La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XXIII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 357-360).
Béatrix me dit encore : « Ouvre les yeux, considère ce que je suis
maintenant… (P. 358.)

CHANT VINGT-TROISIÈME


D e même que l’oiseau placé entre les feuilles chéries où il a construit son nid, gémissant de ce que la nuit obscurcit la nature, bientôt s’avançant dans la partie la plus découverte du feuillage, et fixant ardemment ses yeux sur l’aube naissante, attend le soleil avec inquiétude, plein du désir de revoir ses petits, et de remplir le soin pénible, mais si doux pour lui, d’aller leur chercher de la pâture ; ainsi Béatrix paraissait attentive, et s’était tournée vers cette partie du ciel où le soleil semble avoir un cours moins rapide.

Je la contemplais dans cet état de suspension et de curiosité, et je me contentai de ressembler à celui qui désire et se satisfait en espérant.

Mais il s’écoula peu de temps, entre mon attente et mon désir de voir le ciel devenir plus et plus resplendissant.

Béatrix me dit : « Voilà les rangs du triomphe du Christ, et le fruit que tu retireras de ton heureux voyage. » Il me semblait que le visage de mon guide était tout enflammé ; ses yeux se remplissaient d’une joie ineffable.

Tel que, dans les jours où elle répand le plus d’éclat, Phœbé se fait voir parmi les nymphes éternelles qui ornent le ciel dans toutes ses faces, tel un soleil, semblable à celui qui éclaire la terre et qui prête sa vertu aux étoiles, embrasait une infinité de bienheureux.

À travers cette lumière, j’apercevais une substance étincelante si belle, que je n’en pouvais soutenir la vue ; je m’écriai : Ô Béatrix ! ô guide cher et fidèle ! Elle me répondit : « Ce qui t’éblouit est une vertu qui surpasse toutes les vertus. Tu vois la sapience et la puissance qui ouvrirent, entre le ciel et la terre, la voie qu’on désirait si ardemment. »

À cette vue, comme le feu de la nue qui tend à se raréfier, et contre sa nature se précipite sur la terre, mon esprit se faisant encore plus grand qu’il n’était, à l’aspect d’une telle nourriture, se détacha de lui-même, et je ne puis me souvenir de ce qu’il devint.

Béatrix me dit encore : « Ouvre les yeux, considère ce que je suis maintenant ; tu as vu des choses qui te rendent capable de supporter mon sourire. »

Lorsqu’elle me fit cette offre si agréable, qui ne s’effacera jamais du livre où s’enregistre le passé, j’étais comme un homme qui se souvient d’une vision oubliée, et qui veut en vain la reconstruire dans sa mémoire. Pour m’aider, on parlerait toutes les langues sur lesquelles Polymnie et ses sœurs ont épanché leur lait le plus doux : on n’arriverait pas à la millième partie de la vérité, si l’on voulait chanter le saint sourire que le saint aspect rendait encore plus pur ; pour bien figurer le paradis, il faut que le poème sacré saute au delà comme un homme qui trouve le chemin intercepté.

Que l’on pense au poids dont je me suis chargé, à la faiblesse de mes épaules mortelles, et qu’on ne me blâme pas de trembler devant un tel travail. Ma navigation hardie n’est pas celle d’un nautonnier qui voyage sur une petite barque, ou qui redoute la peine.

Béatrix continua : « Puisque mon visage a pour toi tant de charmes, pourquoi ne te tournes-tu pas vers ce beau jardin que la présence du

… « Tu vois la sapience et la puissance qui ouvrirent, entre le ciel et la terre,
la voie qu’on désirait si ardemment… »
(Le Paradis, chant xxiii, page 358.)


Christ couvre de fleurs ? C’est là qu’est la rose dans laquelle le Verbe divin se fit homme. Là sont les lis qui par leur odeur suave indiquent le bon chemin. »

Mon guide cessa de parler, et moi qui étais toujours prêt à suivre ses conseils, je ramenai mes regards au combat de mes débiles paupières. De même que mes yeux couverts d’ombre ont vu une prairie émaillée de fleurs éclairée par un rayon du soleil qui traverse la nue, de même je vis une foule de lueurs qui empruntaient leur éclat d’une lumière plus vive que je ne pouvais apercevoir.

Ô vertu bienfaisante, qui entoures ainsi ces esprits de ta lumière, tu t’étais élevée plus haut, afin que mes yeux, qui n’étaient pas puissants, jouissent de ce spectacle ! Pour retrouver la belle fleur que j’invoque matin et soir, je m’attachai à distinguer l’éclat le plus resplendissant.

Quand ils se furent fixés sur la beauté de cette étoile, qui là-haut est la plus éblouissante, de même qu’ici-bas elle a tout surpassé en splendeur, il descendit du ciel une lueur formée en cercle, qui environna cette étoile comme une couronne, et tourna autour d’elle.

La mélodie la plus douce et la plus attendrissante qu’on entende sur la terre, comparée au son de la lyre dont se couronnait ce brillant saphir, ornant le ciel le plus pur, ressemblerait au fracas de la nuée qui se déchire et tonne ; cette lueur prononça ces paroles : « Je suis l’amour angélique, je tourne autour de la joie divine qui a porté dans son sein l’objet de nos désirs, et je continuerai de tourner ainsi, ô souveraine du Ciel, tant que tu suivras ton fils, et que tu embelliras la sphère suprême que tu habites. »

Ainsi parla cette sainte substance ; alors toutes les autres lueurs firent entendre le nom de Marie.

Le bord intérieur du royal manteau de toutes les sphères du Monde, qui s’échauffe et se vivifie davantage, parce qu’il est plus voisin du souffle de Dieu, était encore si éloigné de moi, que je ne pouvais le distinguer : mes yeux n’eurent donc pas la faculté de suivre la flamme couronnée qui s’éleva vers son fils.

Comme l’enfant, qui, par l’effet de cet amour forcé d’éclater au dehors, tend ses bras à sa mère dont il vient de recevoir le sein, les Candeurs suivant dans leur désir l’objet qui les émeut, me manifestèrent leur haute tendresse pour Marie.

Puis elles restèrent à la portée de ma vue, en chantant Ô reine du Ciel… avec des accents si doux, que j’en garderai un souvenir éternel.

Oh ! comme est grande l’abondance que présentent les riches réservoirs qui fécondèrent la terre de si heureuses semences ! Ici, jouit et vit du trésor qu’on sut acquérir par les larmes dans l’exil de Babylone, où l’on dédaigna l’or ; ici triomphe, ici reçoit la digne récompense de sa victoire, en présence du haut Fils de Dieu et de Marie, et environné des héros de l’ancien et du nouveau Concile, celui qui tient les clefs de la gloire céleste.