La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Introduction/Doctrines politiques de Dante

Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 64-101).


V


DOCTRINES POLITIQUES DE DANTE


La renommée poétique du chantre de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis, semble avoir absorbé tous les rayons de la gloire dont la postérité s’est plu à couronner cette grande figure du Moyen âge. Qui, hors un petit nombre, connaît Dante autrement que par l’œuvre éclatante qu’a consacrée le suffrage des siècles ? Cependant le génie du poëte n’est pas tout ce qu’offre à l’admiration cet homme doué de tant de dons divers. Lorsqu’on l’étudie avec soin, une des choses en effet qui frappent le plus, c’est l’étendue de ce vaste esprit, c’est qu’il n’est pas une voie de la pensée où la sienne n’ait laissé des traces, qu’il ait touché toutes les hautes questions qui préoccupaient de son temps et préoccupent encore aujourd’hui la raison humaine. On l’a vu pour la science du monde et de la nature ; on va le voir pour la science de la société.

Mais, avant d’exposer et de discuter sa théorie, faisons remarquer un caractère général de ses conceptions, comme aussi de celles de l’école, au sein de laquelle s’était opérée sa propre évolution : nous voulons parler d’une certaine correspondance symétrique entre les idées de différents ordres, dont la raison se trouve en partie dans la tendance à l’unité en partie dans la méthode alors reçue, méthode purement logique, suivant laquelle, de principes abstraits posés d’abord on déduisait des séries de conséquences également abstraites, procédant l’une de l’autre selon les invariables lois de la forme syllogistique. Mais cet enchaînement de syllogismes dépendant chacun d’un principe particulier qui en est la majeure, supposait et appelait, en remontant toujours, un principe plus universel, expression et fondement de l’unité de la science, duquel les autres tiraient toute leur valeur ; de sorte que, ce principe premier étant donné, toutes les branches de la connaissance venaient s’y rattacher et se ranger symétriquement autour, comme les rameaux autour de la tige dont ils ne sont que le développement et l’épanouissement progressif.

Ainsi, comme Dante s’est représenté premièrement Dieu au-dessus de tout et principe de tout, puis l’univers sous la double notion d’esprit et de matière, celle-ci subordonnée dans l’ordre de perfection à l’esprit qui l’informe, mais subsistant distincte de lui et indépendante de lui selon son essence et ses lois propres, il se représente, dans la société, Dieu d’abord, de qui elle émane comme de son principe, vers qui elle tend comme à sa fin ; puis un ordre spirituel et un ordre temporel, distinct de l’ordre spirituel, subordonné à lui en ce qui touche la vie spirituelle, mais indépendant de lui dans la sphère de son existence distincte et de ses lois propres. Au point de vue général et théorique le parallélisme est complet.

Mais la réalité force bientôt à descendre, de ces hauteurs de l’abstraction, dans la sphère des faits, et à ramener la théorie à des applications pratiques. Les papes et les empereurs se disputaient l’Italie, en proie à une guerre civile permanente par l’opposition réciproque des deux grands partis guelfe et gibelin, que divisaient encore en eux-mêmes les intérêts particuliers des différents États, et, dans chaque État, les rivalités de factions, de classes, de familles, pour la possession du gouvernement, dont la forme, sans cesse modifiée selon les intérêts qui prévalaient momentanément, n’offrait rien de stable. Tour à tour vainqueurs et vaincus dans ces luttes intestines, qui rarement se terminaient sans des conflits sanglants, les partis, par leur triomphe même, préparaient leur défaite future, inévitable suite de l’oppression et des proscriptions. Le lendemain de chaque victoire les routes se couvraient de bannis ardents à la vengeance, en épiant le jour, et le trouvant tôt ou tard.

Mais le pire effet de ces dissensions était de rendre l’exercice de la justice impossible, les passions de parti se substituant au droit et à l’équité impartiale : ce qui obligea, chose inouïe ! à appeler du dehors des étrangers pour remplir une fonction inhérente au pouvoir public en toute société. De là l’institution des Podestats, faible remède au mal qu’on cherchait à guérir ; car trop souvent le Podestat, acheté par un parti, en devenait l’instrument le plus dangereux. Néanmoins, malgré tant de désordres et tant de souffrances, la liberté enfantait des merveilles au sein des cités agitées, mais animées d’une vie puissante. L’industrie y créait la richesse ; le commerce y faisait affluer celle de tout le monde alors connu. Les arts, cultivés avec passion, couvraient de splendides monuments le sol de chaque ville. Les lettres dissipaient les ténèbres de la barbarie.

Pour comprendre cette époque pleine de contrastes, son caractère propre, sa liaison avec les époques qui suivirent, et comprendre en même temps les questions à la fois théoriques et pratiques dont se préoccupaient si vivement les contemporains, il est nécessaire de considérer quelle fut, sur l’état et le développement social, l’influence des Pontifes romains.

Deux opinions se sont produites au sujet de la Papauté dans ses rapports avec la liberté de l’Italie. Y a-t-elle été nuisible ou favorable ? Cette question, que bientôt nous examinerons historiquement, est étroitement liée à une question plus générale et de pure logique. À quel point la constitution de l’Église catholique et les principes sur lesquels elle repose sont-ils compatibles avec la liberté dans tous les ordres ?

Sans nous engager dans une discussion étendue que ne comporte pas ce travail sur Dante, dont il a pour but d’éclaircir les doctrines, nécessaires à connaître pour bien entendre son poëme, nous ferons remarquer seulement que, selon la théologie catholique, l’homme déchu de son premier état, de l’état d’innocence dans lequel Dieu l’avait créé, eût été à jamais séparé de lui, à jamais perdu si, par l’incarnation du Verbe et la rédemption de Jésus-Christ, il n’avait été gratuitement relevé de sa chute et rétabli en grâce avec le Créateur, dont le péché du premier Père, transmis à tous ses descendants, le rendait ennemi, sans aucun acte de sa volonté, dès qu’il commençait d’être. Mais, pour profiter du bienfait de la rédemption, il est nécessaire qu’il croie, d’une foi ferme et absolue, certaines vérités au-dessus de la raison et révélées surnaturellement, desquelles l’Église est dépositaire, qu’elle enseigne et qu’elle interprète avec une autorité infaillible ; d’où la maxime fondamentale : Hors de l’Église point de salut. La foi qu’elle exige sous peine de damnation éternelle est donc, dans les limites du dogme qu’elle commande de croire, la négation même de la liberté de la raison.

Mais ce dogme, en soi et par ce que contiennent les livres où il est consigné, livres sacrés comme la parole de Dieu même, embrasse de proche en proche, ou directement, ou par voie de conséquence, tout ce qui peut être l’objet de la pensée humaine. Que si l’on avoue en général qu’en dehors de la révélation il existe un ordre de choses dépendantes de la pure raison dont elles forment le domaine, on soutient aussi, et très logiquement, qu’il n’appartient qu’à l’Église seule de déterminer quelles sont ces choses livrées à la dispute des hommes, et qu’ainsi, quand l’Église a prononcé un jugement quelconque, il est certain dès lors que la chose jugée est de son ressort, et qu’une pleine soumission est due à son jugement. Ici donc encore, négation de la liberté, puisque l’esprit n’est libre qu’autant qu’on lui permet de l’être. Une autorité sans contrôle arrête la pensée là où, arbitrairement, elle veut qu’elle s’arrête. Comme le Créateur à la mer, elle lui dit : Tu viendras jusqu’ici, et n’iras pas au delà.

Ce n’est pas tout ; par l’ordre extérieur de son gouvernement, l’Église, de tous côtés, touche à la société politique et civile. Dans cette sphère elle ne réclame point le même genre d’infaillibilité que dans la sphère du dogme, mais elle réclame une obéissance en droit et en fait non moins entière, parce que, selon ce qu’elle oblige à croire, elle est, dans l’exercice de son pouvoir de gouvernement, également assistée, inspirée de l’Esprit saint ; sans quoi, faillible en sa conduite, abandonnée aux hasards de l’erreur, comment remplirait-elle sa fonction divine ? comment serait-elle sûre de sa durée ? Voilà donc l’homme lié dans ses actes comme dans ses croyances. Et alors que reste-t-il de libre en lui ? Une inexorable nécessité logique le condamne à cette servitude absolue ; car, dénouez un de ces liens, il échappe à l’autorité, il redevient maître de lui-même, et l’institution n’a plus aucun sens.

L’Église l’a bien senti, et aussi, d’accord en cela avec les pouvoirs despotiques, même les plus ennemis d’elle à d’autres égards, réprouve-t-elle toutes les libertés, les déclarant incompatibles avec sa doctrine et son existence même. Un journal catholique s’en était fait, il y a quelques années, le défenseur. Rome le condamna, et le cardinal Pacca, organe en cette occasion du souverain pontife, écrivait en son nom aux rédacteurs du journal condamné, ces paroles péremptoires :

« Je vais vous exprimer franchement, et en peu de mots, les points principaux qui, après l’examen de l’Avenir, ont déplu davantage à Sa Sainteté. Les voici :

« D’abord elle a été beaucoup affligée de voir que les rédacteurs aient pris sur eux de discuter en présence du public, et de décider les questions les plus délicates qui appartiennent au gouvernement de l’Église et de son chef suprême, d’où a résulté nécessairement la perturbation dans les esprits, et surtout la division parmi le clergé, laquelle est toujours nuisible aux fidèles.

« Le Saint-Père désapprouve aussi, et réprouve même, les doctrines relatives à la liberté civile[1] et politique, lesquelles, contre vos intentions sans doute, tendent de leur nature à exciter et propager partout l’esprit de sédition et de révolte de la part des sujets contre leurs souverains. Or cet esprit est en ouverte opposition avec les principes de l’Évangile et de notre sainte Église, laquelle, comme vous savez bien, prêche également aux peuples l’obéissance, et aux souverains la justice.

« Les doctrines de l’Avenir sur la liberté des cultes et la liberté de la presse, qui ont été traitées avec tant d’exagération et poussées si loin par MM. les rédacteurs, sont également très-répréhensibles et en opposition avec l’enseignement, les maximes et la pratique de l’Église. Elles ont beaucoup étonné et affligé le Saint-Père ; car si, dans certaines circonstances, la prudence exige de les tolérer comme un moindre mal, de telles doctrines ne peuvent jamais être présentées par un catholique comme un bien ou comme un état de choses désirable.

« Enfin, ce qui a mis le comble à l’amertume du Saint-Père, est l’Acte d’union proposé à tous ceux qui, malgré le meurtre de la Pologne, le démembrement de la Belgique et la conduite des gouvernements qui se disent libéraux, espèrent encore en la liberté du monde et veulent y travailler. … Sa Sainteté réprouve un tel acte pour le fond et pour la forme

« Voilà, monsieur, la communication que Sa Sainteté me charge de vous faire parvenir, etc.[2] »

Liberté et catholicisme sont donc deux mots qui s’excluent radicalement l’un l’autre. L’Église, par le principe de son institution, exige et doit exiger de l’homme une obéissance aveugle, absolue dans tous les ordres : obéissance dans l’ordre spirituel, puisque le salut en dépend ; obéissance dans l’ordre temporel, en tant que lié à l’ordre spirituel, puisque, si elle souffrait qu’on attaquât, à un degré et d’une manière quelconque, soit la foi nécessaire au salut, soit l’autorité qui l’enseigne, elle conniverait au plus grand crime qui puisse être conçu, le meurtre des âmes. De là aux mesures répressives, à l’Inquisition, à son code sanglant, la conséquence est rigoureuse.

Quelles que soient les anomalies apparentes, les faits exceptionnels dépendants de circonstances particulières et d’intérêts du moment, l’ineffaçable caractère du principe des institutions se manifeste toujours clairement dans l’ensemble de ses conséquences ; et ces conséquences, à l’égard de la Papauté, apparaissent à chaque page de l’histoire. Comme Bossuet l’a très-bien montré, la monarchie de l’Église a pour terme corrélatif la monarchie politique, et elle l’engendre naturellement ; d’où cette formule banale, mais profondément vraie : le trône et l’autel. Le roi et le prêtre trouvent dans cette union la garantie de leur autocratie. Ils ont senti que pour que l’homme soit enchaîné au trône, il faut qu’il le soit à l’autel, et que pour l’être à l’autel, il faut qu’il le soit au trône. Ame et corps, tout leur appartient ; l’écueil est le partage, et plus encore la puissance souveraine de la nature et de ses lois. Toutefois l’alliance ne cesse jamais de subsister au fond. Si le monarque spirituel, dans la plénitude de sa force et favorisé par les conjectures, tenta de se subordonner le monarque temporel, de le transformer en un simple instrument de son propre pouvoir, de renouveler enfin chez les nations chrétiennes l’antique théocratie des premiers âges, il n’en fut pas moins constamment l’allié fidèle des rois contre les peuples. Loin de venir en aide à ceux-ci lorsque l’excès de la souffrance les poussait à secouer le joug de la tyrannie, toujours à ses yeux le droit était du côté des tyrans, pour peu surtout qu’ils humiliassent leur orgueil à ses pieds, ou satisfissent sa cupidité. Longtemps même il fit des nations la monnaie courante d’un trafic exécrable.

Les exemples abondent. Quelques-uns seulement, au hasard.

Sur la promesse d’étendre à l’Irlande le payement annuel du denier de saint Pierre, le pape Adrien livre à Henri II ce malheureux pays, pour y répandre l’instruction et extirper les vices qui déshonoraient, disait-on, la vigne du Seigneur. Telle fut l’origine d’une oppression de sept siècles.

L’Angleterre arrache sa grande charte à un monstre couronné ; mais ce monstre se reconnaissait tributaire du pape : le pape prend sa défense, annule le traité qu’il avait juré, le délie de ses serments, et repousse sous sa dent le peuple qu’il dévorait.

Le mouvement d’où sortit, au prix de tant d’efforts, l’affranchissement des communes en France, fut-il à aucun degré secondé par cette Rome qui prêche également aux peuples l’obéissance, et aux rois, la justice ? — Les derniers serfs affranchis sous Louis XVI appartenaient au chapitre de Saint-Claude, dans le Jura.

Quand les communes flamandes, opprimées par leurs ducs, protestèrent les armes à la main contre la violation de leurs droits, trouvèrent-elles un appui dans les pontifes romains ? Intervinrent-ils, même après la défaite, pour arrêter les atroces vengeances de leurs oppresseurs ? — demandez-le à l’histoire.

Le pays de l’Europe le plus catholique, le plus soumis à Rome, ne perd-il pas toutes ses franchises à l’instant où se consomme l’union des deux pouvoirs, où la royauté de Philippe II s’allie à l’inquisition de Torquemada ? Mais au même instant commence aussi la décadence de ce grand peuple, l’extinction de l’industrie, de la science, des arts ; dans l’ordre intellectuel et moral, dans l’ordre même de la prospérité matérielle, quelque chose qui ressemble à la mort.

Après que, sur le don que le pape lui en fit, il eut conquis, asservi, dévasté l’Amérique, on vit renaître, en des proportions gigantesques, l’esclavage ancien ; des races entières y furent dévouées. L’Église réclama-t-elle ? Comment l’eût-elle pu, comment aurait-elle interdit l’esclavage dont elle proclame dogmatiquement la légitimité, soutenue par Bossuet même, qui déclare qu’on ne la peut nier sans ébranler toute la tradition ?

Dans la question de la liberté italienne, on doit distinguer la liberté intérieure de chaque État, et la liberté de l’Italie entière en tant que nation.

À Rome, où l’esprit de la Papauté doit apparaître le plus clairement, que voit-on ? Une tendance continuelle à absorber tout le gouvernement, toute la puissance municipale, à détruire peu à peu tout ce qui pouvait opposer quelque résistance au pouvoir absolu du pape, à constituer enfin, politiquement comme spirituellement, une monarchie théocratique sans contrôle, sans limites. Les antiques libertés de la Ville éternelle, réduites à la dérision de je ne sais quel Sénateur grotesque, vinrent s’éteindre sous sa toge de pourpre devenue le suaire du Peuple-roi. Le combat fut long, de Crescence à Portinari, mais finalement les pontifes vainquirent.

Durant leur séjour à Avignon, cloaque d’avarice et de luxure où s’écoulaient les immondices de tout le monde chrétien, qu’on se rappelle ce que firent leurs légats en Romagne. Je ne parle pas des violences, des cruautés, des vols, du mépris effronté de toute justice divine et humaine, mais de leur acharnement à poursuivre la liberté, à la détruire en chaque cité, de leur haine contre Florence surtout, centre glorieux de la démocratie. Ils préparaient de loin la voie à Charles-Quint et aux Médicis. Rome a-t-elle depuis lors dévié des siennes ? — Interrogez les ruines sanglantes sur lesquelles, en ce moment même, s’élève le trône pontifical.

Ennemis de la liberté dans leurs propres États, bien que forcés quelquefois de la tolérer, — comme à Bologne, où néanmoins, progressivement ruinée, elle avait fini par n’être plus qu’une vaine forme, — comment les papes s’en seraient-ils faits les promoteurs au dehors ?

Mais la destruction de la liberté en chaque État était la destruction de la liberté de l’Italie entière, de son indépendance et de son unité ; car elle ne pouvait ni devenir une, ni s’appartenir réellement qu’à la condition de s’organiser sur le principe de la souveraineté nationale, collective ou démocratique.

Le but constant des papes fut d’y étendre leur domination, d’y recréer à leur profit l’ancien Empire, sous la forme nouvelle de la théocratie chrétienne. Mais trop d’obstacles s’y opposaient, et, l’un des plus puissants, ils avaient eux-mêmes contribué à le susciter par la création du Saint-Empire romain, comme on le nommait, qui commença en Charlemagne, et passa de lui chez les Allemands. Les droits respectifs n’ayant point été et n’ayant pu être originairement définis, ils devinrent bientôt une cause permanente de discordes et de conflits. L’empereur, d’abord, s’attribua le pouvoir de confirmer, à la mort des pontifes, l’élection de leurs successeurs. Plus tard, les pontifes réclamèrent celui de confirmer l’élection de l’empereur. De part et d’autre on se disputait la souveraineté. Le pape serait-il, au temporel, dépendant de l’empereur ? l’empereur serait-il dépendant du pape ? Ce fut pour résoudre cette question, qui ne fut jamais résolue en droit, qu’une guerre de trois siècles désola les plus belles contrées de l’Europe.

Confinés au centre de l’Italie, les papes craignaient toujours d’y voir naître une puissance assez forte pour mettre en danger leurs possessions. D’où leur attention continuelle à prévenir la formation d’une pareille puissance, soit par l’exercice libre du pouvoir impérial, soit par la conquête étrangère, soit par la prépondérance d’un des nombreux États entre lesquels l’Italie était partagée. Nécessité dès lors d’entretenir parmi eux la division, d’exciter leurs défiances mutuelles, leur ambition même au besoin ; de nouer, à l’aide de traités menteurs, des ligues dissoutes par d’autres ligues, sitôt que le succès faisait présager un vainqueur. De là une politique versatile, de ruse et de fourberie, qui altéra profondément le sens moral des peuples, et bannit la justice, la loyauté, la sincérité, des transactions publiques : véritable origine de la diplomatie moderne, qui en a conservé tous les caractères.

Jamais les papes ne se départirent de ce système politique pratiquement athée, et qui fut une des sources de l’athéisme dogmatique si répandu au quinzième siècle, et hautement professé au Vatican même. Comme ils avaient jadis opposé aux Lombards Pepin et son fils, créé par eux empereur d’Occident, ils opposèrent à ses successeurs tout ce qui, république ou prince, aspirait à se soustraire à la domination impériale. Or la tendance à cet affranchissement était partout celle des communes, alors naissantes. Ils durent donc, quel qu’en fût le principe, favoriser ce mouvement dont l’effet immédiat leur était si utile. Mais lorsque, plus tard, la splendeur de quelques-unes des républiques qu’avait fondées l’esprit de liberté éveilla leur ombrageuse défiance, ils se firent leurs implacables ennemis, et dans toutes on les voit invariablement provoquer, seconder le passage de la démocratie à l’aristocratie, de l’aristocratie au pouvoir d’un seul, jusqu’à la finale destruction du régime populaire, que marqua la chute de Florence sous Charles-Quint.

Selon le même système d’équilibre, tantôt Rome appelle les Français, tantôt, inquiète de leurs succès, elle soulève contre eux les puissances italiennes ; sans autre vue dans ses alliances, dans ses actes publics ou secrets, que de maintenir, pour se conserver, le fractionnement de la Péninsule et d’en empêcher l’unité, impossible tant qu’elle possédera la portion de territoire qui la coupe comme en deux tronçons. Elle ne servit donc pas la liberté quoiqu’elle prêtât quelquefois son appui aux États libres : elle fut même, comme l’a très-bien vu Machiavel, la cause première et principale de la servitude, aujourd’hui parvenue à son terme, de la triste Italie, qui, dans l’état de morcellement contre nature où elle la retint, ne put jamais s’élever à l’existence nationale.

Qu’on nous permette ici deux courtes réflexions utiles peut-être, à l’Italie particulièrement. Il ressort de toute son histoire que le régime libre des petits États, où la population est à la fois et très-active et très-agglomérée, manque d’un contre-poids que nécessite la liberté individuelle, qui, à cause de la facilité de l’usurpation en ces sortes d’États, a pour effet de conduire par l’anarchie à la tyrannie : et ce contrepoids nécessaire n’est autre que la liberté générale, la liberté sociale organisée dans la sphère plus large de l’unité d’un grand peuple, où la liberté de tous, par l’opposition même des intérêts divers, est à la fois la garantie et la limite infranchissable de la liberté de chacun.

L’histoire de l’Italie montre encore, ce nous semble, que la supériorité relative d’un certain état intermédiaire de civilisation peut devenir un obstacle à la civilisation même, et une cause de ruine pour les peuples qui s’y arrêtent. Le système celtique du clan était certainement supérieur à l’organisation élémentaire de la gau chez les Germains. Mais ceux-ci, par cette raison même, furent mieux disposés à se former en corps de nation, et par la force de l’unité ils subjuguèrent l’un après l’autre, en Écosse, en Irlande, les clans divisés, tour à tour vaincus séparément, et souvent même par l’aide que leurs animosités mutuelles les portaient à prêter à l’ennemi commun. Ainsi l’Italie séduite par l’éclatante supériorité de sa civilisation, de ses institutions républicaines et municipales, ne comprit que la cité, y renferma son patriotisme, et ne s’éleva ni à l’idée, ni au sentiment de la nationalité. C’était se condamner à la mort, car la cité n’est qu’un élément de la nationalité, une des phases de son développement, et tout être qui cesse de se développer selon sa nature, qui arrête en soi le travail de la vie, y détruit la vie même.

Les Gibelins eux-mêmes, pour la plupart, ne voyaient dans le Pouvoir impérial qu’un moyen d’apaiser les dissensions intérieures, de garantir la sécurité de chaque État particulier, de réprimer l’ambition de Rome, que ses oppressions, ses corruptions, ses exactions avaient rendue l’objet d’une haine souvent partagée par les Guelfes mêmes, que ralliaient à elle les seuls intérêts politiques soit des princes, soit des factions dans les républiques. Au milieu des discordes où l’Italie était plongée, des effroyables maux qu’elles enfantaient sans cesse, nulle pensée d’unité nationale, je dis nulle pensée active, efficace, pratique. Les esprits portés vers la spéculation bâtissaient des systèmes, des théories abstraites, utiles seulement pour éclairer et développer l’idée du droit, pour ouvrir, même en se trompant sur leur direction, les voies où devait marcher la société future.

Le livre de Monarchiâ en offre un exemple. Il n’est pas douteux que le gibelinisme de Dante ne se liât étroitement à ses passions de parti, à sa position de proscrit, à l’impatient désir de rentrer dans sa ville ingrate et pourtant toujours chère. Mais, suffisants pour le vulgaire, ces motifs personnels n’auraient pu seuls légitimer aux yeux de Dante ses actes comme homme et comme citoyen. Il dut les rattacher à un principe plus haut, à l’idée éternelle du droit, à un type immuable de l’ordre conçu par l’intelligence affranchie des intérêts du temps. Son ouvrage de la Monarchie, publié durant le séjour de Henri VII en Italie, contient le résultat de ses méditations sur ce grave sujet, la théorie qu’il s’était formée, et que, pour l’appuyer d’un raisonnement plus rigoureux, il y expose selon la méthode scolastique.

Il serait trop long de le suivre à travers les détails d’une argumentation aride. En résumé, il établit que le développement du genre humain, dans l’ordre interne de l’intelligence et dans l’ordre extérieur de l’action, ou dans l’ordre spirituel et l’ordre temporel, dépendant de la tranquillité que maintient la justice, la paix universelle est le premier des biens ordonnés pour notre béatitude[3]. D’où il conclut que l’unité étant la condition nécessaire de la paix, Dieu a préposé un chef unique à chacun de ces ordres : à l’ordre spirituel, le Pape, dont la fonction est de gouverner souverainement les âmes ; à l’ordre temporel, l’Empereur, dont la fonction corrélative est de gouverner souverainement la société politique et civile, laquelle toutefois peut se partager, sous sa juridiction suprême, en divers États constitués sous différentes formes.

Le droit qui ramène le genre humain à l’unité en le soumettant à un seul chef, l’Empereur le possède comme héritier du Peuple romain, qui le possédait lui-même en vertu d’un décret divin immuable.

Ainsi Rome, reine et maîtresse de toutes les nations, est le siège des deux Pouvoirs destinés à régir le genre humain spirituellement et temporellement, et, en ce sens, le Centre du monde, au-dessus duquel ces deux Pouvoirs s’unissent en Dieu.

Le pouvoir spirituel, d’une nature supérieure, éclaire, dirige le pouvoir temporel, quant à la fin spirituelle de l’humanité, mais non quant à sa fin temporelle, qui n’est pas de son ressort, de sorte que ces deux pouvoirs sont réciproquement indépendants l’un de l’autre, chacun dans son ordre.

Telle est, en peu de mots, la théorie de Dante ; théorie, premièrement, destructive de la liberté, que Dante, au contraire, voulait affermir, et dont il voyait la garantie, du côté des Pontifes, dans leur exclusion de toute puissance temporelle, et du côté des Empereurs, dans la plénitude de leur puissance même, qui, ne pouvant plus s’accroître, ne leur laissait d’autre intérêt que celui de la justice et du bien général, en cela semblables au Tout-Puissant, qui ne peut vouloir rien que de bon et de juste. Il oubliait les passions humaines, et dans l’ordre même où elles règnent avec le plus d’empire. Il y a ici comme un reflet des idées orientales. Chaque monarque asiatique ne manque pas de s’attribuer, dans ses titres pompeux, celui de souverain de tous les autres monarques, usage que les Mogols introduisirent, après leur conquête, en Russie[4], où ce germe a tellement fructifié que, dans le catéchisme dont le tzar ordonne l’enseignement, il s’offre lui-même au culte de ses sujets, et, non content d’être à la fois leur pape et leur souverain, se fait encore leur dieu. Cette conséquence est si naturelle que, dans les discussions qui eurent lieu à Bologne entre quatre professeurs de jurisprudence de l’Université, au sujet de savoir si l’empereur était le Seigneur de toute la terre[5], au même sens que le Roi des Rois et le Seigneur des Seigneurs[6] de l’Apocalypse, deux d’entre eux, principalement Martin Goria, soutinrent l’affirmative avec tant de chaleur qu’ils faisaient, dit Ciampi[7], un dieu de l’empereur ; « sentiment qui eut, ajoute-t-il, un grand nombre de sectateurs, même dans les siècles suivants. »

Tous les anciens despotes se faisaient adorer.

L’empereur de la Chine, fils du Tien et son représentant sur la terre, y exerce, suivant la croyance des peuples, son pouvoir souverain de telle sorte qu’il est responsable de l’ordre des saisons, de la pluie et de la sécheresse, des bonnes et des mauvaises récoltes, etc.

Même principe et mêmes conséquences chez les nègres d’Angola. « Les rois de Loango sont, dit Battel, respectés comme des dieux. Ils prennent le titre de Jamba et de Pango, qui signifie dans la langue du pays : Dieu ou Divinité. Leurs sujets sont persuadés qu’ils ont le pouvoir de faire tomber la pluie du ciel. Ils s’assemblent au mois de décembre pour les avertir que c’est le temps où les terres en ont besoin ; ils les supplient de ne pas différer cette faveur, et chacun leur apporte un présent dans cette vue, » (Hist. gén. des Voyages, t. IV, p. 595.)

En second lieu, la théorie que nous examinons est irréalisable. Elle implique deux choses également impossibles : un pape et un monarque reconnus universellement sur la surface du monde entier. Et ce monarque fût-il reconnu, comment, à des distances si grandes, sans moyens de contrainte, ni souvent de communication, exercerait-il son pouvoir de gouvernement ? Comment, sous des climats si divers, tant de peuples différents de langage, d’idées, de mœurs, de coutumes, offrant tous les degrés du développement humain, depuis l’état sauvage jusqu’à la civilisation la plus avancée, pourraient-ils être régis selon des principes de droit politique et civil uniformes, organiser un tout, une société obéissant à une législation commune, si générale qu’elle fût ? On ne discute point de pareilles rêveries.

Mais, en restreignant même aux nations chrétiennes l’application du système adopté par Dante, qu’on se figure deux souverains indépendants, l’un dans l’ordre spirituel, l’autre dans l’ordre temporel, l’un maître des âmes, l’autre des corps, l’un commandant à la volonté dépendante des croyances, l’autre aux organes qui ne peuvent être mus que par cette volonté : qu’est-ce que cela, sinon l’affirmation simultanée des contradictoires, sinon le chaos absolu ? D’une part, une pensée et une volonté sans action, de l’autre, une action sans pensée et sans volonté qui appartiennent à l’être agissant. Car, en a-t-il qui lui soient propres ? déterminant lui-même alors celles qu’il juge de son ressort, il échappe au pouvoir spirituel, il devient, quant à soi, ce pouvoir même ; — lui est-il, au contraire, soumis dans la sphère de l’intelligence ? il n’est plus en ses mains qu’un instrument matériel, aveugle.

L’histoire confirme ici l’enseignement de la pure raison. Cette réciproque indépendance, laquelle brise l’unité sociale comme briserait l’unité humaine l’indépendance mutuelle du corps et de l’esprit, qu’a-t-elle produit alors qu’admise théoriquement, elle formait en Europe la base du droit public ? Une lutte violente pour reconstituer l’unité brisée, des guerres atroces, un débordement de fléaux pareils à ceux qu’amena l’invasion des Barbares. Tels furent les effets permanents de ce que l’on appelait la concorde du sacerdoce et de l’empire, espèce de pierre philosophale de la théologie, dont le gallicanisme, dans ses espérances aussi naïves qu’infatigables, n’a cessé de poursuivre la recherche.

À cette théorie les papes en opposaient une autre, admirablement résumée par Boniface VIII, en ces termes :

« La foi nous oblige de croire et de professer que la sainte Église catholique et apostolique est une… C’est pourquoi l’Église une et unique n’est qu’un seul corps ayant, non pas deux chefs, chose monstrueuse, mais un seul chef, savoir : le Christ et Pierre, vicaire du Christ, ainsi que le successeur de Pierre… Qu’il ait en sa puissance les deux glaives, l’un spirituel, l’autre temporel, c’est ce que l’Évangile nous apprend ; car les apôtres ayant dit : Voici deux glaives ici, c’est-à-dire dans l’Église, puisque c’étaient les Apôtres qui parlaient, le Seigneur ne leur répondit pas : C’est trop, mais : C’est assez. Certainement, celui qui nie que le glaive temporel soit en la puissance de Pierre méconnaît cette parole du Sauveur : Remets ton glaive dans le fourreau. Le glaive spirituel et le glaive matériel sont donc, l’un et l’autre, en la puissance de l’Église ; mais le second doit être employé pour l’Église, et le premier par l’Église. Celui-ci est dans la main du prêtre. Celui-là dans la main des rois et des soldats, mais sous la direction et la dépendance du prêtre. L’un de ces glaives doit être subordonné à l’autre, et l’autorité temporelle doit être soumise au pouvoir spirituel. Car, suivant l’Apôtre, toute puissance vient de Dieu. Celles qui existent sont ordonnées de Dieu ; or, elles ne seraient pas ordonnées, si un glaive n’était pas soumis à l’autre glaive, et, comme inférieur, ramené par lui à l’exécution de la volonté souveraine. Car… c’est une loi de la Divinité que ce qui est infime soit coordonné par des intermédiaires à ce qui est au-dessus de tout. Ainsi, en vertu des lois de l’univers, toutes choses ne sont pas ramenées à l’ordre immédiatement et de la même manière ; mais les choses basses par les choses moyennes, ce qui est inférieur par ce qui est supérieur. Or, la puissance spirituelle surpasse en noblesse et en dignité la puissance terrestre, et nous devons tenir cela pour aussi certain qu’il est clair que les choses spirituelles sont au-dessus des temporelles. C’est ce que font voir aussi non moins clairement l’oblation, la bénédiction et la sanctification des dîmes, l’institution de la puissance et les conditions nécessaires du gouvernement du monde. En effet, d’après le témoignage de la vérité même, il appartient à la puissance spirituelle d’instituer la puissance terrestre, et de la juger si elle n’est pas bonne… Si donc la puissance terrestre dévie, elle sera jugée par la puissance spirituelle. Si la puissance spirituelle d’un ordre inférieur dévie, elle sera jugée par son supérieur. Si c’est la puissance suprême, ce n’est pas l’homme qui peut la juger, mais Dieu seul… Or cette puissance qui, bien qu’elle ait été donnée à l’homme et qu’elle soit exercée par l’homme, est non pas humaine, mais plutôt divine, Pierre l’a reçue de la bouche divine elle-même, et Celui qu’il confessa l’a rendue, pour lui et ses successeurs, inébranlable comme la pierre… Donc, quiconque résiste à cette puissance ainsi ordonnée de Dieu, résiste à l’ordre même de Dieu, à moins que, comme le manichéen, il n’imagine deux principes, ce que nous jugeons être une erreur et une hérésie… Ainsi, toute créature doit être soumise au Pontife romain, et nous déclarons, définissons et prononçons que cette soumission est absolument de nécessité de salut[8]. »

Il le faut reconnaître, cette doctrine frappe par sa grandeur et sa simplicité ; elle est nette, liée dans toutes ses parties, et incontestable dans sa base. Car, en dehors de l’application qui la ramène et la circonscrit dans le cercle particulier de la théologie catholique, que dit le Pape ? Qu’il existe au sein de l’univers deux principes distincts : l’esprit et la matière, la raison et la force aveugle ; que l’un et l’autre de ces principes sont des conditions nécessaires de l’existence des choses, de l’existence de l’homme et de la société ; mais que, dans l’ordre de perfection qui détermine leurs rapports mutuels, l’esprit est au-dessus de la matière, la raison au-dessus de la force aveugle qu’elle doit diriger vers les fins conçues par l’intelligence, et qui lui est dès lors essentiellement subordonnée. Niez cela, supposez la force indépendante de la raison, vous établissez deux principes égaux réciproquement libres et qu’aucune loi n’ordonne entre eux : le principe matériel de la force aveugle ou le principe du mal, le principe spirituel de la raison ou le principe du bien ; vous affirmez le dualisme, vous êtes manichéens.

Nous ne pensons pas qu’on puisse se refuser à l’évidence de ces maximes : les énoncer, c’est les prouver. Jusque-là donc, nulle difficulté. Mais le Pape ne dit pas seulement que la force doit être subordonnée à la raison, lui obéir, être dirigée par elle ; il dit encore : La raison, c’est moi, et il doit le dire dans le système catholique, selon lequel la raison suprême, qui est Dieu, se manifeste, pour le salut du genre humain, par Jésus-Christ toujours présent à son Église dans la personne de Pierre et de ses successeurs, revêtus de son autorité infaillible. Dieu, donc, ayant parlé premièrement par la bouche du Christ, et continuant de parler par la bouche de Pierre et de ses successeurs, vicaires du Christ, la raison de Pierre, la raison du Pape est la raison du Christ, la raison de Dieu même. Ce qu’il enseigne doit donc être cru d’une foi divine ou absolue. Et comme la doctrine enseignée enveloppe de proche en proche tout ce qui peut être l’objet de la raison humaine, la raison humaine, tout entière aussi, vient s’absorber dans la raison dont le Pape est l’organe ; de sorte que, appliqué au catholicisme, le système exposé par Boniface VIII se résout dans cette proposition : Étant donné le genre humain, le Pape est l’esprit, la raison, — le reste est la matière, la force ; et conséquemment tous les hommes, quels qu’ils soient, doivent être régis par lui, et obéir aveuglément à ses volontés souveraines. Or cela, qu’est-ce, sinon la pure théocratie ? D’où ces deux conséquences : que les Papes durent nécessairement tendre à constituer la théocratie ; et que la théocratie, abstraitement conçue, implique chez l’homme la destruction de toute pensée, de toute volonté libre, conséquemment la destruction du principe moral même. Elle ravale la plus noble créature de Dieu à la condition de la brute irresponsable, au rang des animaux incapables de bien et de mal, de mérite et de démérite, puisqu’ils le sont de tout choix.

Tel est en effet le caractère que présentent dans l’histoire toutes les théocraties, qu’elles aient pour origine soit l’absorption du pouvoir temporel par le spirituel, soit, comme en Russie, l’absorption du pouvoir spirituel par le temporel. Dans les deux cas, elle est également la négation des lois de l’humanité et de la nature même de l’homme, une exécrable tentative de meurtre contre le genre humain, un défi jeté à Dieu qui a voulu et veut qu’il vive.

Qu’au Moyen âge les Papes eussent vaincu, où en serait l’Europe ? L’état de l’Espagne sous l’Inquisition n’en offre qu’une faible image ; car, là même, le partage du pouvoir imposait certaines bornes à celui du roi et à celui du prêtre. Mais qu’on les suppose réunis, il ne reste plus à la vie aucun refuge. Partout l’ignorance et le silence, l’apathie, la langueur, la décadence de la culture, l’extinction de l’industrie, nul autre but que l’assouvissement des appétits sensuels, le Pouvoir lui-même attiré au fond de la matière, et s’y putréfiant.

Qu’aujourd’hui la Russie vainquît, mêmes conséquences : dans une nuit sinistre, les mystères de l’enfer et l’orgie de la mort. Telle qu’un glacier qui glisse sur sa base, on la verrait s’étendre sur la terre dévastée, ténébreuse, muette, et y couvrir de son froid linceul les peuples râlant sous les ruines de la civilisation écroulée. Mais au Tzar-Dieu, comme au Pape-Dieu, il a été dit : Tu ne prévaudras point ! au-dessous de ton trône impie, moi, le seul Dieu, j’ai creusé ta fosse.

Si la théorie d’un pouvoir unique, à la fois spirituel et temporel, et celle de deux pouvoirs indépendants l’un de l’autre sont également inadmissibles, également funestes à l’humanité par leurs conséquences, quelle est donc la vraie théorie sociale ? et en est-il une ? Oui, sans doute, puisque l’homme a des lois. Mais, au lieu de la chercher dans ces lois, on n’a guère fait qu’ériger en doctrine leur violation même.

Observons d’abord que les deux systèmes dont nous venons de montrer la fausseté dangereuse reposent sur un principe commun. Supposant possible et nécessaire la possession de la vérité absolue, pour le salut de l’âme, et l’action permanente, par voie de commandement, de la justice absolue pour le salut du corps ou de la société extérieure, l’organe du juste et l’organe du vrai dans l’humanité doivent, dès lors, être élevés au-dessus de l’humanité même, laquelle n’admet rien d’absolu. Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel sont donc forcément conçus comme de purs instruments passifs, au moyen desquels Dieu gouverne immédiatement le genre humain. Or, quoi que suppose la théorie, ces pouvoirs sont, de fait, des hommes semblables aux autres hommes, doués comme eux d’une activité, d’une volonté propre, sujets aux mêmes erreurs, aux mêmes passions. D’où il suit, d’une part, qu’en tant qu’organes de Dieu, vérité infinie, justice infinie, une obéissance infinie aussi leur est due ; et que, d’une autre part, cette obéissance dans l’ordre de la pensée et dans l’ordre de l’action, devient l’obéissance à tout ce qu’ordonnent, en tant qu’hommes, ces organes supposés de Dieu. Car, si l’on établit que le devoir d’obéir comporte, à cet égard, une distinction, on se déclare soi-même pratiquement juge de cette distinction, juge dès lors de ce qui est de Dieu et de ce qui est de l’homme dans les choses commandées, juge de la vérité infinie, de la justice infinie, — et le système croule par sa base.

Que si, au contraire, on l’accepte avec ses conséquences nécessaires, il en résulte la consécration absolue, divine, de tout ce qui peut monter de plus monstrueux dans l’esprit et dans le cœur des hommes préposés aux peuples pour les conduire. Le principe commun à ces deux théories, en transformant l’ordre de la nature dans un ordre surnaturel, nie donc les conditions de la société humaine, et la détruit par une confusion des lois essentielles de l’Être infini et de celles de l’Être fini, laquelle aboutit logiquement à la déification de l’homme.

De plus, l’une d’elles brise son unité en établissant l’indépendance mutuelle de l’esprit et du corps, qui ne peuvent subsister qu’unis ; et l’autre, par une fausse vue d’unité, en s’efforçant d’absorber le corps dans l’esprit, ce qui serait l’abolition de la vie terrestre, tend, par l’invincible besoin de vivre, à l’absorption de l’esprit dans le corps.

Il s’en faut beaucoup que ces doctrines, d’une absurdité si funeste, aient cessé de régner ; elles sont, au contraire, encore aujourd’hui le fondement et la règle de la société chez les nations chrétiennes, et y produisent les mêmes effets qu’elles ont produits dans tous les temps. Cependant les peuples s’en sont lassés. Partout ils s’agitent pour sortir du cercle infernal de la double servitude où ils gémissent depuis tant de siècles, pour briser les portes de l’enceinte où rois et prêtres les ont, comme un vil bétail, tenus jusqu’ici parqués. Un secret instinct, puissant, irrésistible, les attire vers un monde nouveau, une société nouvelle. Que sera cette société ? que doit-elle être ? Essayons de répondre à cette question, considérée seulement à un point de vue général et philosophique.

Si l’on élimine l’hypothèse pleine de ténèbres et de contradictions, qui, transportant l’homme dans un ordre au-dessus de la nature, y place le principe immédiat de sa vie, soustraite dès lors à l’empire des lois naturelles, si on rentre dans celle-ci et qu’on s’y renferme, la lumière aussitôt reparaît.

Tout être est nécessairement un ; tout être fini intelligent, par cela même qu’il est fini, a des bornes nécessaires, ou se compose nécessairement d’esprit et de corps ; et, par cela même qu’il est un, l’esprit et le corps doivent être ramenés à cette unité, condition essentielle de son existence, à laquelle ils concourent également, quoique d’une manière diverse. Détruisez un de ces éléments, l’être entier est détruit ; il cesse d’exister individuellement dans le monde des réalités extérieures à Dieu ; il redevient une pure idée divine.

Mais si l’esprit et le corps s’impliquent réciproquement comme des conditions nécessaires de l’être intelligent fini, le corps, inférieur à l’esprit, lui est subordonné, et ses lois propres sont et doivent être subordonnées aux lois de l’esprit qui les dirige à ses fins supérieures.

Ainsi que l’homme individuel, le genre humain est un, puisque la nature humaine, dont il est l’expression, est une, et, dans son développement continu, il tend sans cesse à une plus parfaite unité par l’évolution continue aussi et simultanée de l’esprit et du corps, ou le perfectionnement progressif de la société dans l’ordre spirituel et l’ordre corporel.

Et comme l’ordre spirituel est au-dessus de l’ordre corporel, il existe entre eux une subordination nécessaire. L’esprit commande au corps, et dirige à ses propres fins son action aveugle.

Chaque société particulière représente la société du genre humain, dont elle forme un des éléments, comme elle-même a pour éléments les individus dont elle se compose. Soumise aux mêmes conditions d’être, elle subsiste en vertu des mêmes lois. Esprit et corps, le corps en elle est l’organisation politique, civile, économique, domaine du pouvoir temporel, distinct du pouvoir spirituel comme le corps est distinct de l’esprit, subordonné au pouvoir spirituel comme le corps est subordonné à l’esprit dans l’unité humaine, possible seulement par cette subordination.

Le pouvoir temporel, expression du corps dont il résume l’action, appartient radicalement à tout le corps, dont toutes les parties solidairement liées concourent toutes à la fin commune, ne forment toutes ensemble qu’une même unité, de laquelle on ne saurait exclure une seule partie sans qu’elles pussent toutes successivement être exclues au même titre, ce qui serait la destruction du corps même. Ainsi, dans le corps social, le pouvoir radical, ou comme on le nomme encore, la souveraineté est universelle, une et indivisible.

Le pouvoir spirituel, bien que lié au pouvoir temporel qu’il doit diriger, n’admet par sa nature aucune organisation analogue à celle dont le pouvoir temporel résume l’action ; de même que l’esprit, bien que lié au corps, ne peut être conçu sous un mode d’organisation corporelle. Ce qu’il est dans l’homme, il l’est également dans la société : quelque chose au-dessus des sens, la pensée, la raison finie et progressive, sujette à l’erreur, mais pénétrant toujours plus dans le vrai

Dans la société, donc, le pouvoir spirituel, étranger à l’organisation du corps social ou de l’État, en dehors d’elle, supérieur à elle, n’est que l’esprit, la raison libre de toute entrave : d’où, par la communication sans obstacle des pensées qui se modifient les unes les autres, naît une pensée commune, une volonté commune, dominant, dès qu’elle s’est formée, toutes les pensées, toutes les volontés particulières ; de sorte que, sans moyens de contrainte, sans juridiction politique ni civile, la raison libre, impersonnelle, incorporelle, constitue le Pouvoir spirituel dans lequel réside la suprême puissance de gouvernement ; — car gouverner, c’est réaliser au dehors une volonté correspondante à une pensée qui la détermine.

Et comme le faux s’évanouit d’autant plus promptement qu’il est soumis à un examen et plus général et plus libre, comme l’injuste n’est jamais qu’un intérêt particulier opposé à l’intérêt de tous, ce que tous pensent est toujours relativement ce qu’il y a de plus vrai ; ce que tous veulent, ce qu’il y a de plus juste.

Élargissez le cercle : représentez-vous les peuples divers coordonnés dans le genre humain, comme les individus dans chaque peuple, y soutenant les mêmes rapports, y remplissant les mêmes fonctions, l’humanité vous apparaîtra sous la forme que lui assignent ses lois naturelles, comme un seul être animé d’une seule vie dans son unité complexe, se développant selon tout ce qui est, selon sa double nature spirituelle et corporelle, et par un progrès continu, éternel, s’approchant toujours plus de Dieu, de l’Être infini, infiniment un, sans jamais cesser d’être à une distance infinie de lui.

Ainsi donc, les systèmes qui supposent le Pouvoir directement institué de Dieu et son représentant sur la terre, obligent à le concevoir sous une double notion qui se résout dans celle de la force pure et de la raison absolue. Or, séparées, la raison absolue et la force pure, simples abstractions de l’esprit, ne constituent aucun être, n’ont aucune existence réelle ; unies, l’idée de pouvoir se confond avec l’idée de Dieu, à la fois raison infinie et puissance infinie. Immédiatement soumise à ce pouvoir exercé par un homme, organe de la raison divine, instrument de la volonté ou de la puissance divine, la société humaine n’est plus qu’un assemblage d’êtres sans pensée, sans volonté, sans action propre, quelque chose au-dessous de la société des brutes, que dirige du moins l’instinct inhérent à chacune d’elles.

Réduit à ses termes les plus simples, tel est le droit qui a longtemps régi l’humanité et la régit encore. Il renferme, avec la négation de la liberté, la négation de l’homme intelligent et moral, de l’homme physique même, qui n’a pas en soi seul son principe de conservation ; et conséquemment sa tendance est une tendance directe à la mort. Mais l’homme veut vivre ; il a donc toujours résisté à ce droit impie, monstrueux, qui jamais n’a pu s’établir d’une manière complète et durable. La société, à l’époque présente, ne lutte pas seulement contre ses conséquences, elle l’attaque en soi, elle s’efforce d’en extirper jusqu’à la racine. Nul repos désormais qu’elle n’y ait substitué un autre droit, le droit fondé sur la nature, et par cela même le vrai droit divin. Il a pour caractère, pour expression la liberté, que détruit radicalement le droit contraire. Et qu’on ne l’oublie jamais, c’est la liberté, la liberté sans autres limites pour chacun que l’égale liberté d’autrui, qui résoudra tous les problèmes sociaux, constituera l’ordre véritable, ouvrira à chaque peuple, au genre humain, la voie par où l’impulsion spontanée de ses secrètes puissances le guidera, voyageur immortel, vers le terme inconnu de ses destinées mystérieuses. Que dans cette voie sacrée il rencontre des obstacles, que, pour le repousser au sein des misères et des ténèbres du passé, se dresse devant lui le génie du mal, qu’importe ?


Tu ne cede malis, sed contrà audentior ito.


  1. Tous les mots imprimés ici en italiques sont soulignes dans l’original.
  2. Affaires de Rome, p. 153 et suiv., éd. in-18.
  3. De Monarchiâ, lib. 1.
  4. Boris prétendit accoutumer la nation russe à le vénérer comme un dieu sur la terre, et lui-même il composa une formule de prière qui devait être récitée dans chaque famille aux heures des repas : « Pour le salut du corps et de l’âme de l’unique monarque chrétien de l’univers, que tous les autres souverains servent en esclaves, dont l’esprit est un abîme de sagesse, et le cœur rempli d’amour et de magnanimité. » Mérimée. Les faux Démétrius, p. 53.
  5. Orbis terrae Dominus.
  6. Rex regum, et Dominus dominantium. Apoc. XIX, 16.
  7. Diacorso premesso atte Rime di Messer Cino. Pisa, 1813.
  8. Bulle dogmatique de Boniface VIII, confirmée par Clément V, et insérée dans le Corps du droit canonique.