La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XVII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 333-336).
… L’esprit de mon père, contenu dans sa vive lumière, me répondit… (P. 334.)

CHANT DIX-SEPTIÈME


J e ressemblais à celui qui pria Climène de lui confirmer ce qu’il avait entendu dire de sa haute origine, et dont l’exemple a rendu les pères moins complaisants pour leurs fils. Je parus tel aux yeux de la sainte lumière qui avait changé de place pour me parler, et à ceux de Béatrix.

Cette dernière me dit : « Manifeste au dehors l’ardeur de ton désir ; qu’elle sorte bien empreinte de ton entendement intérieur, non pour nous apprendre ce que nous savons, mais pour t’accoutumer à montrer hardiment la soif que tu veux qu’on satisfasse. »

Je parlai donc ainsi : « Ô chère tige de ma famille, toi qui de si haut, en envisageant le point devant lequel tous les temps sont présents, vois l’avenir (quoiqu’il soit renfermé en lui-même), aussi facilement que l’esprit humain comprend qu’un triangle ne peut avoir deux angles obtus ; pendant que j’étais dans la compagnie de Virgile, sur cette montagne où les âmes sont purgées de toutes leurs taches, et dans le royaume des morts, on m’a prédit des événements graves de ma vie future ; et, quoique je me sente tel qu’un tétragone contre les coups de l’adversité, je désirerais connaître ceux que la fortune me prépare : la flèche prévue arrive plus lentement. »

Je confessai, ainsi que l’avait voulu Béatrix, tout mon désir, à cette lumière qui m’avait parlé d’abord. Sans employer les paroles ambiguës dont s’envisquaient les nations insensées, avant que l’Agneau de Dieu, qui efface nos péchés, se fût offert en sacrifice, l’esprit de mon père, contenu dans sa vive lumière, me répondit sur-le-champ en termes précis et pleins de tendresse : « Les événements futurs, qui sont étrangers à votre matière, sont connus de la première puissance.

« Il n’est cependant pas nécessaire qu’ils arrivent, plus qu’il n’est nécessaire qu’un vaisseau que vous voyez dans un courant continue de voguer.

« C’est de cette puissance que me vient la connaissance du sort qui t’est réservé, ainsi qu’un orgue porte aux oreilles une douce harmonie. Tu quitteras Florence, comme Hippolyte, persécuté par la perfidie de son impitoyable belle-mère, sortit d’Athènes. On le veut, et l’on trame déjà l’intrigue, là où tous les jours on trafique du Christ. On attribuera tous les torts au parti le plus faible, suivant l’usage ; mais la vengeance du ciel rendra un témoignage éclatant à la vérité. Tu seras obligé d’abandonner ce qui te sera le plus cher : c’est la première flèche que lance l’arc de l’exil. Tu apprendras combien le pain étranger est amer, et combien il est dur de monter et de descendre l’escalier d’autrui. Ce qui aggravera le plus ton tourment, ce sera la société perfide et désunie des compagnons avec lesquels tu tomberas dans ce gouffre : leur ingratitude, leur folie, leur impiété n’accuseront que toi ; mais ce sont eux, plutôt que toi, qui auront à en rougir. Les procédés de leur bestialité prouveront qu’il sera honorable pour toi d’être ton parti à toi-même. Ton premier refuge sera la courtoisie de ce grand et noble Lombard, qui porte pour armoiries le saint oiseau sur une échelle d’or. Ce sera là ta première demeure. Ses prévenances pour toi seront telles, qu’entre vous deux, pour la demande et la faveur, celle-ci, quoique généralement la seconde, arrivera la première. Dans son palais, tu connaîtras celui qui, né sous l’influence de cette étoile guerrière, fera de si notables prodiges.

« Le monde ne les prévoit pas, parce que ce héros est encore jeune, et que ces sphères n’ont fait leur évolution que neuf fois autour de lui ; mais on verra des traces éclatantes de son mépris pour l’argent et les fatigues, avant que le Gascon trompe le grand Henri. Ses magnificences seront telles que ses ennemis mêmes ne pourront rester muets.

« Compte sur lui et sur ses services. De combien d’hommes il changera le sort ! Il élèvera les pauvres ; il abaissera les riches. Tu conserveras dans ta mémoire l’empreinte de ses vertus ; mais tu seras discret… »

L’esprit ajouta des détails difficiles à croire pour ceux mêmes qui seront témoins de tant de gloire, et continua ainsi :

« Ô mon fils, voilà les causes de ce qu’on t’a dit ; voilà les embûches qu’un court intervalle de temps te cache encore. Tu ne dois pas cependant vouer de la haine à tes concitoyens, parce que tu vivras assez de temps pour voir la punition de leur perfidie. »

Lorsque l’âme sainte, en se taisant, se montra disposée à mettre la trame sur la toile que j’avais présentée ourdie, je lui répondis comme l’homme qui, en doutant, sollicite un conseil d’un autre homme qu’il respecte et qu’il aime : « Je vois bien, ô mon père, que le temps accourt vers moi, pour me porter un de ces coups qui sont d’autant plus douloureux, qu’on leur oppose moins de courage : aussi dois-je m’armer de prévoyance, afin que si le séjour le plus cher m’est enlevé, je ne perde pas en même temps, pour la liberté de mes vers, les asiles que l’on pourrait m’offrir.

« Dans le monde, où tout est amertume sans fin, sur la montagne du sommet de laquelle les yeux de Béatrix m’ont enlevé, ensuite dans le ciel, de lumière en lumière, j’ai appris des choses qui seront acres pour un grand nombre, si j’ose les redire ; mais au contraire, si je suis un ami timide de la vérité, je crains de ne plus vivre parmi ceux pour qui le temps actuel sera l’ancien temps. »

La lueur où étincelait mon trésor brilla d’un plus vif éclat, semblable à un miroir d’or exposé au soleil ; elle répondit : « Les consciences qui auront des fautes à se reprocher, ou qui rougiront de celles de leurs amis, trouveront tes paroles âpres et désagréables ; néanmoins, sans rien altérer, manifeste ta vision toute entière, et laisse se gratter celui qui a la démangeaison.

« Si tes révélations ne flattent pas le goût dans le premier moment, elles laisseront une substance fortifiante chez celui qui n’aura pas craint de s’en alimenter. Tes cris seront ces ouragans qui frappent les plus hautes montagnes, et tu ne retireras pas une faible gloire de ton courage.

« Dans ces sphères, sur le Mont, et dans la vallée de douleur, tu n’as vu que des âmes qui dans le monde furent célèbres, parce que l’esprit de celui qui écoute, néglige, comme peu instructifs, les exemples qui tombent sur des hommes d’une condition vulgaire, et n’ajoute point foi à des arguments qu’on ne tire pas du sort de quelques malheureux illustres. »