue avec une ostentation qui attestait son désir de se désaltérer. Je savais qu’il y avait dans les catacombes des filets d’eau courante. Je remerciai le ciel de ne nous avoir point mis sur la trace d’un de ces filets-là, car nous n’eussions point manqué de perdre un temps précieux à nous y abreuver. De plus, comme nous ne pouvions emporter d’eau, ce liquide n’aurait servi qu’à nous donner soif.

» M. Longuet se faisant difficilement à cette idée que nous marchions sans vouloir savoir où, je résolus de le mettre à même de comprendre la nécessité de vouloir marcher au hasard, en lui racontant, ce qui était la vérité, que, lors des dernières réfections de la voie, les ingénieurs, étant descendus dans le trou des catacombes, avaient en vain cherché à s’orienter et à trouver une issue ; ils avaient dû y renoncer, faire construire les trois piliers de soutènement et maçonner la voûte avec des matériaux descendus directement dans le trou et retirés par ce trou avant sa clôture définitive qui, malheureusement, s’était faite sur nos têtes.

» Pour ne point le décourager, j’appris à M. Longuet qu’à ma connaissance nous pouvions compter sur au moins cinq cents kilomètres de catacombes[1], mais qu’il n’y avait aucune raison pour qu’il n’y en eût pas davantage. Évidemment, si je ne l’avais averti tout de suite de la difficulté de sortir de là, il eût manifesté son désespoir le deuxième jour de marche.

» — Songez donc, lui dis-je, qu’on a creusé ce sol du troisième au dix-septième siècle ! Oui, pendant quatorze cents ans, l’homme a enlevé sous ce sol les matériaux qui lui étaient nécessaires pour construire dessus ! Si bien que de temps à autre, comme il y a trop de choses dessus et qu’il n’y en a plus du tout dessous, le dessus retourne au dessous, d’où il est sorti.

Et puisque nous nous trouvions encore sous l’ancien quartier d’Enfer, je lui rappelai qu’en 1777 une maison de la rue d’Enfer fut engloutie de la sorte « par le dessous ». Elle fut précipitée à vingt-huit mètres au-dessous du sol de sa cour. Quelques mois plus tard, en 1778, sept personnes trouvaient la mort dans un éboulement semblable, du côté de Ménilmontant. Je lui citai encore quelques exemples plus rapprochés, insistant sur les accidents de personnes. Il comprit et me dit :

» — En somme, il est souvent plus dangereux de se promener dessus que dessous.

» Je le tenais, et le voyant, ma foi, tout ragaillardi, ne me parlant plus de sa faim, oubliant sa soif, j’en profitai pour lui faire allonger le pas et j’entonnai le refrain le plus entraînant qui me vint à la mémoire. Il le reprit, et nous chantâmes en chœur :


Au pas, camarade, au pas,
La route est belle !
Y’aura du frichti là-bas
Dans la gamelle !


» C’est ça qui vous fait marcher au pas !

» Quand nous fûmes fatigués de chanter (on se fatigue très vite de chanter dans les catacombes parce que la voix ne porte pas), M. Longuet me fit encore cent questions. Il me demanda combien nous avions de mètres sur la tête, et je lui répondis que cela pouvait varier, d’après les derniers rapports, entre 5 m. 82 et 79 mètres.

» — Quelquefois, lui dis-je, la croûte terrestre est si peu épaisse qu’il faut prolonger les fondations des monuments jusqu’au fond des catacombes. C’est ainsi qu’au cours de nos pérégrinations nous risquons de rencontrer les piliers de Saint-Sulpice, de Saint-Étienne-du-Mont, du Panthéon, du Val-de-Grâce, de l’Odéon… Ces monuments s’élèvent en quelque sorte sur des pilotis souterrains…

» — Pilotis souterrains ! fit-il, pilotis souterrains ; vraiment, au cours de nos pérégrinations, nous risquons de rencontrer des pilotis souterrains…

» Mais il avait son idée fixe :

» — Et, au cours de nos pérégrinations, est-ce que nous risquons de rencontrer une sortie ? Y a-t-il beaucoup de sorties des catacombes ?

» — Ce n’est point, lui répondis-je, ce qui manque. D’abord, nous avons des sorties dans le quartier…

» — Tant mieux ! interrompit-il.

» — Et d’autres que l’on ne connaît pas, des sorties par lesquelles on n’« entre » jamais, mais qui n’en existent pas moins : dans les caves du Panthéon, dans celles du collège Henri IV, de l’Observatoire, du séminaire Saint-Sulpice, de l’hôpital du Midi, de quelques maisons de la rue d’Enfer, de Vaugirard, de la Tombe-Issoire ; à Passy, à Chaillot, à Saint-Maur, à Charenton, à Gentilly… plus de soixante…

» — Y a du bon !

» — Il y avait du meilleur, répliquai-je, avant Colbert.

» — Ah ! ah !

» — Ne faites pas : « Ah ! ah !… » Si Colbert, le 11 juillet 1678…

» — Épatant ! interrompit M. Longuet, vous avez autant de mémoire que M. Lecamus.

» — Ne vous étonnez point, monsieur Longuet. J’ai été secrétaire du commissaire, autrefois, dans le quartier, et il m’a plu de m’intéresser aux catacombes, comme il m’a plu depuis de faire du violon et de la sculpture. Vous en êtes resté au commissaire de police vieux jeu, permettez-moi de vous le dire en passant, mon cher monsieur Théophraste Longuet !

» Pan ! dans l’œil ! Il ne répliqua point.

» — Vous disiez donc que Colbert, le 11 juillet 1678 ?

» — … Pour mettre un frein à la cupidité des entrepreneurs, fit rendre une ordonnance qui bouchait les issues des catacombes… L’ordonnance de Colbert, mon cher monsieur Longuet, nous a quasi murés.

» À ce moment, nous frôlâmes un pilier énorme. J’en examinai la structure et je dis, sans m’arrêter :

» — Voici un pilier qui a été bâti par les architectes de Louis XVI en 1778, lors des consolidations !

» — Ce pauvre Louis XVI ! dit M. Longuet : il eût mieux fait de consolider la royauté.

» — C’eût été, répliquai-je avec à-propos, consolider une catacombe ! (Cependant je crois que catacombes ne s’emploient qu’au pluriel.)

» M. Longuet m’avait pris la lampe électrique des mains et ne cessait d’en diriger les rayons à droite et à gauche, comme s’il cherchait quelque chose ; je lui demandai la raison de ce geste qui finissait par me fatiguer les yeux.

» — Je cherche, dit-il, des cadavres.

» — Des cadavres ?

» — Des squelettes. On m’avait dit que les murs des catacombes étaient « tapissés » de squelettes.

» — Oh ! mon ami, cette tapisserie macabre (je l’appelais déjà mon ami, tant sa sérénité, en une aussi grave occurrence, était faite pour me ravir), cette tapisserie macabre n’est guère plus longue qu’un kilomètre. Ce kilomètre, justement, s’appelle l’ossuaire, à cause des crânes, radius, cubitus, tibias, fémurs, phalanges, thorax et autres osselets qui en font l’unique ornement. Mais quel ornement ! C’est un ornement de trois millions cinquante mille squelettes qu’on a tirés des cimetières et nécropoles de Saint-Médard, Cluny, Saint-Landry, des Carmélites, des Bénédictins et des Innocents ! Tous os, osselets bien triés, arrangés, coordonnés, classés, étiquetés, qui font sur les murs et dans les carrefours, des rosaces, parallélipipèdes, triangles, rectangles, volutes, corniches et maintes autres figures d’une régularité merveilleuse. Souhaitons, mon ami, d’arriver dans ce domaine de la mort. Ce sera la vie ! Car je ne connais pas à Paris d’endroit plus agréablement fréquenté ! On n’y rencontre que des fiancés, des jeunes mariés en pleine lune de miel, les amants et généralement tous les gens heureux. Mais nous n’y sommes pas ! Qu’est-ce qu’un kilomètre d’ossements sur cinq cents !

» — Évidemment ! Combien estimez-vous, monsieur Mifroid, que nous ayons fait de kilomètres ?

» — Mettons neuf.

» — Qu’est-ce que neuf kilomètres sur cinq cents ?

» J’engageai M. Longuet à ne point faire de ces calculs inutiles et il me pria de lui raconter l’histoire du « Concierge » et celle des « Quatre soldats. »

» Cela faisait deux histoires qui n’étaient guère longues à narrer. Elles nous firent passer tout de même un kilomètre. La première tient en quelques mots. Il y avait une fois un concierge des catacombes qui s’égara dans les catacombes : on retrouva huit jours plus tard son cadavre. La seconde se rapporte à quatre soldats du Val-de-Grâce qui descendirent, à l’aide d’une corde, dans un puits de quatre-vingts mètres. Ils étaient dans les catacombes. Comme ils ne reparaissaient pas, on fit descendre des tambours qui firent le plus de bruit qu’ils purent avec leurs peaux d’âne. Mais, dans les catacombes, comme la voix ne porte pas, nul ne répondit au roulement. On fit des recherches. Au bout de quarante heures, on les trouva mourants dans un cul-de-sac.

» — Ils n’avaient pas de résistance morale, dit Théophraste.

» — C’étaient des imbéciles, ajoutai-je. Quand on est assez bête pour s’égarer dans les catacombes, on ne mérite aucune pitié, je dirai même aucun intérêt.

» Là-dessus, Théophraste me demanda comment je ferais, moi, pour ne pas m’égarer dans les catacombes. Comme nous arrivions à un carrefour, je pus lui répondre sans tarder.

» Je lui dis :

« — Voici deux galeries ; laquelle allez-vous prendre ?

» L’une s’éloignait presque directement de notre point de départ ; l’autre y revenait presque sûrement ; comme notre dessein à nous était de nous éloigner de notre point de départ, M. Longuet me montra la première galerie.

» — J’en étais sûr ! m’exclamai-je. Mais vous ignorez donc tout de la méthode expérimentale ? La méthode expérimentale, au fond des catacombes, a démontré, depuis des siècles, que tout individu qui croit revenir à son point de départ (à l’entrée des catacombes) s’en éloigne : donc, il est de toute logique que, pour s’éloigner de son point de départ, il faut prendre le chemin qui paraît y ramener !

» Et nous nous engageâmes dans la galerie qui semblait nous ramener sur nos pas. Comme cela, nous étions sûrs de n’avoir pas fait un inutile chemin !

« Ce système était excellent, car il nous conduisit dans une certaine contrée des catacombes que personne n’avait visitée avant nous depuis le quatorzième siècle ; autrement, on le saurait.

  1. C’est le chiffre de kilomètres connus.