La Divine Comédie (trad. Artaud de Montor)/Chant XXVIII

Traduction par Alexis-François Artaud de Montor.
Garnier Frères (p. 105-108).
Il était fendu depuis le menton jusqu’au fond des entrailles… (P. 106.)


CHANT VINGT-HUITIÈME



Q ui pourrait, même après un travail opiniâtre, même avec des expressions dégagées des chaînes de la poésie, décrire éloquemment le spectacle de sang et de plaies cruelles qui s’offrit à mes yeux ! Qui pourrait avec succès entreprendre cette tâche téméraire, et ne pas redouter l’insuffisance de notre langue et la médiocrité de notre esprit qui ne peut comprendre de si hautes connaissances ! En vain on rassemblerait ceux qui furent frappés, en combattant contre les Romains, dans les plaines de la Pouille, cette contrée jouet de la fortune ; en vain on réunirait les héros atteints du fer ennemi pendant la longue guerre où, sur la foi de Livius, historien véridique, il se fit une si ample moisson d’anneaux de chevaliers ; en vain on exhumerait les guerriers qui succombèrent sous le bras terrible de Robert Guiscard, ces soldats dont l’ossuaire remplit et les vallées de Cépérano, où les habitants infidèles manquèrent de courage, et les prairies de Tagliacozzo, où le vieux Allard triompha par la ruse ; tous ces infortunés, rendus à la vie, étaleraient à la fois leurs membres mutilés, qu’ils donneraient une faible idée de cet amas de plaies livides et de spectres sanglants que présente la neuvième vallée. L’image d’une tonne sans fond rappellerait peu fidèlement à la pensée le premier esprit que je rencontrai. Il était fendu depuis le menton jusqu’au fond des entrailles. Ses intestins retombaient sur ses jambes ; on voyait les battements de son cœur, et ce ventricule où la nature prépare les sécrétions fétides. Je le considérais avec attention : alors il me regarda ; et de ses mains s’entr’ouvrant encore la poitrine, il me dit : « Vois comme je suis fendu ! vois comme Mahomet est déchiré ! Devant moi et Aly en pleurs ; il marche, la tête ouverte depuis le menton jusqu’au front. Tous les autres que tu aperçois ici, ont aussi vécu sur la terre, et pour avoir semé des schismes et le scandale, ils sont ainsi fendus. Là derrière, est un démon qui plonge de nouveau le tranchant de son épée dans les entrailles de tous tant que nous sommes, parce que nos blessures sont refermées quand nous reparaissons devant lui, après avoir parcouru tout le chemin des pleurs. Mais qui es-tu, toi qui restes oisif sur ce pont pour retarder peut-être d’un instant le supplice dû à te propres accusations ? » Mon maître répondit : « Il n’a pas encore perdu la vie ; aucune faute ne le conduit aux tourments. Il doit connaître les supplices de tous les cercles : moi qui suis mort, je suis chargé de le conduire. La vérité seule est sortie de ma bouche. »

À ces mots, une foule d’âmes qui entendirent ces paroles, s’arrêtèrent pour me regarder, et la surprise leur fit un moment oublier leurs souffrances.

« Toi, qui dans peu reverras peut-être le soleil, dis donc à frère Dolcino qu’il ramasse des vivres, s’il ne veut pas être entouré dans des montagnes pleines de neige, s’y voir forcé d’abandonner au Novarois une victoire qu’il n’obtiendra pas autrement, et venir bientôt me rejoindre dans l’abîme. » Ainsi me parla Mahomet, après avoir quelque temps suspendu ses pas ; puis il continua sa marche douloureuse. Un autre qui avait la bouche

Il la tenait à la main, suspendue comme une lanterne dont il semblait s’éclairer.
(L’Enfer, chant xxviii, page 107.)


fendue, le nez coupé jusques aux yeux, et à qui il ne restait qu’une oreille, s’était arrêté devant moi tout surpris ; il ouvrit sa bouche ensanglantée, et dit : « Ô toi qu’aucune faute n’a condamné à venir ici, et qui as dû voir la terre italienne, à moins qu’une trop grande ressemblance ne m’abuse, souviens-toi de Pierre de Medicina, si tu retournes jamais dans ces belles plaines qui descendent de Verceil à Marcabo, fais savoir aux deux citoyens les plus distingués de Fano, à Messer Guido et à Angiolello, que si notre prédiction, ici, n’est pas vaine, ils seront précipités d’une barque et noyés près de la Cattolica, par la trahison d’un cruel tyran. Dans l’immensité de la mer qui s’étend entre Chypre et Majorque, Neptune n’a jamais vu commettre un si grand crime par des pirates ou pour la race des Grecs. Le traître de Rimini, que la perte d’un œil a rendu difforme, et qui gouverne cette terre malheureuse où tel qui est près de moi n’aurait jamais voulu porter ses pas, invitera ces deux infortunés à une conférence, et donnera un tel ordre, qu’il n’aura pas été nécessaire d’offrir des prières et des vœux pour apaiser les vents furieux de Focara. — Si tu veux que je rappelle ta mémoire dans le monde, dis-moi, lui répondis-je, quel est celui à qui la vue de Rimini fut si amère ? » L’ombre alors porta la main à la figure d’un de ses compagnons, et lui ouvrit la bouche, en criant : « Le voilà, mais il ne parle pas. Chassé de Rome, il détruisit les hésitations de César, en lui disant que celui qui a tout préparé, doit ne plus retarder son entreprise. » Oh ! qu’il me paraissait souffrir, avec sa langue tranchée, ce Curion, qui osa proférer un conseil si hardi ! Un autre, qui avait les deux mains coupées, levait ses moignons dans l’air ténébreux, et présentant sa figure souillée de sang, criait : « Tu te souviendras aussi de Mosca ; hélas ! c’est moi qui dis : La chose faite a une tête, ce qui fut la source des malheurs de la Toscane. » J’ajoutai : « et la cause de la destruction de ta race. »

À ce reproche, l’ombre accablée sous le poids d’une double douleur, se retira avec des transports de désespoir et de rage. Je continuai de repaître mes regards de cet horrible spectacle : il s’en offrit un surtout à mes yeux que je craindrais de retracer dans ce poème, sans autre preuve que mon témoignage, si je n’étais rassuré par ma conscience, cette compagne fidèle, dont la rectitude rend l’homme fort et vertueux. Je vis un de ces coupables (je crois le voir encore) marcher, avec le triste troupeau, comme tous les autres, mais privé de sa tête. Il la tenait à la main suspendue comme une lanterne dont il semblait s’éclairer. Cette tête nous regardait, et la bouche disait : « Hélas ! » Comment peut-il se trouver deux corps en un seul, et une seule âme en deux corps ? L’inventeur de tels supplices sait, lui seul, comment ils peuvent s’accorder avec les lois de la nature.

Quand il fut arrivé près du pont, le damné souleva sa tête pour me faire mieux entendre ces paroles lamentables : « Vois ma douleur cruelle, toi qui, pendant ta vie, peux visiter l’empire des morts ! as-tu jamais été témoin d’un tourment plus affreux ? Apprends, si tu veux parler de moi, que je fus Bertrand de Born, qui donnai des conseils funestes au roi Jean. J’armai le fils contre le père : Achitofel n’excita pas, par de plus lâches instigations, Absalon contre David. Parce que je divisai des êtres nés pour vivre tendrement unis, je porte ma tête séparée de son principe, qui reste dans ce tronc informe. C’est ainsi que le talion, mon châtiment, retrace ma conduite criminelle. »