La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XXVIII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 377-380).
J’entendis les chœurs chanter Hosanna ! (P. 379.)

CHANT VINGT-HUITIÈME


L orsque celle qui guidait mon entendement dans le Paradis m’eut ainsi découvert la vérité sur la vie présente des misérables mortels, je me souviens que je regardai ces yeux si beaux où l’amour trouve les liens qui m’enchaînent.

Semblable aux hommes, qui voyant dans un miroir la flamme d’une torche, avant d’avoir vu la torche elle-même, ou d’y avoir pensé, cherchent à s’assurer si le cristal ne leur en a pas imposé, et comprennent qu’ils ne se sont pas trompés, et que la flamme et le miroir s’accordent ensemble, comme le chant s’accorde avec les paroles, alors je me retournai, et je fus frappé de la vertu des yeux de Béatrix, qui réfléchissaient si bien chaque objet, quand on les considérait attentivement.

J’aperçus un point qui jetait une si vive lumière, que la vue éblouie cédait à son tranchant aigu. La plus petite étoile placée près de ce point comme une étoile est près d’une autre étoile, paraîtrait une lune. Autour, à la même distance où est cette couronne de vapeurs qui environnent quelquefois le soleil, un cercle de feu tournait si rapidement, qu’il aurait surpassé en vitesse le ciel le plus prompt à se mouvoir.

Ce premier cercle était environné d’un second, celui-ci d’un troisième, celui-là d’un quatrième, cet autre d’un cinquième, et ce dernier d’un sixième cercle. Suivait un septième cercle, que l’arc messager de Junon ne pourrait contenir.

Il en était ainsi d’un huitième et d’un neuvième, qui se mouvaient moins vite, en raison de la distance où ils étaient du point de l’unité. Tous ces cercles brillaient aussi d’un éclat plus ou moins sincère, suivant qu’ils étaient plus voisins et plus éloignés du point qui en formait le centre.

Béatrix, qui me voyait tourmenté d’une vive curiosité, me dit : « De ce point dépendent le ciel et toute la nature. Vois ce cercle, qui en est le plus près, et apprends que son mouvement a cette rapidité, à cause de l’amour ineffable qui l’anime. »

Et moi à elle : « Si notre monde présentait l’ordre dans lequel je vois ces différents mouvements, j’aurais été pleinement persuadé ; mais dans le monde sensible, les sphères qui s’éloignent le plus du centre sont d’autant plus divines. Daignez satisfaire ma curiosité, dans ce temple admirable des anges, qui n’a pour confins que lumière et amour. Je voudrais savoir comment cette différence existe entre la copie et le modèle ; j’en cherche en vain la raison. »

Il n’est pas étonnant, dit Béatrix, que tes doigts ne puissent délier un pareil nœud. Il est devenu d’autant plus solide, qu’on n’a pas essayé de le dénouer. Si tu persistes à connaître la raison de ce que tu ignores, recueille toute la subtilité de ton esprit. Les cercles du monde sensible sont grands ou petits, en raison du plus ou moins de vertu qu’ils renferment. La chose la meilleure communique un plus grand bien, et le plus grand corps, en tant qu’il est parfait, exerce l’influence la plus complète. Donc, celui qui entraîne avec lui tous les autres cieux, correspond au cercle qui a le plus d’amour et d’intelligence.

Béatrix, qui me voyait tourmenté dune vive curiosité, me dit…
(Le Paradis, chant xxviii, page 378.)


« Si tu examines bien l’efficacité de ces substances, qui te semblent disposées en rond, et non leur apparence, tu verras que chacune correspond plus ou moins à chacun des cieux avec lequel elle a des rapports. »

De même que l’air devient plus pur et plus serein quand Borée, par son souffle le plus doux, dissipe les vapeurs qui troublaient l’atmosphère, et fait disparaître le ciel entouré de tout son cortège, de même, à cette réponse claire de Béatrix, je vis la vérité, comme on distingue une étoile dans le ciel.

À peine cette femme bienheureuse eut-elle fini de parler, que ces cercles jetèrent des étincelles, ainsi qu’on en voit sortir du fer bouillant, battu à un grand feu. Chaque étincelle, dans son embrasement, se multipliait en autres étincelles ; leur nombre surpassait celui que donneraient les cases d’un échiquier, si on les comptait, en doublant toujours à chaque case.

J’entendis les chœurs chanter Hosanna autour de ce point immobile qui les a confirmés, et les confirme dans cette grâce qu’ils n’ont jamais perdue.

Et Celle-ci, qui voyait en moi de nouveaux doutes, m’adressa la parole et me dit : « Les premiers cercles t’ont présenté les séraphins et les chérubins. Ils suivent avec vélocité leur attraction, pour ressembler au point suprême, autant qu’ils peuvent, et leur sublimité est proportionnée à leur entendement. Les autres amours qui suivent sont appelés trônes du regard divin ; ils terminent le premier ternaire.

Tu dois savoir quelle joie ils trouvent dans la vue de la vérité, qui est le principe de toute intelligence ; aussi tu comprends que la béatitude consiste plus à jouir de la vue de Dieu qu’à se livrer au sentiment d’amour qu’il inspire, sentiment qui n’est qu’un effet secondaire de la présence de Dieu. Ce sont les mérites qui procurent cette vue si douce, et c’est la grâce divine et sa volonté bienfaisante qui donnent ces mérites : c’est ainsi que tout est distribué de degré en degré. L’autre ternaire qui germe dans ce printemps sans fin, où il ne redoute pas les nuits sombres pendant lesquelles se lève le Bélier, chante perpétuellement Hosanna, en formant trois mélodies qui partent des trois chœurs de joie dont il est composé. Dans cette hiérarchie, sont les hautes déesses, d’abord les dominations, puis les vertus, ensuite les puissances. Dans les deux premiers chœurs de la troisième hiérarchie, se meuvent les principautés et les archanges : le dernier est consacré aux jeux des anges. Ces ordres reçoivent leur lumière de Dieu, et rendent successivement aux intelligences inférieures l’influence qu’ils ont reçue ; tous ils sont attirés, et tous ils attirent vers l’image de Dieu. Denis a contemplé avidement ces chœurs sacrés ; il les a distingués et nommés comme moi.

« Puis Grégoire a été d’un autre sentiment ; mais quand il a ouvert les yeux dans ce ciel, il a ri lui-même de sa méprise. Ne t’étonne pas cependant qu’un mortel ait, sur la terre, manifesté cette vérité inconnue aux hommes : celui qui avait vu le ciel la lui avait démontrée, avec d’autres vérités éternelles relatives à ces suprêmes intelligences. »