La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XXVI

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 369-372).
Alors, un doux chant se fit entendre dans le ciel.

Ma Dame répéta avec les autres esprits : Ô Saint, ô Saint, ô Saint !

(P. 370.)

CHANT VINGT-SIXIÈME


P endant que j’étais ainsi privé de voir Béatrix, à cause de l’éclat que jetait le dernier esprit sacré qui m’avait parlé, il sortit de cette vive lumière une voix que j’écoutais attentivement, et qui prononça ces mots : « En attendant que tu retrouves la vue que j’ai obscurcie, il convient que je te dédommage, et que je m’entretienne avec toi. Commence donc, dis-moi vers quel point se dirige ton âme ? Rassure-toi d’abord ; ta vue est éblouie, mais n’est pas morte ; et d’ailleurs la sainte femme qui te conduit vers ces bienheureuses régions, possède dans le regard la même vertu qu’avait la main d’Ananias. » Je répondis : « Qu’à son gré, que tôt ou tard elle apporte un remède à ces yeux, qui furent les portes par lesquelles elle entra avec le feu dont je brûle ! Le bien, qui a béatifié toute cette cour, est l’Alpha et l’Oméga de ce que l’amour me dicte de facile ou de difficile à exécuter. »

L’esprit qui m’avait déjà une fois rassuré sur mon subit éblouissement, m’adressa une autre fois la parole et me dit : « Il faut raffiner à un van plus étroit. Tu dois déclarer qui a dirigé ton arc vers un but si sublime. »

Je répondis : « C’est par des arguments philosophiques, et par l’autorité qui descend du ciel, que cet amour s’exprime en moi. Le bien, aussitôt qu’on le conçoit, excite d’autant plus la charité, qu’il participe plus à la bonté divine ; aussi le cœur de celui qui connaît clairement la vérité de l’excellence de ce bien, doit nécessairement aimer l’essence qui surpasse toutes les autres en perfection, puisque, hors de cette même essence, il n’y a qu’un rayon de sa lumière.

Cette vérité m’est encore enseignée par celui qui me démontre le premier amour des substances éternelles ; je l’apprends encore par les paroles de celui qui est la vérité même, et qui dit à Moïse, en parlant de soi : « Je te ferai voir la première valeur. » Tu me la prouves aussi, toi qui as publié des mystères sacrés avec une voix si éloquente. »

L’esprit répliqua : « En suivant pour guide l’intelligence des hommes, et l’autorité qui appuie ces raisonnements, aime donc Dieu avec la plus tendre préférence. Mais dis-moi encore si tu sens que d’autres attraits te portent vers Dieu, et avoue-moi quels sont les aiguillons mordants qui t’excitent à cette tendresse. » Je devinai sur-le-champ la sainte intention de l’aigle du Christ, et je prévis bien jusqu’où il voulait amener ma profession de foi.

Je continuai en ces termes : « Tous les aiguillons qui peuvent exciter à aimer Dieu ont aidé ma charité. Ce monde créé pour nous, cette existence qui m’a été donnée, cette mort soufferte pour que je vive, le ciel que tout fidèle comme moi espère obtenir, enfin les lumières de la raison et de la foi, m’ont éloigné de la mer du mauvais amour, et m’ont amené au port de l’amour droit. J’aime donc les plantes que cultive le jardinier éternel, suivant le mérite qu’il leur a communiqué. »

Je me tus à ces mots. Alors un doux chant se fit entendre dans le ciel. Ma Dame répéta avec les autres esprits : « Ô saint, ô saint, ô saint ! » L’homme arraché au sommeil par une vive lumière qui frappe tout à coup ses yeux, de membranes en membranes, abhorre cette splendeur, tant il est ébloui dans son réveil subit, jusqu’à ce que son jugement lui apporte du secours ; de même Béatrix, par les rayons qui sortaient de sa vue, et qui brillaient à plus de mille milles, dissipa les ténèbres où m’avait jeté tant d’éclat.

Bientôt revenu à moi, tout étonné, je demandai le nom d’une quatrième lumière que j’apercevais avec nous. Ma Dame me dit : « Dans ces rayons, la première âme que la première vertu ait créée contemple avec joie son créateur. »

Comme la feuille que la force du vent fait incliner, et qui reprend ensuite la place qu’elle avait auparavant, par l’effet de la puissance qui la tient suspendue, je m’inclinai plein d’admiration à ces mots de Béatrix ; mais un désir d’interroger me rendit mon courage.

Je commençai ainsi : « Ô fruit qui naquis dans l’état de maturité, ô antique père des humains, toi qui vois une fille et une bru dans chaque épouse, je te conjure, aussi dévotement que je puis, de me parler ! Tu conçois le désir que j’ai de t’entendre. Je ne dis plus rien, pour que tu me répondes plus tôt. »

Tel qu’un animal, sous une couverture, s’émeut de manière que ses caresses se reconnaissent au mouvement de cette couverture qui s’agite, telle la première âme, sous la lumière qui la couvrait, me faisait comprendre qu’elle se plaisait joyeusement à me satisfaire.

Elle s’exprima ainsi : « Sans que tu m’aies manifesté ta volonté, je la discerne mieux que tu ne discernes toi-même ce qui te paraît le plus certain, parce que je la vois dans ce miroir que rien n’éclaire, et qui réfléchit toutes choses.

« Tu veux savoir quand Dieu me plaça au milieu de ce sublime jardin, où celle-ci te disposa à franchir de si hauts degrés ; combien de temps ce jardin me fut cher ; quelle fut la cause du grand dédain ; enfin quelle langue je parlai à cette époque. Mon fils, ce n’est pas pour avoir goûté du fruit mais pour avoir oublié la promesse, que je fus condamné à un tel exil. De l’endroit d’où ta femme chérie a mis en mouvement Virgile, je désirai ce séjour où tu me vois, pendant quatre mille trois cent deux révolutions du soleil. Cet astre parcourut deux cent trente fois les signes qui sont sur sa route, pendant que j’habitai la terre.

La langue que je parlais s’éteignit, avant que la race de Nembrod eût entrepris l’ouvrage interminable, parce que les effets rationnels ne sont pas durables, et que le plaisir des hommes varie suivant l’influence du ciel qui l’a produit. Que l’homme parle, cela est naturel ; mais que ce soit ainsi ou ainsi, la nature vous laisse les maîtres de faire comme il vous plaît.

Avant que je descendisse dans l’infernale angoisse, le souverain bien, cause de la joie qui m’entoure, s’appelait Él, sur la terre. Il s’appela ensuite Éli ; et ce changement a dû exister, parce que les habitudes des hommes sont comme la feuille sur le rameau ; l’une s’en va et l’autre vient.

Quant à la montagne qui s’élève le plus au-dessus de la mer, là où ma vie fut successivement pure et déshonnête, j’y restai depuis la première heure jusqu’à celle qui suit la sixième, quand le soleil dépasse l’arc du quadrant.