La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XXIX

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 381-384).
L’amour éternel créa neuf amours sacrés… (P. 381.)

CHANT VINGT-NEUVIÈME


L orsque les deux fils de Latone, couverts l’un du Bélier, l’autre du signe de la Balance, se font ensemble une ceinture de l’horizon, pendant autant de temps qu’il s’en écoule, du point où le zénith les tient en équilibre jusqu’au point où l’un et l’autre, changeant d’hémisphère, se dégagent de cette ceinture, Béatrix, en considérant avec un visage qu’embellissait un sourire, le point qui m’avait tant frappé, garda le silence.

Ensuite elle parla ainsi : « Sans te demander ce qui te tourmente, je vais te dire ce que tu veux savoir : je l’ai lu dans celui qui est le centre de tous les lieux et de tous les temps. L’amour éternel créa neuf amours sacrés, non pour augmenter sa perfection (elle ne pouvait s’accroître davantage), mais afin de pouvoir dire, en étincelant : « Je subsiste. » Il était auparavant renfermé dans son éternité, au delà des temps, incompréhensible, comme il lui a plu : cependant jusques alors, il n’était pas demeuré dans l’inertie, et ce que Dieu dit sur les eaux, n’avait eu lieu ni avant, ni après. La forme et la matière, jointes ensemble et dans leur état de pureté, obtinrent une disposition parfaite.

« Comme trois flèches partent à la fois d’un arc tricorde, comme un rayon du soleil brille à la fois dans un verre, dans un cristal et dans un morceau d’ambre, ainsi cet effet triforme, en sortant des mains de son créateur, lança ses rayons à la fois dans tout son être.

« Avec les créatures fut créé l’ordre qu’elles devaient garder : celles qui avaient les formes pures obtinrent le haut lieu dans le monde. La simple matière fut placée plus bas ; au milieu, une partie des formes pures et la matière s’unirent d’un tel lien que jamais elles ne se délient.

« Jérôme a écrit que les anges ont été créés longtemps avant la formation de l’autre monde ; mais la vérité que je te fais connaître, a été publiée plusieurs fois par les écrivains de l’Esprit-Saint, et tu t’en convaincras, si tu guettes avec attention. La raison seule t’apprend que les moteurs universels n’ont pu exister si longtemps sans leur perfection : tu sais donc où, quand et comment ces amours sacrés ont été créés. Voilà trois ardeurs de ton désir qui sont apaisées.

« En moins de temps que dans un compte on n’arriverait à vingt, une partie des anges se révolta et porta le trouble dans vos éléments. L’autre partie, fidèle, commença à se livrer avec allégresse à ce mouvement continuel : tu vois que jamais elle ne s’en écarte.

« La cause de la chute des premiers fut cet enorgueillir maudit de celui que tu as vu gémir sous tous les poids de l’univers. Ceux qui sont ici, plus modestes, reconnurent l’effet de la bonté qui les avait élevés à de si hautes compréhensions. La lumière de la grâce et leurs mérites les exaltèrent davantage, et ils jouissent d’une volonté ferme et entière. Je veux aussi que tu croies que c’est leur mérite et leur véritable affection qui les ont rendus dignes de cette grâce.

« Maintenant, si tu as bien compris mes explications, tu peux contempler librement ces hiérarchies divines. Comme dans vos écoles, on lit que la nature angélique est telle, qu’elle a, ainsi que nous, l’entendement, la mémoire et la volonté, j’ajouterai quelques mots, pour que tu saches qu’avec cette définition peu exacte on présente une interprétation équivoque.

« Ces substances, dès qu’elles commencèrent à se réjouir de la vue de Dieu, ne cessèrent de fixer leurs regards sur celui devant lequel rien n’est caché. Cette contemplation n’est jamais interrompue, et, pour tout se remémorer, n’a besoin d’aucun effort. Là-bas, on rêve en ne dormant pas, les uns croyant, les autres ne croyant pas dire la vérité. Dans les premiers il y a plus de faute et plus de honte.

« Raisonnant de cette manière, vous n’êtes pas dans le vrai chemin, en philosophant, tant vous transportent l’amour de l’apparence et une opinion à vous : encore tolère-t-on ici cette conduite avec moins de dédain que celle des hommes qui rejettent la sainte Écriture, ou qui osent la torturer. On ne pense pas à ce qu’il en a coûté de sang pour la répandre dans le monde, et combien plaît celui qui s’accote humblement contre elle.

« Chacun s’ingénie à se montrer au grand jour, cite ses inventions ; les prédicateurs les débitent, et l’Évangile se tait. L’un dit que la lune, au moment de la Passion du Christ, retourna en arrière et obscurcit la lumière du soleil ; un autre, que la lumière se cacha d’elle-même, de manière que cette éclipse aurait été commune aux Espagnols, aux Indiens et aux Juifs.

« On débite en chaire, tous les ans, plus de ces sortes de fables, qu’il n’y a à Florence de Lapi et de Bindi. Les brebis ignorantes reviennent de la pâture, repues de vent, et leur ignorance ne les excuse pas. Le Christ n’a pas dit à ceux de son premier couvent : Allez, et prêchez au monde des fables. Il leur a donné un texte plus noble, et ils en ont été si pénétrés dans leurs discours, qu’à leur combat pour allumer la foi, ils ont fait, de l’Évangile, des boucliers et des lances.

« On emploie aujourd’hui des mots burlesques et des bouffonneries ; et, quand en prêchant on a fait rire, on enfle orgueilleusement son capuchon, et l’on n’en demande pas davantage : mais dans le rebord du capuce se niche un tel oiseau, que si le peuple le voyait, il connaîtrait le peu de valeur des pardons auxquels il se fie.

« À ce sujet, la sottise s’est tant accrue sur la terre, que l’on accèderait à toute promesse sans preuve d’aucun témoignage. C’est ainsi que saint Antoine engraisse son porc ; c’est ainsi qu’agissent bien d’autres qui sont pires que des pourceaux, et qui payent en monnaie de mauvais coin.

« Nous nous sommes trop éloignés de notre sujet ; reprenons la vraie route, et regagnons le temps que nous avons perdu. La nature angélique se multiplie tellement de degré en degré, qu’il n’est pas de termes humains pour exprimer le nombre des anges ; et, si tu te souviens des révélations de Daniel, tu verras que dans les milliers qu’il cite, il ne manifeste pas un nombre déterminé. La première lumière qui éclaire toute cette nature, se répand en autant de portions qu’il y a de lueurs différentes auxquelles elle doit s’unir. L’effet de son amour se mesure en raison de la connaissance plus ou moins grande de Dieu, dont les anges ont l’avantage d’être doués ; et la douceur de cet amour ineffable bout, et s’attiédit diversement en eux.

« Considère donc la hauteur et la grandeur de la valeur éternelle, qui s’est réfléchie dans cette immense quantité de miroirs où elle se multiplie sans avoir cessé de rester, comme auparavant, dans son unité. »