La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XXII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 353-356).
Frappé de stupeur, je me tournai vers mon guide… (P. 353.)

CHANT VINGT-DEUXIÈME


F rappé de stupeur, je me tournai vers mon guide, ainsi qu’un enfant qui se réfugie dans le sein de celui en qui il se confie le plus ; et Béatrix, comme une mère qui vient au secours de son fils pâle et haletant, en lui adressant des paroles toujours rassurantes, me dit : « Ne sais-tu pas que tu es dans le ciel ? Ne sais-tu pas que le ciel n’est que sainteté, et qu’un zèle pur inspire tout ce qu’on y pense ?

« Puisque ce cri t’a laissé une impression si vive, juge donc de celle que tu aurais éprouvée, si les esprits bienheureux avaient fait entendre leurs chants, et si j’avais souri moi-même. Si tu avais compris les prières que renferme ce cri, tu connaîtrais déjà la vengeance dont tu seras témoin avant de mourir.

« L’épée divine ne frappe ni plus tôt ni plus tard, selon qu’il convient à celui qui sollicite la vengeance, ou à celui qui la craint. Mais, maintenant, tourne-toi vers un autre spectacle, et si tu m’obéis, tu vas voir d’autres esprits non moins illustres. »

Je regardai, comme elle me l’ordonnait, et j’aperçus plus de cent petites sphères qui, réunies, s’embellissaient réciproquement par leurs rayons. Je réprimais la pointe de désir ; je ne cherchais pas à parler, craignant de trop demander. La plus grande et la plus brillante de ces perles s’approcha de moi, pour contenter ma curiosité.

J’entendis qu’elle disait : « Si tu connaissais la charité qui brûle en nous, tu aurais déjà exprimé ton désir. Pour ne pas retarder la fin de ton glorieux voyage, je répondrai à la pensée que tu renfermes en toi. Le mont sur lequel s’élève Cassin était autrefois fréquenté par une population égarée et perverse. J’y ai, le premier, porté le nom de celui par qui fut amenée sur la terre la vérité qui nous élève si haut.

« La grâce me favorisa tellement, que j’arrachai les villes voisines au culte impie qui séduisait l’Univers. Ces autres feux s’adonnèrent aussi à la vie contemplative, et furent embrasés de cette chaleur qui fait produire de saintes fleurs et des fruits divins. Voici Macaire, voici Romuald ; voici d’autres frères qui s’enfermèrent dans les cloîtres, et persévérèrent noblement dans leurs vœux. »

Je répondis : « J’ai trouvé, chez tous les esprits qui te ressemblent, ce bon accueil et cette charité que tu me montres en me parlant ; ils ont excité ma confiance, comme le soleil agit sur la rose, et l’invite à s’épanouir dans toute sa puissance : cependant, je t’en prie, ô mon père ! si je puis obtenir une telle faveur, manifeste-toi à mes yeux dégagé de la lumière qui t’environne. »

L’âme reprit sur-le-champ : « Mon frère, ton désir s’accomplira dans la plus haute sphère, là où les autres vœux et les miens sont accomplis. Chaque désir y arrive parfait, mûr et entier. Dans cette sphère seule, toute partie est immuable : l’échelle où tu nous vois, et dont la fin échappe à ta vue, nous conduit vers cette sphère immobile qui ne repose pas sur les pôles, qui n’est contenue dans aucuns lieux, et qui les contient tous.

« Le patriarche Jacob vit cette échelle dans toute sa longueur, lorsqu’elle

… Rien ne peut égaler ici-bas, où l’on monte et où l’on descend, la rapidité de mon aile.
(Le Paradis, chant xxii, page 355.)


lui apparut si chargée d’anges. Personne à présent ne vient de la terre, pour y monter, et tous les statuts de ma règle sont du papier perdu. Les murailles qui devaient entourer des abbayes sont des cavernes presque inhabitées ; les frocs sont des besaces remplies de mauvaise farine : la pesante usure ne charge pas devant Dieu celui qui s’en rend coupable, autant que le fruit qui rend le cœur des moines si insensé.

« Ce qui reste à l’Église appartient à ceux qui demandent au nom de Dieu, et non à des parents, et doit encore moins être salement dépensé. Ô hommes, vous êtes si faibles, qu’un bon commencement ne dure pas, de la naissance du chêne jusqu’au moment où il porte des glands !

« Pierre commença sans or et sans argent ; je commençai, moi, par des oraisons et des jeûnes.

« François débuta par une humilité touchante. Vois le principe de nos fondations ; vois ce qu’elles sont aujourd’hui, et dis-moi si le blanc n’est pas devenu noir.

« Vraiment, Dieu, en ordonnant autrefois au Jourdain de retourner en arrière, et à la mer de fuir, fit un plus grand miracle que celui qu’il ferait en accordant du secours à son Église. »

L’esprit se tut et se rapprocha de ses compagnons : ils se réunirent, et, en tournant comme un tourbillon, ils recommencèrent à s’élever. La douce femme me fit signe de les suivre sur cette échelle. La force de son commandement vainquit ma faible nature, et rien ne peut égaler ici-bas, où l’on monte et où l’on descend, la rapidité de mon aile.

Oh ! que ne peut-il m’être donné une autre fois de voir le saint triomphe que je cherche à obtenir en pleurant mes péchés, et en frappant souvent ma poitrine !

Lecteur, tu ne saurais mettre ton doigt au feu, et le retirer en aussi peu de temps qu’il m’en fallut pour arriver dans le signe qui suit celui du Taureau.

Ô glorieuses étoiles ! Ô lumière qui enfantes une grande vertu ! c’est à vous que je dois tout mon génie, quel qu’il soit. Le père de la vie des mortels naissait et disparaissait avec vous, lorsque je respirai, la première fois, l’air toscan ; et quand il m’a été permis d’entrer dans la huitième sphère, j’ai obtenu de voir la région que vous habitez. Mon âme soupire après vous, et vous demande du courage pour l’entreprise forte que je dois achever.

Béatrix me dit alors : Tu es si près du dernier Salut, que ta vue doit être devenue claire et perçante ; mais, avant que tu t’imprimes en lui, regarde en bas, et mesure l’espace sous tes pieds, afin que ton esprit se présente, aussi purifié qu’il peut l’être, à la foule triomphante qui habite ce ciel arrondi. »

Je parcourus de l’œil les sept sphères, et je vis la terre telle, que je souris de son peu d’étendue. J’approuve celui qui méprise ce globe ; et l’homme qui pense à d’autres biens est, selon moi, doué d’une vraie prudence.

Je vis la fille de Latone : elle n’offrait pas ces ombres qui m’avaient fait croire qu’elle était traversée par des corps clairs et obscurs. Je supportai la vue de ton fils, ô Hypérion ! j’observai comment se mouvaient autour de lui, et dans son voisinage, Maïa et Dioné : ensuite je considérai Jupiter, qui tempère la froidure de son père et la chaleur de son fils, et je m’expliquai facilement les variations qu’ils éprouvent.

Les sept sphères m’apparurent dans toute leur grandeur, dans toute leur vélocité, et à la distance respective qui les sépare ; enfin, du haut des éternels Gémeaux, je vis ce petit point qui nous rend si orgueilleux, je distinguai ses montagnes et ses mers, et je tournai ensuite les yeux vers les yeux étincelants.