La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XVI

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 329-332).
L’influence de la lune couvre et découvre incessamment les bords de la mer…
(P. 331.)

CHANT SEIZIÈME


O noblesse du sang, avantage de peu de valeur, je ne serai jamais étonné que sur cette terre, où notre esprit est infirme et languissant, tu rendes les hommes vains et superbes, puisque dans le ciel, où nous n’obéissons qu’à la raison, je me suis glorifié de tes avantages ! Tu es bien un manteau qui se raccourcit promptement, et si, de jour en jour, on n’y ajoute de l’étoffe, le Temps tourne autour avec ses ciseaux.

En recommençant à parler, j’employai le vous auquel Rome d’abord s’assujettit, et que sa famille n’a pas conservé.

Béatrix qui était un peu éloignée, sourit, et me parut celle qui toussa, pour encourager la première faute qu’on rapporte de Ginèvre.

Alors je commençai ainsi : « Vous êtes mon père, vous me permettez de vous entretenir avec assurance ; vous m’élevez tellement, que je suis plus que moi-même. Mon âme se remplit d’allégresse par tant de canaux, qu’après s’en être rassasiée, elle en est encore une source abondante. Dîtes-moi donc, ô première tige de ma race, quels sont vos ancêtres, et en quelle année s’est écoulée votre enfance. Parlez-moi du bercail de saint Jean ; dites-moi dans quel état de puissance il était alors, et quels étaient les citoyens les plus dignes des hautes magistratures. »

Le vent augmente la chaleur du charbon au milieu des flammes ; de même je vis la lueur devenir plus belle, en entendant mes paroles caressantes ; et, sans se servir de notre manière commune de nous exprimer, elle répondit d’un ton de voix douce et suave : « Depuis le jour où l’on a dit Ave, jusqu’au moment où ma mère, qui est aujourd’hui Bienheureuse, me mit au monde, cette planète revint cinq cent cinquante et trente fois s’enflammer aux rayons de son Lion. Mes ancêtres et moi nous naquîmes dans le quartier où finit la course, le jour de votre Jeu annuel. Que ces détails te suffisent : il est plus modeste de ne pas te dire ce que furent mes pères, et d’où ils vinrent.

« Ceux qui, dans ce temps, pouvaient porter les armes, dans l’enceinte qui se prolonge entre Mars et Baptiste, ne formaient que le cinquième de ceux qui y vivent aujourd’hui. Cette population était pure jusqu’au dernier artisan ; mais actuellement elle est mêlée d’habitants de Campi, de Certaldo et de Fighine : combien il aurait été préférable d’avoir ces peuples pour voisins, et de marquer sa frontière à Galluzzo et à Trespiano, plutôt que de les admettre dans la ville, où ils soutiennent les saletés d’un contadin d’Aguglion, et de celui de Signa, qui a l’œil si aiguisé à trafiquer ! Si la nation qui a le plus dégénéré dans le monde, au lieu d’être une marâtre pour César, eût été ce qu’est une mère tendre pour son fils, tel a été fait citoyen de Florence, et commerce dans cette ville, tel qui aujourd’hui serait relégué à Simifonte, où son père demandait l’aumône : les Comtes se verraient encore à Montemurlo ; les Cerchi, dans la juridiction ecclésiastique d’Acone, et peut-être les Buondelmonti à Valdigrieve.

« La confusion des personnes a souvent été cause des maux de la ville, comme trop de nourriture détruit la santé. Le taureau aveugle tombe

…Depuis le jour où l’on a dit Ave, jusqu’au moment où ma mère,

qui est aujourd’hui bienheureuse, me mit au monde,

cette planète revint cinq cent cinquante et trente fois s’enflammer dans mon Lion.
(Le Paradis, chant xvi, page 330.)


plutôt qu’un agneau également privé de la lumière ; une seule épée tranche mieux que cinq épées en faisceaux.

« Regarde Luni, Urbisaglia. Souviens-toi de ce que ces villes ont été ; vois ce qu’elles sont aujourd’hui. Considère Chiusi, Sinigaglia. Puisque les villes périssent, tu comprendras facilement ce que sont les revers de la fortune dans les familles. Vos choses ont toutes leur mort, comme vous : cette mort se dissimule dans quelques-unes qui paraissent durer davantage, parce que votre vie est courte. L’influence de la lune couvre et découvre incessamment les bords de la mer. La fortune en agit ainsi à Florence.

« Tu ne dois pas être surpris de ce que je dirai des anciens Florentins, dont le nom est caché dans le brouillard des temps. J’ai vu les familles des Ughi, des Catellini, des Filippi, des Greci, des Alberici et des Ormanni, encore illustres, quoique sur leur déclin : j’ai vu, aussi nobles que puissants, les Soldanieri, les Ardinghi, les Bostichi, della Sannella, et dell’ Arca.

« Près de la porte où habitent maintenant des chevaliers traîtres et félons, qui seront cause du naufrage de votre barque, étaient les Ravignani, dont sont descendus le comte Guido et ceux qui depuis ont pris le surnom du grand Bellincion. Della Pressa savait déjà comment on doit gouverner. Galigaio avait doré, dans sa maison, la poignée et le pommeau de son épée. La colonne du Vair était déjà célèbre. On distinguait les Sacchetti, les Giuochi, les Sifanti, les Barucci, les Galli, et ceux que le boisseau a fait rougir. Le cep d’où naquirent les Calfucci commençait à s’étendre. On appelait déjà aux chaises curules les Sizii et les Arrigucci. Oh ! dans quel éclat je vis ceux que l’orgueil a fait depuis tomber si bas ! Les boules d’or couvraient de fleurs Florence dans toutes ses grandes actions. On admirait les pères de ceux qui, lorsque votre évêché est vacant, s’engraissent sur les bancs du chapitre.

« Déjà cette famille remplie d’oultrecuidance, qu’on voit s’acharner, comme un dragon, contre l’homme qui fuit, et s’apaiser, comme un agneau, devant ceux qui lui montrent les dents ou une bourse, commerçait à obtenir quelque illustration ; mais parce qu’elle était née de petites gens, Ubertin Donato vit avec déplaisir que son beau-père en avait fait leurs parents.

« De Fiésole, déjà Caponsacco était descendu dans le marché. Giuda et Infangato étaient devenus de bons citoyens.

« Je vais ajouter un fait vrai, mais incroyable. À cette époque, la ville, quoique d’une petite étendue, avait une porte à laquelle la maison de la Pera avait donné son nom. Ceux qui sont ornés des armoiries du grand baron, dont la fête se célèbre le jour de celle de Thomas, obtenaient de ce prince des privilèges et l’ordre de la Chevalerie, et aujourd’hui l’un d’eux, en se joignant à la cause du peuple, a environné ces mêmes armoiries d’un ornement d’or.

« On connaissait les Gualterotti et les Importuni, et le Borgo serait plus tranquille s’ils n’y avaient pas trouvé des voisins aussi inquiets. On honorait la maison dont est sortie la cause de vos maux et de ce dépit qui a mis fin à la vie heureuse qu’on menait alors.

« Ô Buondelmonte, que tu as été coupable de fuir l’alliance de cette famille ! Si Dieu t’avait accordé à l’Ema, la première fois que tu es venu dans la ville, beaucoup de ceux qui pleurent seraient aujourd’hui pleins de joie : mais Florence devait perdre sa paix, et donner une victime à cette pierre isolée qui est restée sur le Pont.

« Sous ces familles et sous d’autres, j’ai vu Florence fortunée, et sans aucun motif pour gémir. Sous ces familles, j’ai vu son peuple si juste et si honoré, que jamais l’étendard du lis ne fut alors porté à l’envers, et que les divisions ne l’avaient pas rendu vermeil. »