La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Pugatoire/Chant II

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 139-141).
… Les âmes fortunées s’approchèrent de moi… (P. 140.)


CHANT DEUXIÈME



L e soleil était déjà parvenu à l’horizon de Jérusalem, et la nuit qui est toujours opposée à cet astre, sortait des eaux du Gange, accompagnée du signe de la Balance qui tombe de sa main, quand la nuit est plus longue que le jour. Plus s’approchait le soleil, plus les joues blanches et vermeilles de l’aurore commençaient à se nuancer d’une teinte orangée. Nous étions sur le bord de la mer, semblables à ces voyageurs qui pensant à leur chemin marchent en idée, mais demeurent immobiles ; et de même qu’on voit, le matin, à travers les vapeurs épaisses qui s’élèvent de l’Océan, Mars briller, au couchant, d’un rouge pourpré, de même je vis s’avancer une lueur (puissé-je la contempler une autre fois !) qui sillonnait la mer avec plus de rapidité que l’oiseau le plus léger. J’en détournai un moment les yeux pour interroger mon guide, et je la revis tout à coup plus grande et plus éclatante. À droite et à gauche se dessinaient je ne sais quelles formes blanches d’où semblaient se détacher peu à peu d’autres formes de même couleur. Mon maître garda le silence jusqu’à ce qu’il se fut assuré que les premières formes blanches étaient des ailes. Lorsqu’il reconnut le nocher, Virgile me cria : « Tombe, tombe à genoux, voilà l’ange de Dieu ; croise tes mains, tu rencontreras désormais de tels ministres : il dédaigne les rames façonnées par l’industrie des hommes, et ne veut pour voiles que ses ailes, dans ce monde si éloigné de tout être vivant. Vois comme il les tient élevées vers le ciel, agitant l’air de ses plumes éternelles qui ne changent pas, ainsi que change la chevelure des mortels. » L’oiseau céleste parut encore plus brillant quand il se fut approché de nous, et l’œil ne pouvait supporter sa splendeur. L’ange aborda avec sa barque élégante et légère qui effleurait à peine la surface de l’eau. Le nocher divin, placé à la poupe, annonçait sa béatitude dans ses traits. Plus de cent âmes étaient assises dans cette barque et chantaient à l’unisson le psaume : « Quand Israël partit d’Égypte. » À peine eurent-elles achevé ce cantique, que l’ange les bénit. Elles se jetèrent toutes sur la plage, et il s’en retourna avec sa vélocité ordinaire. La foule d’ombres récemment arrivée paraissait ne pas connaître ce lieu et regardait autour d’elle, comme l’homme devant qui se déploie un nouveau spectacle. Déjà le soleil avait de toutes parts lancé le jour avec ses flèches de lumière, et chassé le Capricorne de la moitié du ciel, quand cette foule inquiète s’approcha de nous en disant : « Si vous le savez, montrez-nous le chemin qui conduit à la montagne. » Virgile répondit : « Vous croyez peut-être que nous connaissons ce séjour ; mais, comme vous, nous sommes étranger ; nous ne vous avons précédées que d’un instant, et par un sentier si âpre et si rude que nous regarderons comme un jeu de gravir la montagne. » Les âmes, qui s’aperçurent à ma respiration que j’étais encore vivant, en furent frappées de stupeur.

De même qu’un messager, chargé de porter la branche d’olivier, entraîne sur ses pas la multitude qui se presse et se renverse pour apprendre des nouvelles, de même toutes les âmes fortunées s’approchèrent de moi, comme si elles eussent oublié de marcher pour devenir belles : j’en vis une qui s’avançait avec tant d’empressement pour m’embrasser, que je courus

Lorsqu’il reconnut le nocher, Virgile le cria : « Tombe, tombe à genoux, voilà l’ange de Dieu… »
(Le Purgatoire, chant ii, page 140.)


au-devant d’elle. Ô ombres vaines, excepté pour la vue ! Trois fois je serrai l’ombre dans mes bras, trois fois mes bras vinrent battre ma poitrine. Je restai stupéfait de surprise : l’âme sourit et se retira. Je la suivis avec un étonnement nouveau, et elle me dit doucement de m’arrêter. Je la reconnus alors, et je la conjurai de suspendre ses pas un moment pour me parler. Elle répondit : « Dégagée de mon corps, je t’aime autant que je t’aimai dans ma vie ; aussi je m’arrête. Mais toi, où vas-tu ? » Je parlais ainsi : « Mon cher Casella, je fais ce voyage pour retourner ensuite dans le monde, qui n’est pas perdu pour moi : et toi, comment as-tu pu tarder tant à venir dans ce séjour d’espérance ? — On ne m’a fait aucun tort, reprit Casella : le ministre qui nous conduit quand et comment il lui plaît, m’a plusieurs fois refusé le passage ; sa volonté a pour règle la volonté la plus juste. Depuis trois mois, il a accueilli ceux qui ont désiré entrer plus facilement dans sa barque ; aussi moi, qui me trouvais sur les bords où l’eau du Tibre va contracter la saveur du sel de la mer, je fus reçu par lui avec bienveillance, non loin de cette embouchure où il retourne, parce que c’est là qu’il rassemble ceux qui ne descendent pas vers l’Achéron. » Je repris en ces termes : « Si une nouvelle loi ne t’a pas fait oublier ton art et ces accents de chants amoureux qui apaisaient toutes mes peines, console mon âme qui, parvenue ici avec son corps, y a rencontré tant de sujets de terreur. » Casella commença ainsi, avec un accent si doux, que le charme de sa voix pénètre encore mon cœur : « Amour, qui parles à mon esprit. » Mon maître, toutes les âmes et moi, nous paraissions satisfaits, comme si aucune autre pensée n’eût dû occuper notre esprit. Nous marchions lentement, attentifs à ses chants ; mais voilà que le vieillard vénérable nous cria : « Esprits paresseux ! quelle est votre négligence ! pourquoi différer ainsi ? Courez vous dépouiller de cette écorce qui vous empêche de voir la source de tout bien. » Telles les colombes qui, sans faire entendre leurs roucoulements ordinaires, sont réunies pour becqueter encore le froment ou l’ivraie, et bientôt fuient en abandonnant la pâture, si quelque objet excite leur crainte ; telles les ombres étrangères, oubliant les chants, coururent vers la côte, comme l’homme qui suit un chemin sans savoir où il doit le conduire : ma fuite et celle de mon guide ne furent pas moins promptes.