La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XXX

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 250-253).
Et ils jetèrent des fleurs autour d’eux en s’écriant :
« Jetez des lis à pleines mains » (P. 251.)

CHANT TRENTIÈME


Q uand ce bruit eut suspendu la marche de ce Septentrion du premier ciel, qui ne connaît ni levant, ni couchant, ni aucune autre tache que celle du péché, et qui là instruisait chacun de son devoir, comme notre Septentrion instruit le nautonier qui veut venir au port, les saints personnages placés entre le griffon et les candélabres se tournèrent vers leur char, où ils voient leur paix éternelle ; et l’un d’entre eux, comme s’il fût à cet effet envoyé du ciel, chanta trois fois à haute voix : « Épouse, viens du Liban. »

Les autres chantèrent les mêmes paroles après lui. De même que les bienheureux, au jour du dernier jugement, se lèveront de leur tombeau en exerçant à des chants d’alleluia leur voix nouvellement recouvrée, ainsi au signal de ce vénérable vieillard, cent ministres et messagers de la vie éternelle se levèrent de dessus le char divin ; ils disaient tous : « Bienheureux, toi qui arrives ! » et ils jetèrent des fleurs autour d’eux, en s’écriant : « Jetez des lis à pleines mains. »

J’ai vu, au commencement du jour, tout l’horizon affranchi de nuages, et la partie de l’orient nuancée d’une teinte de rose, au milieu de laquelle naissait le soleil dont on pouvait supporter l’éclat tempéré par les vapeurs du matin ; de même, à travers un nuage de fleurs que jetaient ces mains angéliques, et qui retombaient de toutes parts, je vis une femme qui avait les épaules couvertes d’un manteau vert : elle était vêtue d’une draperie de la couleur d’une flamme ardente ; un voile blanc et une couronne de feuilles d’olivier ornaient encore sa tête. Mon esprit, quoiqu’il y eût longtemps qu’il fût saisi de stupeur en sa présence, sans bien discerner à l’aide de mes yeux qui pouvait être devant moi, sentit par la vertu cachée qui sortit de cette femme, la grande puissance d’un antique amour.

Aussitôt que ma vue eut été frappée par cette vertu souveraine qui m’avait blessé avant que je fusse sorti de l’enfance, je me tournai à gauche, avec ce respect qu’éprouve l’enfant qui court à sa mère quand il a peur ou quand il est affligé, pour dire à Virgile : « Je n’ai pas une goutte de sang qui ne soit agitée : je reconnais les traits de mon ancienne flamme. »

Mais Virgile avait disparu, Virgile ce doux père, ce Virgile à qui Elle avait confié mon salut ; et l’aspect du séjour que perdit notre antique mère ne put empêcher mes yeux, secs jusqu’alors, de verser un torrent de larmes.

« Ô Dante ! parce que Virgile a disparu, ne verse pas, non, ne verse pas de larmes, tu dois pleurer pour une autre blessure. »

Ainsi me parla la femme céleste. Je vis, lorsque je me retournai au bruit de mon nom que je dois répéter ici, qu’elle était à la partie gauche du char, comme un amiral qui va voir de la poupe ou de la proue comment manœuvrent les commandants des autres vaisseaux, et qui les encourage à bien faire : c’était la même femme qui m’avait apparu de l’autre côté du fleuve, voilée, sous le nuage de fleurs jetées par les anges ; elle fixait ses yeux sur moi, quoique le voile entouré de feuilles consacrées à Minerve, et qui descendait de sa tête, ne laissât pas apercevoir ses traits. Bientôt, avec le même air altier, elle commença ainsi, telle que celui qui, en parlant, réserve, pour la fin de son discours, les invectives les plus fortes : « Regarde-moi bien, suis-je bien, oui, suis-je bien Béatrix ? Comment as-tu donc daigné gravir la montagne ? ne savais-tu pas qu’ici l’homme est heureux ? »

À ces mots, mes yeux se baissèrent sur l’onde pure ; mais y reconnaissant ma confusion, je les reportai sur l’herbe, tant la honte avait abattu mon visage. Béatrix me parut insultante, comme une mère paraît l’être pour son fils, quand il trouve une saveur amère aux reproches d’une tendresse acerbe. La femme sainte cessa de parler, et les anges chantèrent aussitôt : « Seigneur, j’ai espéré en toi. » Mais ils ne passèrent pas la strophe où il est dit : « Tu as placé mes pieds. »

De même que la neige qui couvre les montagnes ombragées de l’Italie, se congèle, endurcie par les aquilons que vomit l’Esclavonie, et ensuite après s’être amollie au premier souffle du vent venu de la terre qui n’a pas d’ombre contre le soleil, se fond comme la cire est fondue par le feu ; de même je ne pus verser des larmes et pousser des soupirs avant que les êtres dont les âmes sont en harmonie avec les chants des sphères éternelles eussent fait entendre leur douce mélodie : mais quand leurs voix suaves eurent compati à ma douleur, plus que si elles avaient dit : « Femme, pourquoi le maltraites-tu ainsi ? » la glace qui enchaînait mon cœur se fondit en un torrent de pleurs et de gémissements dont furent inondés mes yeux et ma bouche.

Cependant Béatrix, immobile sur la partie droite du char, adressa ces paroles aux saintes substances : « Vous veillez dans la divine lumière ; le cours des siècles ne vous est dérobé ni par le sommeil, ni par l’ignorance ; aussi j’expliquerai mieux ma réponse, non pas pour vous, mais pour celui-là qui pleure de l’autre côté du fleuve, afin que sa douleur soit mesurée sur sa faute. Ce coupable, non seulement par l’influence des sphères qui donne une impulsion à chaque chose naissante, selon que dominent les étoiles bienfaisantes ou maléfiques, mais par l’abondance des grâces divines, qui, en descendant sur nous, élèvent des vapeurs qu’on ne peut suivre des yeux, fut, dans son jeune âge, tellement disposé par des vertus reçues de Dieu et des cieux, que toute bonne habitude aurait produit en lui de merveilleux effets : mais le terrain mal semé et mal cultivé devient d’autant plus sauvage, qu’il a plus de force et de sève. Je soutins ce coupable quelque temps par mes regards, en lui montrant mon visage enfantin ; je le conduisis dans la véritable route ; mais quand je fus sur le seuil de mon second âge, et que je changeai de vie, le parjure me quitta et se livra à d’autres.

« Lorsque j’eus déposé ma dépouille mortelle pour devenir plus belle et plus puissante, je lui parus moins chère et moins agréable : il tourna ses pas vers le faux chemin, en suivant les trompeuses images du bien qui ne tient aucune promesse. En vain j’obtins de Dieu pour lui de saintes inspirations par lesquelles je le rappelai pendant ses songes et pendant ses veilles, il en tint peu de compte ; il tomba si bas, que, pour assurer son salut, tous les efforts étaient vains, si je ne lui faisais connaître les races condamnées ; aussi je visitai la porte de leur empire, et mes prières et mes pleurs furent portés à celui qui l’a conduit ici. Ce coupable enfin violerait les hauts décrets de Dieu, s’il passait le Léthé et s’il goûtait de ces mets avant d’avoir, en expiation de ses fautes, versé quelques larmes de repentir. »