La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XXVIII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 242-245).
Mes pas, quoique ralentis, m’avaient déjà conduit dans l’antique forêt… (P 243.)

CHANT VINGT-HUITIÈME


D ésirant chercher de toutes parts la forêt divine qui est ornée de plantes si belles et d’ombrages si frais, et dont la verdure tempérait l’éclat du jour naissant, je m’avançai lentement, lentement, sans attendre davantage, en marchant, à travers la campagne, sur un sol qui exhalait des odeurs délicieuses.

Un vent léger, qui n’était soumis à aucune altération, me frappait le front comme un doux zéphir, et agitait les feuilles du côté où se

Ainsi que se tourne la danseuse légère, qui effleure le sol avec grâce…
(Le Purgatoire, chant xxviii, page 243.)


forme la première ombre sur la montagne sacrée : mais elles n’étaient pas tellement agitées que les oiseaux qui habitaient la cime des arbres cessassent leurs doux concerts. Pleins de joie, ils accueillaient la naissance de l’aurore par des chants, au milieu des feuilles qui semblaient répondre à cette mélodie. Tel est le bruit qui se répand, de rameau en rameau, à travers la forêt de pins de Chiassi, quand Éole met en liberté le Sirocco.

Mes pas, quoique ralentis, m’avaient déjà conduit dans l’antique forêt ; mais je ne pouvais reconnaître comment j’avais pu y entrer. Je vis le chemin interrompu par un ruisseau qui, coulant à gauche, rafraîchissait mollement l’herbe de ses rives. Toutes les eaux de la terre, les plus pures, paraîtraient troubles à côté de celles-ci, où tout se réfléchissait à l’instant, quoiqu’elle coulât rembrunie, rembrunie, sous une ombre perpétuelle qui n’y laissait pénétrer ni le soleil ni la lune. Je m’arrêtai, et mes yeux s’avancèrent au delà du fleuve pour y considérer la grande variété des arbres verdoyants. Là, de même qu’il apparaît souvent à l’esprit un spectacle qui absorbe toute l’attention, il m’apparut une femme solitaire qui chantait en cueillant les fleurs dont le chemin était orné.

« Je parlai ainsi : « Ô toi, vierge si belle, qui t’embrases à des rayons d’amour, si je dois en croire les traits qui peignent ton cœur, daigne approcher sur le bord de ce ruisseau, pour que je puisse comprendre ce que tu chantes. Tu me rappelles Proserpine dans le temps où sa mère la perdit, et où elle-même perdit le printemps de la terre. »

Ainsi que se tourne la danseuse légère, qui effleure le sol avec grâce, en paraissant ne faire aucun mouvement, et glissant à peine un pied devant l’autre, la jeune femme se tourna vers moi à travers les fleurs resplendissantes des couleurs de l’or et de la rose, semblable à une vierge qui abaisse ses yeux modestes : puis elle m’accorda ma demande, en s’approchant tellement que j’entendis distinctement ses douces paroles.

Aussitôt qu’elle fut arrivée sur le bord où l’eau baigne les fleurs, elle me fit le don de lever ses yeux. Je ne crois pas qu’il ait brillé une aussi vive lumière sous les sourcils de Vénus, que blessa par mégarde son fils qui n’a pas l’habitude de blesser sans malice. La vierge me souriait, de la rive droite du fleuve, et continuait de cueillir les fleurs que la terre produit sans semence. Il ne nous séparait que de trois pas ; mais l’Hellespont où passa Xercès, dont l’exemple devrait servir de frein à tous les orgueils humains, n’excita pas plus le dépit de Léandre qui se jetait à la mer entre Sestos et Abydos, que ce fleuve qui alors ne s’ouvrit pas devant moi.

Elle nous parla en ces termes : « Vous êtes ici étrangers, et vous croyez peut-être que je ris de vous, parce que je souris dans ce lieu choisi pour être le nid de l’humaine nature ; mais le psaume où il est dit : « Vous m’avez réjoui, » doit lever le voile qui cachait la vérité à votre entendement. Toi qui es devant, et qui m’as priée de parler, dis, veux-tu quelque autre explication de moi ? Je suis venue pour répondre à tes questions ; qu’il te suffise de le savoir. »

Je parlai ainsi : « Cette eau et le bruit que j’entends dans la forêt combattent en moi une foi toute contraire que l’on m’a communiquée. » La vierge reprit : « Je te dirai quelle est la cause de ton étonnement, et je dissiperai les ténèbres qui obscurcissent ta raison.

« La souveraine béatitude, qui ne se complaît qu’en elle-même, créa l’homme innocent et porté au bien, et lui donna ce lieu pour arrhes de la paix éternelle. À cause de sa faute, l’homme demeura ici peu de temps ; à cause de sa faute, il changea en plaintes et en gémissements une joie honnête et des plaisirs purs : afin que les désordres que nécessitent, plus bas, les exhalaisons de l’eau et de la terre, qui sont produites par la chaleur du soleil, ne vinssent pas troubler l’homme dans ce séjour, ce mont fut ainsi élevé vers le ciel, et il est exempt de ces révolutions de l’atmosphère, depuis l’espace qui s’étend ici jusqu’à la porte qui le ferme. Or, comme, dans ce circuit immense, l’air, s’il peut parcourir le tour du cercle à cette hauteur qui n’est sujette à aucune altération, est mis en mouvement avec le premier mobile, un tel mouvement en imprime un à la forêt, parce qu’elle est touffue. La plante frappée cause le vent qui, en tournant, produit lui-même une secousse. L’autre terre, suivant qu’elle est digne, ou par elle-même, ou par le ciel dont elle obtient les influences, conçoit et produit des fruits de diverse nature.

« Après avoir entendu cette explication, on ne serait pas étonné de trouver des plantes sans en avoir auparavant connu la semence. Tu dois savoir que la plaine sacrée où tu te trouves est remplie de toutes sortes d’arbustes couverts de fruits qu’on ne recueille point sur la terre. L’eau que tu vois ne provient pas d’une source entretenue par des vapeurs retombées du ciel, comme les eaux d’un fleuve qui perd et recouvre ses ondes ; mais elle sort d’une fontaine invariable et éternelle qui retrouve dans la volonté de Dieu tous les flots qu’elle verse par ses deux canaux. De ce côté elle descend avec une vertu qui ôte la mémoire du péché ; de l’autre elle donne le souvenir de chaque bienfait ; d’un côté elle s’appelle Léthé, et de l’autre Eunoë. Ces fleuves ne produisent leur effet que quand on a bu de tous les deux. Leurs eaux ont une saveur qui surpasse celle des autres, et quoique tu doives être assez satisfait pour que je ne t’entretienne pas davantage, je t’accorderai, par une grâce particulière, un corollaire ; et je ne pense pas que mes paroles te soient moins précieuses, parce que je t’aurai parlé plus que je ne t’ai promis.

« Les poètes qui ont décrit autrefois l’âge d’or et son état heureux, ont peut-être placé ce lieu sur le Parnasse. Mais c’est ici que les premiers hommes vécurent dans l’innocence ; ici ils trouvaient un printemps continuel et les fruits les plus exquis. Cette eau enfin est le nectar tant célébré. »

Alors je me tournai vers mes poètes chéris, et je vis qu’ils avaient souri à ces dernières explications ; ensuite je fixai mes yeux sur la femme belle.