La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant XXXII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 258-261).
Je vis encore près d’elle un géant qui semblait veiller à sa garde… (P. 261.)

CHANT TRENTE-DEUXIÈME


S es yeux immobiles étaient si attentifs à satisfaire la soif de dix ans, que mes autres sens étaient restés sans action, et ils se fixaient, murés, sur cet objet, avec une telle avidité, qu’aucun autre ne pouvait les occuper, tant ce sourire divin avait su les attirer dans son ancien filet. Je fus forcé par les femmes sacrées de me tourner à gauche, parce que je les entendis me dire : « Tu regardes trop fixement, » et cette disposition incommode qui se trouve dans les yeux frappés par l’éclat du soleil, me priva quelque temps de la faculté de voir ; mais quand les miens se furent arrêtés sur un éclat moins vif (je parle ainsi, parce qu’il était moindre relativement à celui dont je me détournai par force), je vis que la glorieuse armée avait tourné à droite, ayant les sept flammes et le soleil au visage.

Comme un bataillon se fait un abri de ses boucliers et tourne graduellement avec ses enseignes, avant que l’évolution puisse être terminée, de même la milice du céleste royaume qui précédait le char triomphal, défila une seconde fois dans le même ordre, avant que le timon du char fût retourné.

Les femmes sacrées reprirent leur place près des roues, et le Griffon mit en mouvement le char béni, sans avoir agité ses ailes. La belle vierge qui m’avait fait passer le fleuve, Stace et moi, nous suivîmes tous trois la roue qui décrivit le plus petit cercle.

Nous marchions au bruit des chants angéliques, dans cette antique forêt privée de ses habitants par la faute de Celle qui crut au serpent, et nous étions à peine avancés de trois portées de trait, quand Béatrix descendit.

J’entendis tout le cortège murmurer le nom d’Adam, et il entoura un arbre dépouillé de fleurs et de verdure dans tous ses rameaux : sa hauteur, qui va toujours en s’élevant, aurait été admirée, même dans les bois des habitants de l’Inde.

On cria autour de l’arbre indestructible : « Sois béni, ô Griffon, toi qui ne déchires pas de ton bec cet arbre d’une douce saveur, depuis que le corps humain, illicitement nourri de ses fruits, fut dévoué aux tourments ! — C’est ainsi, répondit l’animal à deux natures, que se conserve la semence de toute justice. »

Alors, s’étant tourné vers le char qu’il avait tiré, le Griffon le rangea le long de l’arbre dépouillé de feuilles, et l’assujettit avec une de ses branches.

Comme nos plantes, lorsque l’astre de l’univers paraît accompagné de l’éclat qui brille autour du céleste Poisson, se couvrent de mille bourgeons, et reprennent leur couleur primitive, avant que le soleil guide ses coursiers sous une autre étoile, l’arbre qui était auparavant si dépouillé se couvrit subitement de fleurs dont la couleur était moins éclatante que celle de la rose, et plus vive que celle de la violette.

Je n’ai jamais entendu l’hymne que le cortège chantait alors autour de l’arbre : cet hymne ne se chante pas sur la terre, et je ne l’entendis pas tout entier.

Si je pouvais retracer comment ces yeux impitoyables à qui leur vigilance coûta si cher, succombèrent au sommeil pendant le récit des aventures de Syrinx, semblable à un peintre qui saisit un modèle, je décrirais comment je m’endormis ; mais qui voudra décrire comment on s’endort ? je vais représenter le moment où je me réveillai.

Et je dis qu’un vif éclat perça le voile du sommeil, et j’entendis ces mots : « Lève-toi, que fais-tu ? »

Je me trouvai alors tel que devinrent Pierre, Jean et Jacques, lorsque après avoir été conduits sur la montagne, et avoir été renversés à la vue des fleurs divines de l’arbre dont le fruit est la nourriture la plus délicieuse des anges et la noce éternelle du ciel, ils se relevèrent à la parole de Celui qui sut rompre un sommeil bien plus redoutable, et lorsque se voyant quittés par Moïse et Élie, ils remarquèrent que la couleur de la robe de leur maître avait changé.

J’aperçus près de moi la femme sacrée qui, auparavant, avait été la conductrice de mes pas le long du fleuve ; dans mon effroi, je m’écriai : « Où est Béatrix ? »

La femme répondit : « Vois, regarde, elle est assise sous les feuilles nouvelles de l’arbre. Vois la compagnie qui l’environne. Les autres remontent avec le Griffon vers le ciel d’où ils viennent de descendre, en chantant des hymnes plus doux et plus mystérieux que ceux que tu as entendus. »

Je ne sais si elle continua de parler davantage, parce que j’avais déjà contemplé celle qui m’avait distrait de toute autre attention.

Elle était assise sur la terre de vérité, comme si on lui eût confié la garde du char que j’avais vu attacher à l’arbre par la bête biforme. Autour d’elle étaient rangées en cercle les sept nymphes, tenant chacune en main un des sept luminaires que ne peuvent éteindre ni l’Aquilon ni l’Auster.

Béatrix me dit : « Dans l’autre monde, tu ne seras pas longtemps un étranger ; tu seras éternellement avec moi citoyen de cette Rome dont le Christ est Romain. Cependant, pour l’utilité de ceux qui vivent dans l’erreur, fixe tes yeux sur le char, et reporte là-bas ce que tu auras vu. »

Et moi, qui étais obéissant à ses moindres commandements, je jetai mon esprit et mes regards où elle voulut.

Quand les nuages ont le plus de densité, la foudre ne tombe pas avec plus de rapidité que l’oiseau de Jupiter ne descendit le long de l’arbre, en rompant ses branches, et en dispersant ses fleurs nouvelles. Il heurta de toute sa force le char qui plia, comme un vaisseau en danger incline tous ses mâts, tantôt à droite, tantôt à gauche.

Je vis ensuite un renard privé longtemps d’une bonne pâture s’approcher du char triomphal ; mais ma Béatrix, lui reprochant ses ravages abominables, le fit fuir aussi rapidement que le lui permirent sa faiblesse et sa maigreur ; ensuite l’aigle, du même point d’où elle était descendue d’abord, entra dans le char qu’elle remplit de ses plumes ; et il sortit du ciel une voix semblable à celle que laisse échapper un cœur ulcéré, et qui s’écria : « Ô ma barque, comme tu es mal chargée ! »

Il me parut ensuite que la terre s’entr’ouvrait entre les deux roues, et j’en vis sortir un dragon qui frappa le char de sa queue ; et comme la guêpe qui retire son aiguillon, il retira sa queue funeste, arracha une partie du fond du char, et s’en alla content, content ! Ce qui resta du fond du char, comme la terre négligée se couvre de mousse, se recouvrit des plumes de l’aigle, offertes peut-être avec une intention chaste et bienveillante : les roues et le timon en furent remplis en moins de temps qu’il n’en faut pour que la bouche ouverte exhale un soupir.

L’édifice sacré, ainsi transformé, laissa voir trois têtes sur son timon, et une autre à chacun des coins. Les premières étaient armées de cornes comme les bœufs ; les quatre autres n’en portaient qu’une seule sur le front : jamais on ne vit sur terre un semblable monstre.

J’aperçus ensuite une prostituée à moitié nue, qui, comme un rocher sur une haute montagne, s’assit avec assurance sur le char, en promenant autour d’elle ses regards : je vis encore près d’elle un géant qui semblait veiller à sa garde : ils se donnaient tous deux des baisers ; mais comme cette prostituée tourna vers moi ses regards libertins et avides, son féroce gardien la flagella de la tête aux pieds ; puis dans sa jalousie et dans sa colère, il détacha le char devenu monstrueux, et l’entraîna dans la forêt, qui me déroba la vue de la prostituée et de la bête nouvelle.