La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XV

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 325-328).
L’esprit que je voyais et que j’entendais avec tant de plaisir, ajouta des paroles
que je ne compris pas… (P. 326.)

CHANT QUINZIÈME


U ne volonté bienfaisante, qui se manifeste par une vertueuse charité, comme une passion effrénée se montre par une action inique, imposa silence à cette douce lyre, et les saintes cordes que fait mouvoir la main du ciel, cessèrent de répandre leur harmonie : et comment ces substances auraient-elles été sourdes à mes prières, puisqu’elles s’accordaient à se taire à la fois pour écouter mes demandes ? Il est juste qu’il ne voie pas de terme à ses souffrances, celui qui, par amour pour les choses périssables, renonce éternellement à cette bienfaisante volonté.

Tel qu’une lueur subite, dans les soirées pures et sereines, parcourt les airs, attire nos regards qui ne sentaient pas d’effroi, semble une étoile qui change de place, quoique nous voyions ensuite qu’il ne s’en est perdu aucune vers le point où nous avons remarqué ce météore, et disparaît après une courte durée ; tel courut tout à coup, de l’extrémité droite jusqu’au pied de la croix, un astre de cette constellation : le Brillant, sans s’écarter de son ruban, franchit toute cette ligne de lumière, et paraissait un corps de feu dans un vase d’albâtre.

Ainsi l’ombre du pieux Anchise se fit voir à son fils dans l’Élysée, si nous ajoutons foi au plus grand de nos poètes.

L’esprit m’adressa ces paroles : « Ô mon sang, ô grâce surabondante de Dieu ! à qui aura-t-on jamais, comme à toi, ouvert deux fois la porte du ciel ? »

J’écoutai cet esprit avec attention ; ensuite, plein d’étonnement, je regardai Béatrix : ses yeux brillaient d’un sourire si doux, que je crus qu’avec les miens, je touchais le fond de ma grâce et de mon Paradis.

L’esprit que je voyais et que j’entendais avec tant de plaisir, ajouta des paroles que je ne compris pas, tant elles étaient sublimes. Ce n’était pas par choix qu’il se cachaît ainsi à moi, c’était par nécessité. L’entendement d’un mortel ne pouvait s’élever sur-le-champ jusqu’à saisir de si hautes conceptions.

Cependant quand l’arc de sa divine ardeur eut lancé le trait, et que ses paroles descendirent au point où pouvait arriver notre intelligence, ses premiers mots furent ceux-ci : « Sois béni, ô toi, qui en trois personnes ne formes qu’une seule essence, et qui combles de tant de faveurs mon heureuse famille ! »

Il continua ainsi : « Mon fils, grâce à celle qui t’a donné des ailes pour le vol sublime, tu as mis fin, dans cette sphère où je te parle, à l’agréable et long jeûne que j’ai commencé en lisant dans l’immense volume où l’encre et l’écriture sont immuables.

« Tu as raison de croire que je dois à Dieu le don de deviner ta pensée, comme il est certain que cinq et six proviennent de l’unité. Mais tu ne me demandes pas à qui tu parles, et pourquoi dans cette foule d’esprits joyeux, je suis celui qui te fait l’accueil le plus gracieux.

« Oui, sans doute, tous les esprits de ces sphères, à quelque degré de gloire qu’ils aient été destinés, lisent l’avenir dans ce miroir, où ta pensée s’offre avant que tu la connaisses toi-même. Cependant, afin de mieux accomplir le mystère de l’amour sacré qui me fait veiller, pour regarder perpétuellement en Dieu, et qui me pénètre de suaves désirs, articule en liberté ta volonté, articule tes demandes : ma réponse est prête. »

À ces mots, je regardai Béatrix : elle me devina avant que je parlasse, et un sourire vint fortifier les ailes de ma volonté.

Je commençai ainsi : « Aussitôt que la première égalité vous apparut, l’intelligence et l’amour vous furent donnés en si égale mesure, que deux autres objets ne sont pas plus égaux entre eux : ces dons sont tels en Dieu qui vous allume de sa flamme ; mais chez les mortels, comme vous le savez, ces facultés sont diverses et ne volent pas avec la même vitesse.

« Moi qui suis mortel, je sens cette inégalité, et mon cœur seul peut vous remercier de votre réception paternelle. Je t’en supplie cependant, ô topaze vivante qui ornes ce joyau précieux, fais-moi connaître ton nom !

L’esprit me répondit : « Ô rameau de l’arbre dont je fus la racine, toi que je me plaisais à attendre, celui dont tu descends, et qui habita plus de cent années la première côte de la montagne que tu as déjà visitée, fut mon fils et ton bisaïeul : par tes bonnes œuvres, tu dois raccourcir le temps de tes souffrances.

« Florence, dans l’enceinte de ses antiques murailles, où est encore placée l’horloge qui régle la troisième et la neuvième heure, vivait en paix, au sein de la pudeur et de la sobriété : ses femmes ne connaissaient pas les chaînettes, les colliers, les brodequins, les ceintures et ces parures qu’on regarde avec plus d’attention que celles qui les portent. À la naissance de sa fille, le père ne craignait pas d’être obligé de la marier trop tôt, ou de lui donner une dot trop considérable. Les maisons n’étaient pas désertes. Sardanapale n’était pas encore venu montrer ce qui se peut dans une chambre. Montemalo n’était pas encore vaincu par votre Uccellatojo, qui, vaincu lorsque l’on monte sur ses hauteurs, le sera aussi pour ses ruines.

« J’ai vu Bellincion Berti ne pas dédaigner une simple casaque de cuir, bordée de boutons d’os ; j’ai vu sa femme quitter son miroir sans être fardée. J’ai vu un Nerli, un del Vecchio vêtu de peaux sans ornement ; j’ai vu leurs épouses occupées de leur rouet et de leur fuseau. Ô femmes fortunées ! vous étiez toutes assurées d’obtenir la sépulture dans votre patrie ! on n’abandonnait pas votre couche, pour la France : l’une se livrait au soin de ses fils au berceau, et pour les apaiser, répétait ces mots enfantins qui font le premier bonheur des mères et des pères ; l’autre, tirant la chevelure à sa quenouille, discourait avec sa famille sur les Troyens, Fiésole et Rome. On eût été aussi étonné de voir alors une Cianghella, un Lapo Salterello, qu’on le serait aujourd’hui si on revoyait Cincinnatus et Cornélie.

« Au milieu de ce repos, de cette vie si honorable des citoyens, dans une ville si heureuse, Marie, invoquée à grands cris par ma mère, facilita les travaux de son enfantement dans votre antique baptistère, je devins chrétien, et je reçus le nom de Cacciaguida.

« J’eus pour frères Moronto et Elisei. Tu dois le surnom que tu portes à la famille de mon épouse, qui vint de la vallée du Pô. Je suivis ensuite l’empereur Conrad, qui m’arma dans sa milice, tant mes services obtinrent ses faveurs. Sous ses ordres je marchai contre la méchanceté de cette loi que suit ce peuple qui usurpe, par la faute de votre pasteur, ce qui vous appartient de droit. Cette nation impie trancha mes jours, me sépara du monde trompeur qui souille tant d’âmes innocentes ; et du martyre, j’arrivai à cette douce paix. »