La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XXI

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 349-352).
L’âme répondit : « Tu vois et tu entends comme un mortel… » (P. 350.)

CHANT VINGT ET UNIÈME


M es yeux et mon esprit étaient fixés sur Béatrix, et je ne pensais qu’à la considérer ; elle ne souriait pas, et elle dit : « Si je venais à sourire, tu deviendrais tel que Sémélé, lorsqu’elle fut réduite en cendres, et si je ne tempérais pas ma beauté, qui s’accroît à mesure que je monte les degrés du palais éternel, elle brillerait tellement, que tes facultés mortelles sembleraient une feuille brûlée par la foudre.

« Nous sommes arrivés à la septième sphère qui maintenant lance ses rayons sous le signe brûlant du Lion. Considère bien ce que tu vas voir ; fais de tes yeux un miroir où se retrace fidèlement la figure qui va t’apparaître. »

Si l’on se souvient du plaisir que j’éprouvais à contempler le visage bienheureux, on comprendra la joie que j’eus de suivre ses ordres, et de m’occuper d’un autre soin, en balançant la privation de ne plus voir mon escorte céleste, par le bonheur de lui obéir. Dans ce cristal pur qui tourne autour du Monde, et porte le nom d’un roi bienfaisant, sous le règne duquel toute malice était morte, je vis sur une échelle droite des lignes de couleur d’or, traversées des rayons du soleil, et si éblouissantes, que mes yeux ne pouvaient s’y arrêter.

Une grande quantité de saintes lueurs descendaient de ses échelons, et je crus que toutes celles qui habitaient le ciel y étaient réunies.

Ainsi que les corneilles, suivant leur coutume naturelle, au commencement du jour, se mettent en mouvement pour réchauffer leur corps engourdi par le froid de la nuit ; les unes prennent leur vol pour ne plus reparaître ; les autres reviennent au point d’où elles sont parties ; d’autres enfin s’agitent en tournoyant, à la place même qu’elles occupent : telles me parurent ces lueurs sacrées, qui se livraient à de semblables mouvements, sans dépasser un échelon déterminé.

Une d’elles, qui était la plus rapprochée de nous, me parut si éclatante que je disais en moi-même : Je comprends bien à présent la charité que tu m’annonces ; mais Béatrix, à qui il appartient de me permettre de parler ou d’ordonner que je me taise, garde le silence, et, malgré le désir qui me tourmente, j’agis sagement en ne lui adressant pas de demandes.

Béatrix voyait en Dieu, qui voit tout, quelle était ma pensée, et elle me dit : « Satisfais ton ardent désir. »

Je commençai ainsi : « Âme bienfaisante, qui es recouverte de l’ardente lumière de ta charité, mon peu de mérite ne me rend pas digne d’une réponse ; mais, au nom de la femme qui me permet de te parler, dis-moi aussi pourquoi se tait, dans cette sphère, la douce symphonie qui se fait entendre si délicieusement, plus bas dans les autres parties du Paradis. »

L’âme répondit : « Tu vois et tu entends comme un mortel ; ici on ne chante pas, parce que Béatrix n’a pas de sourire. Je ne suis descendue par les degrés de l’échelle sainte que pour te faire honneur, en te parlant et en te montrant l’éclat qui m’enveloppe.

« Ce n’est pas qu’une charité plus vive soit en moi, car ici quelques âmes brûlent d’un amour pareil au mien, et d’autres brûlent d’un plus grand amour encore, ainsi que tu peux t’en convaincre, en distinguant leur éclat plus ou moins vif ; mais la haute charité qui nous a soumises à cette providence, par qui le monde est gouverné, nous destine ici à différents ministères, comme tu peux l’observer. »

Je dis alors à cette substance : « Je vois clairement, ô flambeau sacré, comment un libre amour suffit pour exécuter sans servitude les ordres de la Providence ; mais je ne puis pas bien entendre pourquoi tu as été choisie particulièrement parmi tes compagnes pour venir au-devant de moi. »

À peine eus-je fini ces paroles, que cette lueur tourna sur elle-même comme une meule rapide ; ensuite l’amour qu’elle contenait répondit : « La divine lumière lance sur moi ses rayons, et pénètre par celle qui m’environne. Sa vertu, unie à mes facultés, m’élève tant, que je vois la haute essence de Dieu, dont elle est née. De là vient l’allégresse qui m’anime, et ma connaissance est égale à la clarté de la flamme qui m’embrase.

« L’âme qui est la plus élevée dans le ciel, le Séraphin qui a l’œil le plus attentif sur les merveilles de Dieu, ne pourrait pas satisfaire à ta demande. Elle s’étend à une telle profondeur dans le statut divin, cette demande, qu’aucune intelligence créée n’y peut répondre ; et quand tu retourneras au monde, souviens-toi de ce que je te dis, afin qu’on ne croie pas qu’il soit possible d’aller plus avant.

« Ici l’esprit brille ; sur la terre il n’est qu’ignorance : comprends donc combien une telle pénétration doit vous être impossible, puisque celui même que le ciel favorise, ne peut obtenir d’approfondir un tel mystère. »

Ces paroles me firent renoncer à ma question, et je me bornai à demander à l’âme qui elle était. Elle me parla ainsi pour la troisième fois : « Entre les deux mers qui bordent l’Italie, près de ta patrie, sont des rochers qui voient au-dessous d’eux le tonnerre ; ils forment une grande élévation, qui s’appelle Catria.

« Au pied de cette élévation, est un ermitage destiné au culte ; là, je me dévouai tellement au service de Dieu, que content d’une vie contemplative, je ne me nourrissais, pendant les gelées et les chaleurs, que d’aliments assaisonnés avec de l’huile. Ce cloître fournissait abondamment au ciel des âmes saintes, et maintenant il est si peu fertile, qu’il faut que tôt ou tard on reconnaisse ce fait. Dans ce lieu, je m’appelai Pierre Damien.

« Ne me confonds pas avec un autre Pierre, surnommé Peccator, qui demeurait dans la maison de Marie, située sur le bord de l’Adriatique. J’avais peu de temps à vivre, quand on me donna ce chapeau, que l’on passe de mal en pis. Céphas et le vase d’élection de l’Esprit-Saint marchaient sans chaussures, étaient dans l’indigence, et demandaient leur nourriture dans la première hôtellerie.

« Les Pasteurs modernes veulent un valet qui écarte la foule devant eux ; un autre qui guide les mules (tant ils sont lourds) ; un autre qui les suive en soutenant leurs vêtements. Souvent encore le palefroi d’un prélat est couvert de son immense manteau ; c’est ainsi que, sous une seule peau il y a deux bêtes qui s’avancent. Ô patience, qui en permets tant !… »

À ces mots, je vis une foule de nouvelles lueurs se mouvoir, et descendre de degré en degré. Chaque mouvement les rendait plus belles. Elles s’approchèrent et firent entendre un si grand cri, que je ne sais à quoi le comparer. Je ne distinguai pas ce qu’elles s’étaient dit entre elles, tant ce bruit m’avait saisi.