La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/L’Enfer/Chant XXXIII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 125-128).
Je vis les trois autres s’éteindre un à un… (P. 127.)


CHANT TRENTE-TROISIÈME



L e pécheur détourna sa bouche du féroce repas ; et, après l’avoir essuyée aux cheveux de la tête qu’il avait rongée par derrière, il commença ainsi : « Tu veux que je renouvelle cette rage désespérée dont le souvenir m’accable avant même que je parle ; mais si mes paroles sont une semence qui porte pour fruit l’infamie du traître que je ronge, tu me verras parler et pleurer à la fois. Je ne sais qui tu es, ni sous quels auspices tu es venu jusqu’ici ; à ton langage, tu me parais Florentin. Apprends que je fus le comte Ugolin ; celui-ci est l’archevêque Ruggieri ; je te dirai pourquoi je lui suis un tel voisin. Il est inutile de répéter que, malgré ma confiance en lui, victime de ses affreux soupçons, je fus saisi et dévoué à la mort : mais ce que tu ne sais pas, c’est combien cette mort fut atroce ; tu va en entendre le récit, et tu sauras si ce monstre a mérité ma haine. À travers les soupiraux de la tour, à qui, depuis mon supplice, on a donné le nom de Tour de la faim, et où tant d’autres seront enfermés après moi, une légère ouverture m’avait déjà, plusieurs fois, fait apercevoir la clarté du jour, lorsque j’eus un songe funeste qui déchira pour moi le voile de l’avenir.

« Ruggieri me paraissait être mon seigneur et mon maître ; il poursuivait un loup et ses louveteaux vers la montagne qui dérobe aux Pisans la vue de l’État de Lucques. Il chassait devant lui les Gualandi, les Sismondi et les Lanfranchi précédés eux-mêmes de chiennes maigres, affamées, et dressées par des mains habiles. En peu de temps le loup et ses petits me parurent fatigués, et les chiennes semblaient, de leur dent aiguë, leur fendre le flanc.

« Quand je fus éveillé, avant l’aurore, j’entendis mes fils, qu’on avait emprisonnés avec moi, pleurer, en dormant encore, et demander du pain. Tu es bien cruel, toi, si tu ne gémis du triste sort qui m’était annoncé ; et si tu ne verses pas de larmes, de quoi peux-tu donc pleurer ?

« Déjà nous étions debout : déjà approchait l’heure où l’on avait coutume d’apporter notre nourriture ; chacun de nous était tourmenté de noirs pressentiments, funeste effet de notre songe. J’entendis clouer les portes de l’horrible tour : je regardai mes enfants sans parler : je ne pleurais pas, tant je me sentis en dedans devenir de pierre. Mes fils pleuraient ; mon jeune Anselme me dit : « Pourquoi nous regardes-tu ainsi, mon père ? qu’as-tu donc ? » Je ne pleurai pas encore, et je ne répondis pas tout ce jour et la nuit qui le suivit, jusqu’au lendemain, lorsqu’un autre soleil vint éclairer le monde. À peine un faible rayon eut-il pénétré dans la prison de douleurs, que je vis sur la figure de mes quatre enfants les mêmes symptômes d’épuisement qui devaient altérer mon visage. De rage, je me mordis les deux mains. Mes fils, pensant que je faisais ainsi pour manger, se levèrent et me dirent : « Ô mon père ! notre douleur sera moins affreuse, si tu manges de nous : tu nous as donné ces chairs misérables, et bien, tu les reprends !… »

« Je m’apaisai alors pour ne pas redoubler leur désespoir. Ce jour et le suivant, nous restâmes tous dans un morne silence. Ah ! terre insensible, pourquoi ne t’es-tu pas entr’ouverte ? Nous avions atteint le quatrième jour ; Gaddo vint tomber à mes pieds, en me disant : « Mon père, est-ce que tu ne viens pas à mon secours ? » et il expira. Comme tu me vois en ce moment, je vis les trois autres s’éteindre, un à un, entre le cinquième et le sixième jour. La vue troublée par mon état de faiblesse, je roulai sur eux, presque sans connaissance, et je les appelai encore deux jours après leur mort. Ensuite la faim eut plus de pouvoir que la douleur. »

À peine Ugolin eut-il parlé qu’il reprit le misérable crâne, auquel, en tordant les yeux, il donna, avec la fureur d’un chien, des coups de dent qui pénétrèrent jusqu’à l’os.

Ah ! Pise, la honte des nations répandues sur ce beau pays où le si résonne, puisque tes voisins sont trop lents à te punir, que la Capraia et la Gorgona se détachent de la mer, et que, venant former une digue à l’embouchure de l’Arno, elles fassent refluer ses eaux pour engloutir tous tes habitants ! Si le comte Ugolin était accusé d’avoir livré tes châteaux, tu ne devais pas vouer ses enfants à un tel supplice. Ô nouvelles Thèbes, leur âge rendait innocents Uguccion, Brigata, et les deux que j’ai déjà nommés !

Nous avançâmes, et nous vîmes d’autres ombres plongées dans le froid éternel, mais dont la tête était renversée en arrière. Les larmes qui avaient inondé d’abord leurs joues ne permettaient pas à d’autres larmes de couler : la douleur, trouvant un obstacle dans les yeux fermés par la glace, était forcée de retourner sur elle-même, et redoublait le supplice ; enfin, les pleurs cherchant à s’échapper étaient arrêtés sur les cils comme des visières de cristal, et de nouvelles larmes remplissaient toute la cavité de l’œil.

Quoique le froid qui règne dans ce lieu ne fit plus sur ma figure une impression douloureuse, de même qu’il cesse d’offenser une partie de notre corps endurcie par la fatigue, cependant il me parut que je sentais un air refroidi qui frappait mon visage. Je dis à mon maître : « Qui produit donc ce vent ? est-ce qu’ici toutes les vapeurs ne sont pas éteintes ? » Et lui à moi : « Tes yeux te feront promptement la réponse, et tu connaîtras la cause de ce vent. » Alors un des malheureux de la croûte glacée nous cria : « Ô âmes si coupables que vous avez été précipitées dans le dernier gouffre, arrachez-moi ces voiles endurcis ! que je puisse soulager ma douleur avant que mes larmes se regèlent une autre fois ! » Et moi à cet esprit : « Dis qui tu es, je t’accorderai mon secours ; et si ensuite je n’écarte cet obstacle qui te fait gémir, je veux être plongé au fond de cette glace. » L’ombre repartit : « Je suis frère Albéric, je suis celui dont le jardin a produit des dattes pour des figues : je reçois ici un digne et juste échange. — Mais, repris-je, est-ce que tu es déjà mort ? » L’esprit ajouta : « Je ne puis te dire ce qu’est devenu mon corps dans le monde. Cette Ptolomée funeste a ce privilège, que souvent un coupable y roule avant qu’Atropos ait remué les doigts : enfin, pour que tu brises avec plus de zèle les glaçons épais qui enchaînent mes larmes, apprends qu’aussitôt qu’une âme est traîtresse comme la mienne, son corps lui est enlevé par un démon qui le gouverne à son gré, pendant tout le temps fixé pour le reste de sa vie. Cette âme tombe alors dans la froide citerne, et peut-être vois-tu encore là-haut le corps de celui qui est glacé près de moi. Tu dois le connaître, si, depuis peu, tu as quitté la terre. C’est Branca d’Oria : il s’est cependant écoulé beaucoup d’années depuis qu’il a été précipité dans cette enceinte.

— Je crois que tu me trompes, lui dis-je, Branca d’Oria n’est pas mort, il mange, il boit, il dort, il s’habille comme nous. » L’ombre répondit : « Michel Sanche n’était pas encore tombé dans la fosse de Malébranche, où bout une poix tenace, qu’un diable s’empara, sur la terre, du corps de Branca d’Oria et de celui d’un de ses parents complice de sa trahison. Maintenant étends la main, et ouvre-moi les yeux. »

Je me gardai de le satisfaire, et ce fut une action courtoise que d’avoir manqué à ma parole.

Ah ! Génois, hommes sans mœurs et remplis de vices, pourquoi n’êtes-vous pas séparés de l’univers ? Je trouvai, auprès du plus méchant habitant de la Romagne, un des vôtres qui avait mérité, avant sa mort, de voir son âme plongée dans le Cocyte, tandis que là-haut son corps semble encore jouir de la vie ?