La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XXIX

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 109-112).
Il sortait de cet abîme une odeur empoisonnée… (P. 110.)


CHANT VINGT-NEUVIÈME



L a foule de ces malheureux, leurs blessures cruelles avaient tellement remplis mes yeux de larmes, que je désirais trouver le loisir de les répandre ; mais Virgile me dit : « Que regardes-tu encore ? pourquoi ta vue s’obstine-t-elle à considérer ces ombres mutilées ? Tu ne t’es pas laissé abattre par cette compassion dans les autres vallées. Si tu voulais compter ces âmes, pense que cette enceinte a vingt-deux milles de tour ; déjà la lune est sous nos pieds ; le temps qui nous est accordé n’est pas long : tu dois voir bien d’autres tourments que tu ne vois pas encore. » Je répondis : « Si tu avais observé la cause de mon attention, tu m’aurais peut-être permis de rester quelques moments de plus. » Je parlais ainsi en suivant les pas de mon guide qui continuait d’avancer.

J’ajoutai : « Je crois que, dans cette enceinte de terreur où je fixais mes yeux, une ombre de ma famille pleure la faute qui là-haut est si cruellement expiée. — Que ta pensée, me dit mon maître, ne se porte pas plus longtemps sur cet esprit ; ne songe qu’à me suivre, et qu’il reste où il a mérité d’être puni. Je l’ai vu au pied du pont te montrer au doigt, et te menacer fortement : j’ai entendu qu’on le nommait Géri del Bello. Tu étais alors si occupé de celui qui défendit Hautefort, que tu n’as pas regardé de ce côté ; ensuite Géri a disparu. — Ô mon guide ! dis-je, la mort violente qu’il a reçue, et qui n’a pas été vengée par un seul des siens dont l’honneur ait élevé l’âme, l’aura rendu dédaigneux pour moi ; il se sera éloigné sans me parler, mais ce noble dédain redouble ma tendresse pour lui. »

Nous parlions ainsi en descendant au pont d’où l’on verrait l’autre vallée tout entière, si un plus grand jour l’éclairait. Arrivés à ce dernier cloître de Malébolge, nous pûmes déjà distinguer les reclus qui l’habitaient. Des gémissements si poignants vinrent me frapper, que je fus obligé de couvrir mes oreilles avec mes mains. Là régnaient des contagions comparables à celles que présenteraient, dans le mois consacré à Auguste, les hospices réunis de Valdichiana, les Maremmes empestées et les plaines méphitiques de la Sardaigne : il sortait de cet abîme une odeur empoisonnée, semblable à celle qui s’exhale dans les plaies gangrénées. Nous descendîmes, en marchant à gauche, dans le fond de cette vallée, où la justice infaillible du souverain Maître, accomplissant son terrible ministère, punit les faussaires qu’elle a enregistrés, là même, sur son livre ineffaçable. Je ne crois pas qu’on ait pu éprouver une plus vive douleur à l’aspect du tableau hideux de la maladie qui attaqua le peuple d’Égine, quand l’air infecté de miasmes pestilentiels fit périr les animaux jusqu’au dernier insecte, et réduisit ces nations antiques, suivant le témoignage des poètes, à retrouver dans une fourmilière les moyens de se reproduire.

Je voyais ces esprits languir en tas divers, étendus dans cette vallée obscure ; l’un était couché sur le ventre, celui-là gisait sur les flancs de son compagnon ; un autre rampait péniblement dans la contrée ténébreuse. Nous marchions à pas lents, sans parler, écoutant et regardant ces malheureux qui ne pouvaient se dresser sur leurs pieds. Je vis deux coupables qui se prêtaient un appui mutuel, comme ces vases qu’on place l’un sur l’autre pour réchauffer les aliments.

Ces ombres étaient couvertes de croûtes lépreuses, de la tête aux pieds. Tous ces esprits, plus agiles que le valet qui, pressé par son maître, ou provoqué par le sommeil, promène avec rapidité l’étrille sur les flancs du coursier, enfonçaient leurs ongles aigus dans cette lèpre que d’insupportables démangeaisons leur faisaient gratter avec rage. Mais, ô vain secours ! leur peau encroûtée tombait par lambeaux sous leurs doigts, comme on voit tomber, sous le couteau de celui qui l’apprête, les longues égailles d’un scare ou d’un autre poisson.

Mon guide adressa ces mots à une de ces ombres : « Ô toi qui t’écorches si cruellement de tes propres mains, dont tu sembles faire des tenailles, dis-moi, compte-t-on quelques Italiens parmi ceux d’entre vous qui sont condamnés à ce supplice ? Réponds, et puissent tes ongles supporter ce travail éternel ! » Un esprit répondit en pleurant : « Nous deux que tu vois si difformes, nous sommes Italiens ; mais toi, qui es-tu, toi qui nous as adressé une demande ? — Je suis chargé, dit mon guide, de conduire cet être encore vivant, de degré en degré, et de lui faire parcourir tout l’empire infernal. » Les deux esprits cessèrent de s’appuyer l’un sur l’autre, et, dans un état de tremblement convulsif, se tournèrent vers moi, ainsi que plusieurs qui avaient pu entendre les paroles du Sage. Mon maître s’approcha, et me dit ces mots. « Maintenant, entretiens ces esprits en liberté. » Alors, sur son commandement, je m’exprimai en ces termes : « Que votre nom ne s’efface pas dans le monde mortel, mais qu’il voie mille révolutions de l’astre du jour ! Qui êtes-vous ? quel pays vous a vu naître ? Que votre supplice insupportable ne vous détourne pas de me parler avec confiance ! » Un d’eux répondit : « Je naquis à Arezzo, et Albert de Sienne me fit condamner aux flammes : cependant ce n’est pas l’arrêt des hommes qui m’a conduit ici. Il est vrai que je dis à Albert, mais en riant : « Je saurais prendre mon vol dans les airs. » Ce dernier, qui avait du zèle et peu de lumières, me pria de l’initier dans cette science, et ce fut seulement parce que je n’avais pas formé un nouveau Dédale, qu’il me fit brûler par celui qui le reconnaissait pour son fils : c’est pour m’être livré à l’alchimie, que l’infaillible Minos m’a condamné à rouler dans la dixième vallée. »

Je dis alors au poète : « Fut-il jamais une nation plus vaine que la nation siennoise ? Non, certes, pas même la nation française ! » L’autre lépreux, qui m’entendit ainsi parler, répondit à mes paroles : « Exceptes-en Stricca qui sut faire des dépenses si modérées, et Nicolas qui, dans la ville où l’on a conservé cet usage, inventa la riche coutume d’assaisonner les faisans avec des épices. Exceptes-en la folle société dans laquelle Ceci d’Asciano dissipa le revenu de ses bois et de ses vignes, et celle où l’Abbagliato montra son grave esprit de prudence. Veux-tu savoir qui te seconde ainsi contre les Siennois ? considère-moi bien, tu reconnaîtras ma figure qui te répondra ; je suis l’ombre de Capocchio ; c’est moi qui falsifiait les métaux dans des opérations alchimiques : tu dois te souvenir, si je ne m’abuse, que j’ai toujours été un singe très-adroit. »