La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant I

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 135-138).
… Et je vis près de moi un vieillard solitaire… (P. 136.)


CHANT PREMIER



P orté maintenant sur une barque légère, mon esprit laisse derrière lui une mer orageuse, et se dispose à parcourir des ondes plus paisibles. Je chanterai le second royaume où l’esprit humain se purifie, et devient digne de s’élancer au ciel. Poésie lugubre, prends un autre ton ! Aidez-moi, Muses sacrées, à qui je me suis dévoué ! Calliope, élève et ennoblis mon style ! accompagne ma voix de ces accents mélodieux qui firent pressentir aux pies misérables qu’elles n’avaient plus de pardon à espérer.

Au moment où j’étais sorti des enceintes ténébreuses qui avaient tant contristé ma vue et mon esprit, mes regards avaient été charmés par une douce teinte de saphir oriental qui se confondait avec un air pur et serein, jusqu’à la partie la plus haute de l’atmosphère. Cette belle planète, qui conseille l’amour, faisait sourire l’orient, en effaçant par sa plus vive lumière celle du signe des Poissons dont elle était escortée. Je me tournai à droite pour considérer l’autre pôle ; j’aperçus quatre étoiles qui ne furent jamais observées que par les premiers habitants de la terre : le ciel paraissait se réjouir de leur éclat. Ô contrée du nord, toi qui ne peux contempler ces astres éblouissants, que je te plains dans ton veuvage ! J’abaissai les yeux, je me tournai vers la partie du pôle opposé où le char venait de disparaître, et je vis près de moi un vieillard solitaire dont la noble figure inspirait autant de vénération qu’on en doit à un père. Il portait une longue barbe à moitié blanchie ; ses cheveux, qui offraient également l’empreinte d’un grand âge, tombaient par flocons sur sa poitrine : les rayons des quatre étoiles sacrées réfléchissaient sur sa figure un éclat semblable à celui du soleil.

« Qui êtes-vous, vous qui, marchant contre le cours du fleuve aveugle, avez fui la prison éternelle ? dit le vieillard en agitant sa barbe vénérable. Qui vous a guidés ? Qui a osé porter devant vous un flambeau téméraire pour vous aider à sortir de la profonde nuit dans laquelle est plongée à jamais la vallée de douleurs ? Les lois de l’abîme sont-elles ainsi rompues ? Le ciel a-t-il tellement changé ses augustes décrets, que, vous autres, âmes condamnées, vous puissiez approcher de mes grottes ? » Alors mon guide me prit la main, et par ses signes, ses gestes et ses paroles, m’invitait à saluer le vieillard et à m’agenouiller devant lui. Ensuite Virgile répondit : « Je ne suis point venu ici de moi-même ; une femme descendue du ciel m’a prié de prendre celui-ci sous ma protection : puisque tu désires que nous expliquions plus clairement qui nous sommes, ma volonté ne peut contrarier la tienne. Mon compagnon n’a jamais vu sa dernière soirée ; mais ses déréglements l’avaient tellement rendue prochaine, qu’il ne lui restait plus qu’un très-court espace à parcourir dans la carrière de la vie. Comme je te l’ai dit, je fus envoyé pour le délivrer, et il n’était pas d’autre chemin que celui où je me suis engagé. Je lui ai montré toute la race coupable, maintenant je veux lui faire connaître les esprits qui se purifient sous ta loi. Il serait trop long de te raconter tout notre voyage. Du haut du ciel, une vertu protectrice m’aide à le conduire pour te voir et t’entendre. Daigne agréer son arrivée : il va cherchant la liberté, ce bien si précieux, ainsi que le sait celui qui lui sacrifie sa vie. Tu m’entends, toi qui pour ce bien ne trouvas pas la mort si amère à Utique où tu laissas tes dépouilles, qui seront si brillantes au grand jour du jugement. On n’a pas révoqué pour nous les édits éternels. Mon compagnon est vivant : moi, je n’ai pas craint les replis funestes de la queue de Minos ; j’habite le cercle où l’on admire les chastes yeux de ta chère Marcia, qui semble encore, ô génie sublime ! te conjurer de la reprendre pour épouse. Au nom de son amour, accorde-nous donc ton appui, laisse-nous pénétrer dans les sept divisions commises à ta garde : j’en rendrai grâce à Marcia, si tu permets que je te rappelle à son souvenir. — Marcia, repartit Caton, fut si chère à mes yeux qu’elle obtint de moi toutes les grâces qu’elle me demanda, tant que je fus sur la terre. Maintenant qu’elle habite au delà du fleuve inexorable, ses prières ne peuvent plus m’émouvoir : j’obéis à la loi qui me fut imposée quand je quittai les Limbes. Mais si une femme céleste t’anime et t’encourage, comme tu le dis, il est inutile de recourir à ce ton de flatterie ; il suffit de me parler au nom de la femme qui t’envoie : avance, fais à ton compagnon une ceinture de joncs dépouillés de leurs feuilles ; lave sa figure ; qu’elle ne porte plus aucune trace des vapeurs infernales : il ne conviendrait pas qu’il parût couvert de ces taches impures devant le premier des ministres que tu vas voir, et qui est un des habitants du Paradis. Là-bas, là-bas, dans cet îlot, à l’endroit où se brisent les flots de la mer, naissent des joncs entourés d’un limon épais : il ne peut y croître aucune autre plante ni aucun de ces arbustes ligneux qui ne plient pas sous les efforts de l’eau. Cependant, ne revenez pas de ce côté : le sol qui s’élève vous montrera le point où vous devez gravir la montagne par un sentier moins pénible. »

À ces mots le vieillard disparut. Je me levai sans parler, et je me tournai vers mon guide en fixant sur lui mes regards. Il commença ainsi : « Mon fils, suis mes pas ; la plaine s’abaisse sensiblement de ce côté. »

Déjà l’aube chassait l’heure du matin qui fuyait devant elle, et de loin j’aperçus le mouvement onduleux de la mer. Nous avancions dans la plaine déserte, comme des hommes qui retournent à la bonne voie qu’ils ont perdue, et qui semblent marcher en vain jusqu’à ce qu’ils l’aient retrouvée. Quand nous parvînmes à un point où la rosée combat l’action du soleil à la faveur de l’ombre, mon guide posa doucement ses deux mains sur l’herbette. alors, aussitôt que j’eus deviné son dessein, reconnaissant et attendri, j’approchai de lui mon visage en pleurs, et il fit disparaître ces taches dont l’Enfer avait souillé mes traits. Nous arrivâmes ensuite sur cette plage abandonnée où l’on ne vit jamais naviguer un homme qui puisse espérer de retourner sur la terre, et là il me fit une ceinture, ainsi que Caton l’avait prescrit : mais, ô merveille ! à peine eut-il pris quelques humbles joncs que d’autres s’élevèrent à la même place où mon guide venait d’en arracher.