La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XXIX

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 246-249).
Jamais la blancheur de leurs vêtements n’a pu être imitée sur la terre… (P. 247.)

CHANT VINGT-NEUVIÈME


L a Vierge finit par chanter, avec l’accent d’une femme enflammée d’amour, ces saintes paroles : « Heureux ceux dont les péchés sont remis. » Et telle que ces nymphes qui s’échappent dans les forêts, les unes pour voir, les autres pour fuir le soleil, elle s’avança contre le cours du fleuve en côtoyant ses bords ; et j’imitais, en la suivant d’un petit pas, sa marche ralentie.

Nous eûmes à peine, nous deux, achevé cent pas, que les deux rives du fleuve tournèrent, et que je pus continuer de marcher au levant.

Nous nous avançâmes encore peu de temps, et la Vierge se tourna tout à fait vers moi et me dit : « Frère, regarde et écoute. » Une lueur subite traversa la forêt dans toutes ses parties, et je crus que c’était un éclair ; mais comme un éclair s’évanouit aussitôt qu’il a paru, et que cette splendeur continuait de briller, je disais en moi-même : « Quel est ce spectacle ? » Une mélodie douce récréait l’air lumineux : un juste zèle me fit alors blâmer la hardiesse d’Ève. Là où le ciel et la terre obéissaient à Dieu, cette femme seule, qui venait à peine d’être formée, ne put souffrir aucun voile : si elle s’était soumise pieusement à son devoir, j’aurais senti plus tôt et plus longtemps les ineffables voluptés de ce séjour.

Tandis que je m’avançais, tout interdit, parmi tant de prémices du plaisir éternel, et que j’avais le désir de goûter des joies nouvelles, tout l’air me parut s’enflammer devant moi sous la verdeur des rameaux, et je compris que le doux son que j’avais entendu était un chant mélodieux. Ô Vierges saintes ! si jamais, pour obtenir vos faveurs, j’ai supporté la faim, le froid et les veilles, une nécessité veut que j’implore ici votre secours. Il faut que la fontaine d’Hélicon m’abreuve de ses eaux inspiratrices, et qu’Uranie et ses sœurs accourent à mon aide, pour que je puisse dignement préparer et mettre en vers des choses fortes à penser.

La longue distance me fit croire ensuite que j’apercevais sept arbres d’or, mais quand je fus si près que cet objet sur lequel mes sens me trompaient fut pour moi facile à distinguer, la vertu qui prépare à la raison l’aliment de ses observations m’apprit que je voyais des candélabres, et que les voix chantaient Hosanna. Le bel ordre de ces candélabres leur donnait un éclat plus brillant que celui de la lune, lorsqu’elle paraît à minuit dans son plein, et par un temps calme.

Rempli d’admiration, je me retournai vers le bon Virgile, et je vis que ses yeux n’annonçaient pas moins d’étonnement que les miens. Je reportai mes regards sur les hauts candélabres qui s’avançaient avec plus de lenteur que les jeunes épouses. La Vierge me cria : « Pourquoi te complais-tu seulement à regarder ces vives lumières, et ne considères-tu pas ce qui les suit ? »

Alors je vis des personnages vêtus de blanc suivre ces candélabres comme leurs guides. Jamais la blancheur de leurs vêtements n’a pu être imitée sur la terre. L’eau réfléchissait ce doux éclat, et comme un miroir, si je la regardais, elle réfléchissait aussi à gauche les traits de ma personne.

Quand, de mon côté, je fus arrivé à un point où le fleuve seulement me séparait de ce cortège, je m’arrêtai pour mieux considérer ce spectacle, je vis alors des flammes se détacher des candélabres, et s’approcher comme des pinceaux qui laissaient derrière eux l’air empreint de leurs vives couleurs, et le chargeaient de sept lignes offrant les teintes de l’iris et celles de la ceinture dont est ornée la nymphe de Délos. Ces lignes colorées s’étendaient au delà de ma vue, et autant qu’il me semblait, le premier candélabre était éloigné de dix pas du suivant. Sous ce beau ciel que je viens de décrire, marchaient, deux à deux, vingt-quatre vieillards couronnés de lis ; tous, ils chantaient : « Sois bénie entre les filles d’Adam ! Que tes beautés soient bénies éternellement ! »

Après que tous ces personnages élus eurent traversé la prairie qui était devant moi, couverte de fleurs et de frais gazons, je vis, comme on voit dans le ciel les étoiles succéder aux étoiles, quatre animaux s’avancer couronnés de feuilles verdoyantes ; ils avaient chacun six ailes dont les plumes étaient remplies d’yeux, comme seraient ceux d’Argus, s’ils étaient vivants.

Lecteur, je ne dépense plus mes vers à décrire la forme de ces animaux mystérieux ; la nécessité me force ici à être précis, mais lis Ézéchiel qui les dépeint tels qu’il les vit venir des froides régions, au milieu des vents, des nuages et des flammes : ils étaient tels qu’il les a décrits dans sa prophétie, à l’exception des plumes, pour lesquelles je suis d’accord avec Jean, qui s’éloigne du rapport d’Ézéchiel. Entre les quatre animaux, on voyait un char triomphal porté sur deux roues, et traîné par un griffon : ses ailes étendues au delà de la vue, s’élevaient au-dessus de la ligne de feu du milieu, et des trois et trois autres, sans les rompre. Dans une portion du corps de ce griffon qui avait la forme de l’aigle, les membres étaient d’or ; dans l’autre, ils étaient blancs mêlés de pourpre. Non-seulement Rome ne réjouit pas l’Africain ni même Auguste dans un char si brillant ; mais celui même du Soleil n’aurait pas répandu tant d’éclat, celui du Soleil que l’ignorance laissa foudroyer par la justice secrète de Jupiter, qui accorda cette grâce aux prières de la Terre suppliante. Du côté de la roue droite, on voyait danser en rond trois femmes : l’une était si rouge, qu’on l’aurait à peine distinguée dans le feu ; l’autre semblait avoir des chairs d’émeraude ; la troisième avait la blancheur de la neige fraîchement tombée : elles étaient guidées tantôt par la femme blanche, tantôt par la femme rouge, et pendant que chantait cette dernière, les autres continuaient de danser en rond avec plus ou moins de vélocité. À la gauche du char, on voyait danser

Entre les quatre animaux, on voyait un char triomphal.
(Le Purgatoire, chant xxix, page 248.)


quatre autres femmes habillées de pourpre : elles suivaient une d’elles qui avait trois yeux à la tête.

Après ce spectacle, je vis deux vieillards différemment vêtus, et tous deux dans une attitude vénérable et tranquille. L’un paraissait avoir l’habit des disciples de ce grand Hippocrate dont la nature fit présent aux êtres animés qui lui sont le plus chers. L’autre montrait un soin différent en tenant une épée brillante et aiguë qui m’effraya, quoique je fusse de l’autre côté du fleuve.

Je vis ensuite quatre personnages d’une humble contenance, et derrière eux, j’aperçus un vieillard seul qui dormait, mais avec une figure vive et spirituelle : les sept derniers avaient les mêmes vêtements que les vingt-quatre premiers ; mais des couronnes de lis n’ornaient pas leurs têtes. Ils portaient des tresses de roses et d’autres fleurs vermeilles, tellement que celui qui n’aurait pas été à une grande distance, aurait juré que le sommet de leur tête était environné de flammes. Quand le char fut vis-à-vis de moi, on entendit un coup de tonnerre : les saints personnages parurent interdits et s’arrêtèrent avec les candélabres et tout le cortège.