La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XXVII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 373-376).
Alors la lueur sainte s’écria d’une voix terrible… (P. 374.)

CHANT VINGT-SEPTIÈME


T out le Paradis alors chanta : Gloire au Père, au Fils, au Saint-Esprit ! avec une telle mélodie, que ce chant m’enivrait : il me semblait voir l’univers entier se réjouir, et mon ivresse entrait dans mes sens par l’ouïe et par la vue. Ô bonheur, ô allégresse ineffable ! Ô vie entière d’amour et de paix ! Ô richesse assurée sans désir !

Devant moi, les quatre esprits paraissaient enflammés ; et celui qui était venu le premier commença à étinceler davantage, et se montra tel que serait Jupiter, si lui et Mars devenaient oiseaux et changeaient de plumage.

La Providence, qui règle les différents devoirs, avait de toutes parts imposé le silence au chœur bienheureux, lorsque j’entendis ces mots : « Si je me transcolore, ne t’étonne pas ; car à mesure que je parlerai, tu verras se transcolorer aussi tous les esprits qui sont près de moi. Celui qui sur la terre usurpe ma place, ma place, ma place, vacante devant le Fils de Dieu, a fait du lieu où j’ai souffert le martyre un cloaque de sang et de débauches, qui réjouit le pervers tombé de là-haut. »

Je vis alors le ciel couvert de cette même teinte que produit, le soir et le matin, au levant et au couchant, le soleil caché par des nuages. Béatrix elle-même changea de figure, comme une femme vertueuse qui ne se reproche rien, mais qui a honte en entendant les fautes des autres. Une telle éclipse a dû attrister le ciel, lors de la Passion de la suprême puissance.

Alors la lueur sainte s’écria d’une voix aussi terrible que sa nouvelle couleur avait été effrayante : « Ce n’est pas pour être achetée à prix d’or que l’épouse du Christ a été nourrie de mon sang, de celui de Lin et de Clet. C’est pour acquérir cette vie joyeuse que Sixte, Pie, Calixte et Urbain répandirent aussi tout leur sang après tant de larmes. Notre intention n’a pas été qu’une partie du peuple chrétien s’assît à la droite de nos successeurs, et qu’une autre partie s’assît à la gauche, ni que les clefs qui m’ont été confiées fussent empreintes sur les étendards de ceux qui combattraient les nations baptisées, ni que mon image fût apposée en cachet sur des privilèges vendus et menteurs, dont souvent je rougis étincelant de colère. Dans toutes les pâtures on voit des loups ravisseurs en habits de berger.

« Ô divine justice, pourquoi parais-tu endormie ? Des habitants de la Gascogne et de Cahors s’apprêtent à boire de notre sang. Ô commencement heureux, faut-il que tu tombes dans une vile fin ! Mais la Providence, qui par le bras de Scipion protégea dans Rome la gloire du Monde, vous secourra, je crois, bientôt ; et toi, mon fils, que le poids de la dépouille mortelle fera retomber là-bas, ouvre la bouche, et ne cache pas ce que je ne cache pas moi-même. »

De même que l’air se charge de flocons de vapeurs condensées par le froid, lorsque les cornes de la chèvre du ciel sont en contact avec le soleil, de même je vis dans la sphère se former comme des flocons de ces vapeurs triomphantes qui s’étaient arrêtées avec nous. Mes regards les suivirent jusqu’au milieu d’elles, et ce ne fut que jusque-là qu’ils purent s’étendre.

Béatrix, qui jugea que je ne pouvais plus rien apercevoir, me dit alors : « Baisse ta vue, et remarque comme tu as tourné toi-même. »

Je reconnus que depuis le moment où j’avais regardé la terre pour la première fois, j’avais parcouru tout l’arc d’une moitié du premier climat ; je voyais, au delà de Gade, ce passage que le téméraire Ulysse tenta de franchir ; et en deçà, le rivage sur lequel Europe devint un si doux fardeau.

J’aurais encore découvert une plus grande partie de ce point imperceptible ; mais le soleil était éloigné de moi de l’espace d’un signe. Mon esprit embrasé de charité, qui brûle du plus tendre amour pour ma Béatrix, s’enflammait plus que jamais du désir de reporter ma vue sur elle.

Si la nature, dans le corps humain, et l’art, dans ses peintures, produisent des appâts qui attirent nos yeux, pour arriver à notre cœur, tous ces attraits réunis ne seraient rien devant le plaisir divin qui m’enivra de nouveau, lorsque je me retournai vers son visage riant.

La vertu que me communiqua son regard me détacha du signe cher à Leda, et m’enleva jusqu’au ciel qui a le plus de vélocité. Les points de cette sphère, plus lucides et plus prompts à se mouvoir, sont si uniformes, que je ne sais pas dans quelle partie me plaça Béatrix.

Elle voyait mon inquiétude, et alors, avec un visage si joyeux que Dieu y paraissait empreint, elle commença ainsi : « La nature du monde qui veut qu’au milieu il y ait repos, et que tout le reste soit en mouvement, trouve ici son unique principe : ce ciel n’a pas d’autre point où il s’arrête que l’entendement divin qui l’embrase de cet amour dont il reçoit le mouvement, et de cette vertu d’où émanent différentes influences.

« Un cercle de lumière et d’amour entoure ce ciel comme les autres ; mais d’ailleurs il n’est compris que de Dieu, qui le contient dans son immensité. Le premier Mobile ne reçoit aucune autre impulsion. Les autres sphères reçoivent la sienne, comme le nombre dix renferme la moitié et la cinquième partie de ce nombre. Actuellement il peut t’être prouvé que le Temps tient ses racines dans un tel vase et ses feuilles dans les autres sphères.

« Ô cupidité, qui asservis tellement les mortels, qu’aucun n’a la force d’élever ses yeux au delà de cette mer ! La volonté des hommes présente quelquefois des fleurs ; mais la pluie continuelle abâtardit les bons fruits. On ne trouve l’innocence et la sincérité que chez les enfants ; et ces vertus disparaissent avant que le premier duvet ait couvert les joues.

« Tel, quand il balbutie encore, veut déjà jeûner, qui, lorsque sa langue est déliée, dévore toute espèce d’aliments, dans tous les temps et dans toutes les occasions. Tel, quand il balbutie encore, aime et écoute sa mère, mais désire la voir ensevelie, lorsqu’il a la parole libre. Ainsi le teint de la noble fille de celui qui apporte le matin et laisse le soir, blanc d’abord au premier aspect, devient tout à fait noir.

« Et toi, si tu veux voir diminuer ton étonnement, pense que sur terre il n’est plus personne qui gouverne : aussi la famille humaine est hors de la voie. Mais avant que janvier sorte de l’hiver, à cause de cette fraction de temps qui est négligée là-bas, ces cercles supérieurs auront un tel mouvement, que cette forme attendue si impatiemment tournera les poupes là où sont les proues ; la flotte courra dans la sage direction : enfin le vrai fruit viendra après la fleur. »