La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/L’Enfer/Chant XXXIV

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 129-132).
… J’étais arrivé là où toutes les âmes, entièrement plongées dans la glace… (P. 129.)


CHANT TRENTE-QUATRIÈME



L es étendards du roi de l’Enfer paraissent devant nous, me dit mon maître ; peux-tu les distinguer ? » De même que lorsqu’un nuage épais obscurcit l’air, ou lorsque la nuit commence à voiler l’horizon, on croit voir un moulin dont les ailes sont agitées par le vent, de même il me sembla que je voyais un édifice éloigné. La rigueur du froid me fit rapprocher de mon guide ; je n’avais pas d’autre abri. Déjà, et plein de terreur, je le consigne dans ces vers, j’étais arrivé là où toutes les âmes, entièrement plongées dans la glace, ressemblaient, sous sa transparence, à des fétus recouverts d’un cristal. Les unes sont couchées, d’autres debout ; celle-ci ne présente que la tête, celle-là étend les pieds : une autre décrit un arc avec ses pieds et sa tête. Quand nous fûmes assez avancés, pour qu’il plût à mon maître de me montrer la créature autrefois la plus parfaite de toutes, il se retira de devant moi, et me fit arrêter un moment. « Voilà Dité, s’écria-t-il ; ici il faut que tu redoubles de courage.

Ne demande pas, lecteur, quelle fut alors mon épouvante : je ne la peindrai pas dans ces chants ; mes expressions seraient impuissantes. Je ne mourus pas, et je ne restai pas vivant : si tu as quelque intelligence, pense à ce que je devins dans cet état où j’étais hors de la vie et de la mort. Du fond du glacier sortait le souverain de la contrée des pleurs ; on ne le voyait que jusqu’à la poitrine. J’atteindrais plutôt à la grandeur d’un géant, qu’il ne serait permis à des géants eux-mêmes d’atteindre à la hauteur des bras de Dité : que ne devait donc pas être le corps du monstre armé de bras si redoutables ? S’il a été aussi beau qu’il est effroyable aujourd’hui, s’il a osé élever sa tête superbe contre son Créateur, c’est à juste titre que ce coupable est la source de toute douleur.

De quelle stupeur fus-je frappé en voyant trois visages à sa tête ! Le visage qui se présentait devant moi était d’une couleur de sang : les deux autres qui naissaient également des deux épaules, se réunissaient vers les tempes : la face, qui était tournée vers la droite, paraissait d’un blanc jaunissant ; l’autre avait la couleur des habitants de ces bords où le Nil laisse errer ses eaux. Sous chacun de ces visages paraissaient des ailes proportionnées à la taille démesurée d’un oiseau si formidable : je ne vis jamais voile de vaisseau d’une telle grandeur. Ces ailes n’étaient pas revêtues de plumes ; elle présentaient la substance de celles de la chauve-souris. De ces ailes qu’il agitait à la fois, le démon produisait trois vents différents. Tout le Cocyte était enchaîné sous les glaces autour de Dité ; il pleurait de ses six yeux, et ses trois mentons étaient inondés de larmes et d’une bave sanguinolente : dans chacune de ces bouches, ses dents resserraient un pécheur ; il torturait ainsi trois âmes à la fois. Celle que j’aperçus d’abord souffrait moins des morsures que du déchirement des griffes qui la dépouillaient de sa peau. « L’âme qui est ainsi mordue est Judas Iscariote ; vois, sa tête est dans la bouche du monstre, et ses jambes s’agitent en dehors. Des deux autres esprits, dont la tête est pendante, celui que la bouche africaine déchire, est Brutus : observe comme il se tord sans se

Du fond du glacier sortait le Souverain de la contrée des pleurs…
(L’Enfer, chant xxiv, page 130.)


plaindre. L’autre, qui paraît si remarquable par son embonpoint, est Cassius. Mais la nuit commence, il faut partir ; nous avons tout vu. »

Suivant l’ordre de mon guide, je l’embrassai étroitement : alors il choisit le lieu et l’instant favorables ; et, profitant d’un moment où les ailes étaient déployées, il s’attacha aux côtes velues du monstre : il descendit ensuite de flocons en flocons entre son épaisse toison et les glaçons amoncelés.

Lorsque nous fûmes arrivés à la hauteur des hanches du Démon, mon guide se tourna avec peine et avec effort ; il plaça, en se renversant, sa tête où il avait les pieds, et s’accrocha comme un homme qui est dans l’action de monter, aux flancs poilus du rebelle : aussi pensai-je que nous retournions une autre fois en enfer. « Tiens-toi bien, me dit le maître, harassé de fatigue, c’est par de tels échelons qu’on s’éloigne de la région des plaintes éternelles. » Il sortit ensuite par la fente d’un rocher, me fit asseoir sur le bord, puis avec prudence il se plaça près de moi. Je ramenai mes yeux sur Lucifer, croyant le retrouver comme je l’avais laissé ; mais je le vis, les jambes tournées en haut. Que le peuple grossier, qui ne devine pas le point où j’étais passé, imagine combien je fus effrayé : « Lève-toi, dit mon maître, la route est longue, le chemin est pénible : nous sommes arrivés à la huitième heure du jour. » La voie que nous parcourions n’était pas une de ces voies qui conduisent aux palais, mais un sol rocailleux, âpre et ténébreux. « Avant de sortir de cet abîme, dis-je au maître quand je fus levé, tire-moi de mon erreur. Où est l’étang de glace ? pourquoi Lucifer est-il ainsi renversé ? et comment en si peu de temps le soleil est-il venu remplacer la nuit ? »

Et lui à moi : « Tu crois être encore vers l’autre côté du pont où je m’attachai aux poils du serpent qui occupe la cavité placée au milieu du Monde : en effet, il en était ainsi tant que je descendais : mais quand je me suis tourné, tu as passé le point qui est le centre de gravité. Tu es sous l’hémisphère opposé à celui qui couvre la Terre et ses déserts, et sous lequel mourut l’homme qui naquit et vécut sans péché. Tu as les pieds sur le cercle qui est opposé au cercle de Judas : ici le soleil nous éclaire, parce qu’il est caché pour eux qui sont sous nos pieds. Le monstre, dont les poils me furent une échelle, est encore enfoncé là comme il était auparavant ; c’est dans cette position qu’il tomba du ciel. La terre qui s’étendait de ce côté que le corps immense du traître occupe aujourd’hui, se fit un voile, de la mer, par épouvante, et fuit vers notre hémisphère : peut-être en fuyant laissa-t-elle ce vide où nous nous trouvons, et alla-t-elle former cette montagne, pour éviter le voisinage du téméraire. »

Il est un lieu éloigné de Belzébuth de toute la longueur de sa tombe, et qu’on ne peut voir ; mais le bruit d’un ruisseau qui, avec une pente légère, descend par la fente d’un rocher qu’il a creusé dans son cours, me fit connaître que je commençais à m’éloigner des vallées infernales. Mon maître et moi nous entrâmes dans ce chemin secret pour retourner vers le Monde éclairé par le soleil : nous continuâmes de monter sans prendre de repos ; mon guide me précédait, et bientôt j’aperçus, à travers une ouverture étroite, une partie des prodiges du ciel : enfin, nous sortîmes, et nous pûmes contempler les étoiles.