La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XXXI

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 254-257).
… Alors elle me traîna dans le fleuve où je fus plongé jusqu’à la bouche… (P. 256.)

CHANT TRENTE ET UNIÈME


Ô toi qui es au delà du fleuve, me dit Béatrix sans s’arrêter, en m’adressant par la pointe ses paroles dont le taillant m’avait paru si âcre, réponds, réponds, ai-je dit la vérité ? Il faut que ton aveu confirme de telles accusations. »

J’étais si confondu, que ma voix s’agita pour répondre et fut étouffée avant d’articuler un son. Béatrix attendit quelque temps, ensuite elle ajouta : « Que penses-tu ? Réponds-moi, tes tristes souvenirs n’ont pas encore été lavés par les eaux saintes. »

Je ressemblais aux enfants qui, les yeux à terre, et reconnaissant leur faute,
en conçoivent du repentir.
(Le Purgatoire, chant xxxi, page 255.)


La peur et la confusion réunies m’arrachèrent un oui prononcé si faiblement, que Béatrix put apercevoir plutôt le mouvement de mes lèvres qu’elle ne put entendre ce mot. De même qu’une arbalète mal tendue fait rompre la corde et l’arc, et ne lance qu’une flèche mal assurée, de même je fus accablé sous le poids de ma honte ; je versai un torrent de larmes, et ma voix ne put que péniblement se frayer un chemin. Alors Béatrix me parla ainsi : « Au milieu des nobles désirs qui te portaient à aimer le seul souverain désirable, quels ravins inabordables, quelles chaînes ont arrêté ta marche ? Pourquoi as-tu sitôt perdu l’espérance d’aller en avant ? Quels charmes, quels attraits se montrèrent sur le front des autres objets, pour que tu dusses ainsi te promener devant eux ? »

Après un soupir amer, mes lèvres à peine donnèrent passage à la voix qui répondit en pleurant : « Les objets présents et leurs faux plaisirs ont détourné mes pas, depuis que votre visage s’est caché. » Béatrix reprit ainsi : « Quand tu tairais, quand tu nierais ta faute que tu avoues, elle n’en serait pas moins connue : un tel juge le sait ! Mais lorsque l’aveu du péché tombe de la propre bouche du pécheur, l’épée de la divine justice est émoussée dans notre céleste cour. Cependant, pour que ton erreur te cause moins de honte, et pour qu’une autre fois, en entendant les sirènes, tu conserves plus de courage, cesse de verser des pleurs et écoute. Tu apprendras que mon corps enveloppé dans le linceul devait te diriger vers un penchant tout contraire. L’art et la nature ne t’ont jamais offert autant de plaisir que les belles formes où je fus renfermée, et qui ne sont plus que poussière ; et si le comble des délices te fut enlevé à ma mort, quel autre objet mortel pouvait donc exciter tes désirs ? Aux premiers coups dont te frappèrent les faux biens de la terre, tu devais lever tes regards vers le ciel, en me suivant, moi, qui n’étais plus telle que j’avais été. Tu ne devais être détourné de cette contemplation sublime pour recevoir des coups plus rudes, par aucune fillette, ou par aucune autre vanité de si courte durée. Un oiseau jeune ne connaît bien que la seconde ou la troisième fois les embûches ; mais c’est en vain qu’on tend les filets ou qu’on lance la flèche pour les vieux oiseaux. »

Je ressemblais aux enfants qui, les yeux à terre, en silence, couverts de honte, et reconnaissant leur faute, en conçoivent du repentir. Béatrix reprit : « Puisque mes paroles ont excité ta douleur, élève ta barbe, et en me considérant tu sentiras redoubler ta peine. » Les coups de vent du nord, ou ceux du vent qui souffle des contrées gouvernées par Iarbe, arrachent le hêtre robuste des entrailles de la terre plus facilement que je ne levai les yeux sur Béatrix à son commandement ; et lorsqu’elle parla de ma barbe, au lieu de parler de mes yeux, je sentis l’amertume de ce langage.

Quand je levai la tête, je remarquai que les sublimes créatures cessaient de jeter des fleurs. Mes yeux, peu assurés encore, virent cependant Béatrix tournée vers la bête sacrée qui ne forme qu’une seule personne en deux natures. Malgré son voile et la distance où le fleuve bordé de fleurs laissait cette femme divine, sa beauté me paraissait encore vaincre ces premiers charmes qui l’avaient rendue la plus belle sur la terre. L’ortie du repentir me piqua tellement, que je conçus de la haine pour tout ce qui avait pu me distraire de Béatrix. Je fus pénétré d’un tel mouvement de reconnaissance que je tombai évanoui, et celle qui m’avait adressé tant de reproches sait ce que je devins.

Lorsque mon cœur rendit l’activité à mes sentiments extérieurs, je vis auprès de moi la femme que j’avais d’abord aperçue seule, elle me disait de m’appuyer sur elle : alors elle me traîna dans le fleuve où je fus plongé jusqu’à la bouche, et elle se retira sur l’eau avec la rapidité d’un léger esquif. Quand je fus près de la rive bienheureuse, j’entendis chanter d’un ton si doux « Tu me purifieras, » que je ne puis ni décrire ce chant ni me le rappeler. La femme ouvrit les bras, me saisit la tête et me submergea si profondément que je dus être abreuvé dans cette eau : elle m’en retira ensuite, et elle m’offrit ainsi baigné aux quatre belles danseuses qui m’entourèrent de leurs bras.

Alors elles commencèrent à chanter : Ici nous sommes des nymphes ; dans le ciel nous sommes des étoiles. Avant que Béatrix descendît au monde, nous fûmes désignées pour être ses servantes : nous te conduirons à elle ; mais pour que tu puisses supporter la lumière éblouissante qui est dans ses regards, les trois femmes qui sont de l’autre côté du char, et qui ont la vue plus pénétrante, fortifieront tes yeux. »

Ensuite elles me conduisirent vers le flanc du Griffon, où je vis Béatrix qui avait le visage tourné vers nous. Elles dirent : « Contemple-la de toutes tes facultés visuelles, puisque nous t’avons placé devant ces émeraudes sur lesquelles l’amour a aiguisé ses flèches pour te frapper. »

Mille désirs plus brûlants que la flamme attachèrent ma vue sur ces yeux resplendissants qui regardaient fixement le Griffon. De même que le soleil répercute ses rayons dans le miroir, de même la bête à deux natures envoyait ses rayons dans les yeux de Béatrix, tantôt sous une forme et tantôt sous une autre. Pense, ô lecteur ! à mon étonnement, quand je voyais la bête immobile, et que son image, réfléchie dans son idole, offrait des natures différentes.

Pendant que mon âme pleine de stupeur et de joie goûtait avidement de ce mets divin, dont on est de plus en plus insatiable, les trois autres femmes qui s’annonçaient pour être d’un rang plus illustre, s’avancèrent en dansant, et en disant (c’était leur canzone) : « Tourne, Béatrix, tourne tes yeux saints vers ce fidèle ami qui a fait tant de pas pour te contempler ; accorde-nous la grâce de lui dévoiler ta bouche, afin qu’il distingue cette seconde beauté que tu caches. »

Ô splendeur d’une lumière éternelle ! quel est celui qui ayant pâli à l’ombre du Parnasse, ou qui s’étant abreuvé à sa fontaine, ne serait pas découragé en essayant de te reproduire telle que tu me parus dans l’air libre, là où le ciel t’environne de son harmonie !