La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Paradis/Chant XIV

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 321-324).
Ô véritables étincelles de l’Esprit-Saint : de leur lumière elles éblouirent
tout à coup mes yeux… (P. 323)

CHANT QUATORZIÈME


L eau qu’on a mise dans un vase arrondi se porte du centre à la circonférence, ou de la circonférence au centre, suivant qu’on l’agite du dedans ou du dehors.

Ce que je dis là me vint subitement à la pensée, lorsque l’âme glorieuse de Thomas cessa de parler, à cause de la ressemblance que je trouvai entre cet effet physique, et les paroles de Thomas et de Béatrix, qui alors commença en ces termes : « Celui que j’ai conduit ici doit aller à la source d’une autre vérité, et il ne vous fait aucune question, même mentalement : dites-lui donc si cette lumière, dont votre âme est ornée, demeurera éternellement avec vous, telle qu’elle est aujourd’hui ; et si elle doit demeurer telle, dites-lui comment elle n’offensera pas vos yeux au jour de la résurrection. »

Quelquefois au milieu d’une danse accompagnée de chants, un redoublement d’allégresse fait élever la voix, de même, à cette sainte demande, les cercles sacrés montrèrent une joie nouvelle ; leur ronde s’anima, et leurs accents devinrent plus mélodieux.

Celui qui se plaint qu’on meurt sur la terre, pour vivre dans le ciel, n’a pas connu l’abondance des dons rafraîchissants de la pluie éternelle. Cet un, et deux, et trois, qui vit éternellement, et règne toujours dans trois, et deux, et un, qui n’est soumis à aucune puissance, et qui commande à tout, était trois fois chanté par ces esprits, avec une harmonie qui pourrait récompenser le plus noble mérite.

J’entendis en même temps, dans la lumière la plus étincelante du plus petit cercle, une voix modeste, peut-être autant que celle de l’ange qui apparut à Marie, répondre en ces termes : « Aussi longtemps que durera la fête du Paradis, notre amour rayonnera dans ce vêtement lumineux.

« Notre éclat est proportionné à notre charité, notre charité au bonheur de voir le premier bien, et ce bonheur est aussi grand que daigne le permettre la grâce divine. Lorsque nous aurons repris notre corps sanctifié et glorieux, notre personne sera devenue plus parfaite, parce qu’elle sera plus entière ; notre lumière s’accroîtra de la félicité que Dieu distribue si généreusement, et qui nous rend capables de le contempler : nous verrons alors s’accroître à la fois le bonheur de cette vision, notre charité, et les rayons de gloire qui proviennent de lui.

« Le charbon se fait encore distinguer dans le feu, quoiqu’il soit tout environné par la flamme ; de même l’éclat qui nous entoure ne devra être obscurci qu’en apparence par la chair du corps que nous reprendrons. Tant de splendeur ne pourra nous fatiguer : les organes du corps seront devenus tels, qu’ils supporteront tout ce qui d’ailleurs augmentera leurs délices. »

À ces mots, les deux chœurs me parurent si disposés à s’écrier Ainsi soit-il, que je compris bien qu’ils désiraient retrouver le corps qu’ils avaient laissé sur la terre, non pas pour eux-mêmes, mais dans l’espérance de revoir ainsi leurs mères, leurs pères, et ceux qu’ils chérissaient avant d’être embrasés des flammes de l’éternel amour.

Dans cette croix brillait le Christ d’un éclat que je ne puis comparer
à aucun autre.
(Le Paradis, chant xiv, page 323.)


Et voilà que je vis naître au delà des splendeurs qui brillaient comme le soleil à l’horizon, une autre lueur d’un éclat pareil ; et de même qu’au commencement de la nuit, on voit dans le ciel apparaître confusément des étoiles, il me sembla que je découvrais de nouvelles substances qui formaient une autre couronne, près des deux premiers cercles de bienheureux.

Ô véritables étincelles de l’Esprit-Saint ! de leur lumière blanchâtre elles éblouirent tout à coup mes yeux, qui, convaincus, ne purent souffrir cet éclat. Béatrix se montra plus belle et plus riante ; mais, parmi tant de prodiges, il faut laisser ceux que n’a pu conserver ma mémoire.

Mes yeux reprirent cependant quelque force, et je me vis alors transporté, seul, avec Béatrix dans un plus haut salut. Je m’en aperçus aisément à l’éclat de cet autre ciel, qui me parut plus enflammé. De toutes les facultés de mon âme, et avec ce sentiment intime qui appartient aux hommes de toutes les nations, j’offris à Dieu un sacrifice de remercîments, tel que pouvait l’exiger cette faveur nouvelle.

Mes actions de grâces n’étaient pas achevées, que je sentis qu’elles avaient été agréées. Des lumières d’une couleur de pourpre éblouissante m’apparurent entre deux rayons, et je m’écriai : « Que tu es grand et généreux, ô Élios, toi qui les embellis ainsi ! »

Semblables à Galaxie qui, ornée de grandes et de petites constellations, répand une ligne de blancheur entre les pôles du monde, sujet de tant de doutes parmi les plus sages, ces rayons parsemés d’étoiles formaient sur la profondeur de la planète de Mars le signe vénérable, et me paraissaient diviser cette planète en quatre parties presque égales. Ici l’expression manque à ma mémoire. Dans cette croix brillait le Christ, d’un éclat que je ne puis comparer à aucun autre éclat.

Mais celui qui prend sa croix, et suit le Christ excusera mon silence, lorsqu’il verra lui-même, dans cet arbre, étinceler le Christ.

Aux deux côtés ainsi qu’aux deux extrémités, brillaient des splendeurs scintillantes qui se confondaient les unes avec les autres, de même qu’on voit des atomes, lents et légers, et d’un mouvement irrégulier, s’agiter sur un rayon de lumière qui traverse encore l’ombre que l’art et la science cherchent à nous procurer, pour nous défendre de la chaleur.

Comme une lyre et une harpe exactement d’accord produisent un tin tin délicieux, même pour celui qui est étranger à l’étude de la musique, de même les splendeurs qui m’apparaissaient, faisaient entendre une mélodie qui me ravissait en extase, avant que j’eusse pu distinguer les paroles de leurs chants.

L’hymne renfermait de sublimes louanges. Comme un homme qui entend confusément des mots d’un discours, je saisis ces paroles : Ressuscite et sois vainqueur.

J’étais si ravi, que jusques alors rien ne m’avait attaché avec de si doux liens. Peut-être cette expression paraîtrait-elle trop hardie : je semble oublier les yeux étincelants que j’avais contemplés avec tant d’admiration ; mais celui qui voit que les vrais cachets de toute beauté brillent plus à mesure qu’on s’élève, et qui sait que je n’avais pas alors regardé ces yeux, peut excuser en moi ce dont je m’accuse pour me justifier et dire la vérité : ici, le saint plaisir ne peut pas être démontré, parce que plus on monte, plus il devient pur.