La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle/17
CHAPITRE XVII
Chez les Mammifères, le mâle paraît obtenir la femelle bien plus par le combat que par l’étalage de ses charmes. Les animaux les plus timides, dépourvus de toute arme propre à la lutte, se livrent des combats furieux pendant la saison des amours. On a vu deux lièvres se battre jusqu’à ce que l’un des deux restât sur la place ; les taupes mâles se battent souvent aussi et quelquefois avec de terribles résultats. Les écureuils mâles « se livrent des assauts fréquents, et se blessent parfois mutuellement d’une façon sérieuse ; les castors mâles luttent entre eux avec un tel acharnement, qu’on trouve à peine une peau de ces animaux sans cicatrices[1]. » J’ai observé le même fait sur la peau des guanacos en Patagonie, et un jour quelques-uns de ces animaux étaient si absorbés par leur combat, qu’ils passèrent à côté de moi sans paraître éprouver aucune frayeur. Livingstone constate que les mâles d’un grand nombre d’animaux de l’Afrique méridionale portent presque tous les marques de blessures reçues dans leurs combats.
La loi du combat prévaut aussi bien chez les mammifères aquatiques que chez les mammifères terrestres. Il est notoire que les phoques se battent avec acharnement, avec leurs dents et avec leurs griffes, pendant la saison des amours ; eux aussi fort souvent ont la peau couverte de cicatrices. Les cachalots mâles sont également fort jaloux pendant cette saison, et, dans leurs luttes, « ils engagent mutuellement leurs mâchoires, se retournent et se tordent en tous sens : » la déformation fréquente de leurs mâchoires inférieures provient de ces combats[2].
On sait que tous les animaux mâles dont certains organes constituent des armes propres à la lutte se livrent des batailles terribles. On a souvent décrit le courage et les combats désespérés des cerfs ; on a trouvé dans diverses parties du monde quelques squelettes de ces animaux, inextricablement engagés par les cornes, ce qui indique comment avaient misérablement péri ensemble le vainqueur et le vaincu[3]. Il n’y a pas d’animal au monde qui soit plus dangereux que l’éléphant en rut. Lord Tankerville m’a raconté les luttes que se livrent les taureaux sauvages de Chillingham-Park, descendants dégénérés en taille, mais non en courage, du gigantesque Bos primigenius. Plusieurs taureaux, en 1861, se disputaient la suprématie : on observa que deux des plus jeunes avaient attaqué ensemble et de concert le vieux chef du troupeau, l’avaient renversé et mis hors de combat, et les gardiens pensèrent qu’il devait être dans quelque bois voisin blessé, sans doute, mortellement. Mais, quelques jours plus tard, un des jeunes taureaux s’étant approché seul du bois, le chef, qui ne cherchait que l’occasion de prendre sa revanche, en sortit, et, en quelques instants, tua son adversaire. Il rejoignit ensuite tranquillement le troupeau, sur lequel il régna sans contestation pendant fort longtemps. L’amiral sir B. J. Sullivan m’a dit que, lorsqu’il résidait aux îles Falkland, il y avait importé un jeune étalon anglais, qui vivait avec huit juments sur les collines voisines de Port William. Deux étalons sauvages, ayant chacun une petite troupe de juments, se trouvaient sur ces collines ; « il est certain que ces étalons ne se seraient jamais rencontrés sans se battre. Tous deux avaient, chacun de son côté, essayé d’attaquer le cheval anglais et d’emmener ses juments, mais sans réussir. Un jour, ils arrivèrent ensemble pour l’attaquer. Le capitan à la garde duquel les chevaux étaient confiés, se rendit aussitôt sur les lieux et trouva un des étalons aux prises avec l’anglais, tandis que l’autre cherchait à emmener les juments, et il avait déjà réussi à en détourner quatre. Le capitan arrangea l’affaire en chassant toute la bande dans un corral, car les étalons sauvages ne voulaient pas abandonner les juments. »
Les animaux mâles déjà pourvus de dents capables de couper ou de déchirer pour les usages ordinaires de la vie, comme les carnivores, les insectivores et les rongeurs, sont rarement munis d’armes spécialement adaptées en vue de la lutte avec leurs rivaux, Il en est autrement chez les mâles de beaucoup d’autres animaux. C’est ce que prouvent les cornes des cerfs et de certaines espèces d’antilopes dont les femelles sont désarmées. Chez beaucoup d’animaux, les canines de la mâchoire supérieure ou de la mâchoire inférieure, ou même des deux mâchoires, sont beaucoup plus grandes chez les mâles que chez les femelles, ou manquent chez ces dernières, à un rudiment caché près. Certaines antilopes, le cerf musqué, le chameau, le cheval, le sanglier, divers singes, les phoques et le morse offrent des exemples de ces différents cas. Les défenses font quelquefois entièrement défaut chez les morses femelles[4]. Chez l’éléphant indien mâle et chez le dugong mâle[5], les incisives supérieures constituent des armes offensives. Chez le narval mâle, une seule des dents supérieures se développe et forme la pièce bien connue sous le nom de corne, qui est tordue en spirale et atteint quelquefois de neuf à dix pieds de longueur. On croit que les mâles se servent de cette arme pour se battre, car « on trouve rarement de ces cornes qui ne soient pas cassées, et on en rencontre parfois dont la partie fendue contient encore la pointe de la corne d’un ennemi[6]. » La dent du côté opposé de la tête consiste, chez le mâle, en un rudiment d’environ dix pouces de longueur, qui reste enfoui dans la mâchoire. Quelquefois cependant, mais le fait est assez rare, on trouve des narvals mâles, chez lesquels les deux dents sont également bien développées. Chez les femelles, ces deux dents restent toujours rudimentaires. Le cachalot mâle a la tête plus grande que la femelle, ce qui semble prouver que, chez ces animaux, la tête joue un rôle dans les combats aquatiques. Enfin, l’ornithorhynque mâle adulte est pourvu d’un appareil remarquable, consistant en un ergot placé sur la partie antérieure de la jambe, ergot qui ressemble beaucoup au crochet des serpents venimeux ; Harting affirme que la sécrétion de la glande ne constitue pas un poison ; on observe sur la jambe de la femelle une dépression qui semble destinée à recevoir cet ergot[7].
Lorsque les mâles sont pourvus d’armes dont les femelles sont privées, il ne peut guère y avoir de doute qu’elles servent aux combats auxquels ils se livrent entre eux, et que ces armes ont été acquises par sélection sexuelle et transmises au sexe mâle seul. Il n’est pas probable, au moins dans la plupart des cas, que ces armes aient été refusées aux femelles, comme pouvant leur être inutiles ou en quelque sorte nuisibles. Comme, au contraire, les mâles se servent souvent de ces armes pour des buts divers, mais surtout pour se défendre contre leurs ennemis, il est étonnant qu’elles soient si peu développées ou même absentes chez tant d’animaux femelles. Il est certain que le développement de gros bois avec leurs ramifications chez la femelle du cerf, au retour de chaque printemps, et celui d’énormes défenses chez les éléphants femelles, en admettant qu’elles ne leur fussent d’aucune utilité, auraient occasionné une grande déperdition de force vitale. Par conséquent, la sélection naturelle a dû tendre à les éliminer chez les femelles, mais à condition que les variations successives tendant à cette élimination ont été transmises au sexe femelle seul, car autrement les armes des mâles auraient été très-affectées et il en serait évidemment résulté un préjudice plus considérable pour l’espèce. En résumé, et les faits que nous allons citer confirment cette hypothèse, il paraît probable qu’il faut attribuer à la sorte d’hérédité qui a prévalu, les différences que l’on observe ; chez les deux sexes au point de vue des armes qu’ils possèdent.
Le renne étant la seule espèce, dans toute la famille des cerfs, dont la femelle ait des cornes, un peu plus petites, il est vrai, un peu plus minces et un peu moins ramifiées que celles du mâle, on pourrait en conclure que ces cornes ont quelque utilité. On a cependant la preuve du contraire. La femelle conserve ses bois depuis le moment où ils sont complètement développés, c’est-à-dire en septembre, jusqu’en avril ou mai, époque où elle met bas. M. Grotch a bien voulu faire pour moi des recherches sérieuses en Norwège ; il paraît que les femelles, à cette époque, se cachent pendant une quinzaine de jours environ pour mettre bas, puis reparaissent ordinairement privées de leurs cornes. D’autre part, M. H. Zecks affirme que dans la Nouvelle-Écosse les femelles gardent plus longtemps leurs cornes. Le mâle, au contraire, dépouille ses bois beaucoup plus tôt, vers la fin de novembre. Or, comme les deux sexes ont les mêmes exigences et les mêmes habitudes, et que le mâle perd ses bois pendant l’hiver, ces annexes ne doivent avoir aucune utilité pour la femelle dans cette saison, où justement elle les porte. Il n’est pas probable que ce soit quelque antique ancêtre de la famille des cerfs qui lui ait transmis ses bois : le fait que les mâles de tant d’espèces, dans toutes les parties du globe, possèdent seuls des bois, nous permet de conclure que c’était là un caractère primitif du groupe[8].
Les bois se développent chez le renne à un âge très-précoce, sans que nous en connaissions la cause. Quoi qu’il en soit, l’effet produit paraît avoir été le transfert des cornes aux deux sexes ; les cornes sont toujours transmises par la femelle et celle-ci conserve une aptitude latente à leur développement, comme nous le prouvent les cas de femelles vieilles ou malades[9]. En outre, les femelles de quelques autres espèces de cerfs possèdent normalement, ou de façon occasionnelle, des rudiments de bois ; ainsi la femelle du Cervulus moschatus a « des touffes rétiformes se terminant par un bouton au lieu de cornes ; » et « dans la plupart des spécimens du Wapiti femelle (Cervus Canadensis), une protubérance osseuse aiguë remplace la corne[10]. » Ces diverses considérations nous permettent de conclure que la possession de bois bien développés par la femelle du renne provient de ce que les mâles les ont d’abord acquis comme armes pour combattre les autres mâles ; et que leur transmission aux deux sexes a été la conséquence de leur développement, sans cause connue, à un âge très-précoce chez le sexe mâle.
Passons aux ruminants à cornes creuses. On peut établir, chez les Antilopes, une série graduée, commençant par les espèces dont les femelles sont entièrement privées de cornes, — passant par celles qui les ont si petites qu’elles sont presque rudimentaires, comme chez l’Antilocapra Americana, espèce chez laquelle une femelle seulement sur quatre ou cinq possède des cornes[11] ; — celles où ces appendices se développent largement, bien qu’elles restent plus petites et plus grêles que chez le mâle et qu’elles affectent quelquefois une forme différente[12] ; et se terminant par les espèces où les deux sexes ont des cornes de grandeur égale. De même que chez le renne, il y a, chez les antilopes, rapport entre la période du développement des cornes et leur transmission à un seul des deux sexes ou à tous les deux ; il est, par conséquent, probable que leur présence ou leur absence chez les femelles de quelques espèces, et que l’état de perfection relative qu’elles atteignent chez les femelles d’autres espèces, doivent dépendre, non de ce qu’elles servent à un usage spécial, mais simplement de la forme d’hérédité qui a prévalu. Le fait que, dans un genre restreint, les deux sexes de quelques espèces et les mâles seuls d’autres espèces sont pourvus de cornes, confirme cette opinion. Bien que les femelles de l’Antilope bezoartica soient normalement privées de corne, M. Blyth en a rencontré trois qui en portaient, et chez lesquelles rien n’indiquait un âge avancé ou une maladie.
Dans toutes les espèces sauvages de chèvres et de moutons, les cornes sont plus grandes chez le mâle que chez la femelle, et manquent quelquefois complètement chez celles-ci[13]. Dans plusieurs races domestiques de ces animaux, les mâles seuls ont des cornes.
Dans quelques races comme celles du nord du pays de Galles, où les deux sexes sont régulièrement armés de cornes, elles font souvent défaut chez les brebis. Un témoin digne de foi qui a inspecté tout exprès un troupeau de ces moutons à l’époque de la mise bas, a constaté que, chez les agneaux, à leur naissance, les cornes sont plus complètement développées chez le mâle que chez la femelle. M. J. Peel a croisé ses moutons lank dont les mâles et les femelles portent toujours des cornes avec des races Leicester et Shropshire dépourvues de cornes ; il a obtenu une race chez laquelle les mâles n’avaient plus que de petites cornes, tandis que les femelles en étaient complètement dépourvues. Ces divers faits indiquent que, chez les moutons, les cornes constituent un caractère beaucoup moins fixe chez la femelle que chez le mâle, et nous autorisent à conclure que les cornes ont une origine masculine.
Chez le bœuf musqué adulte (Ovibos moschatus), les cornes du mâle sont plus grandes que celles de la femelle chez laquelle les bases ne se touchent pas[14]. M. Blyth constate, relativement au bétail ordinaire, que « chez la plupart des sauvages de l’espèce bovine, les cornes sont plus longues et plus épaisses chez le taureau que chez la vache ; et que chez la vache Banteng (Bos sondaicus), les cornes sont remarquablement petites et fort inclinées en arrière. Dans les races domestiques, tant chez les types à bosses que chez les types sans bosses, les cornes sont courtes et épaisses chez le taureau, plus longues et plus effilées chez la vache et chez le bœuf ; et, chez le buffle indien, elles sont plus courtes et plus épaisses chez le mâle, plus grêles et plus allongées chez la femelle. Chez le gaour (B. gaurus) sauvage, les cornes sont à la fois plus longues et plus épaisses chez le taureau que chez la vache[15]. » Le Dr Forsyth Major m’apprend qu’on a trouvé dans le Val d’Arno un crâne fossile qu’on croit être celui d’un Bos etruscus femelle ; ce crâne est dépourvu de cornes. Je puis ajouter ici que, chez le Rhinoceros simus, les cornes de la femelle sont généralement plus longues mais moins fortes que celles du mâle ; et, chez quelques autres espèces de rhinocéros, on assure qu’elles sont plus courtes chez la femelle[16]. Ces divers faits nous autorisent à conclure que les cornes de tous genres, même lorsqu’elles sont également développées chez les deux sexes, ont été primitivement acquises par les mâles pour lutter avec les autres mâles, puis transmises plus ou moins complètement aux femelles.
Nous devons ajouter quelques mots sur les effets de la castration, car ils jettent une vive lumière sur ce point. Les bois ne repoussent jamais chez les cerfs qui ont été châtrés ; il faut en excepter toutefois le renne mâle, chez lequel il pousse après cette opération. Ce fait, aussi bien que la présence des bois chez les mâles et les femelles, semble indiquer au premier abord que les bois chez cette espèce ne constituent pas un caractère sexuel[17].
Mais, comme il se développe à un âge très-précoce avant que la constitution du mâle diffère de celle de la femelle, il n’est pas surprenant que la castration n’exerce aucune influence sur ces ornements, en admettant même qu’ils aient été primitivement acquis par le mâle. Chez les moutons, les mâles et les femelles portent normalement des cornes ; on m’assure que chez les moutons Welch la castration a pour effet de réduire beaucoup la grandeur des cornes du mâle, mais que le degré de cette diminution dépend de l’âge de l’animal sur lequel on pratique cette opération ; nous avons vu qu’il en est de même chez d’autres animaux. Les boucs mérinos ont de grandes cornes, tandis que les brebis en sont ordinairement dépourvues ; chez cette race la castration semble produire un effet un peu plus considérable que sur la race précédente, car, si on l’accomplit à un âge très-précoce, les cornes ne se développent presque pas[18].
M. Winwood Reade a observé sur la côte de Guinée une race de moutons dont les femelles ne portent jamais de cornes, et elles disparaissent complètement chez les boucs après la castration. Cette opération exerce une profonde influence sur les cornes des mâles de l’espèce bovine, car, au lieu de rester courtes et épaisses, elles deviennent plus longues que celles des vaches. L’antilope bezoartica offre un cas à peu près analogue : les mâles sont pourvus de cornes longues et contournées en spirales qui, presque parallèles, se dirigent en arrière ; les femelles portent parfois des cornes, mais elles affectent une forme toute différente, car elles ne sont pas contournées en spirales, elles s’écartent beaucoup l’une de l’autre et font un coude pour se diriger en avant. Or, M. Blyth a observé le fait remarquable que, chez le mâle châtré, les cornes affectent la forme particulière qu’elles ont chez la femelle, tout en étant plus longues et plus épaisses. Si on en peut juger par analogie, les cornes de la femelle, dans ces deux derniers cas, nous représentent la condition de ces armes, chez un ancêtre reculé de chaque espèce. Mais on ne peut expliquer que la castration produit un retour vers cette ancienne condition. Toutefois il semble probable que, de même qu’un croisement entre deux espèces ou deux races distinctes provoque chez le jeune un trouble constitutionnel qui amène souvent la réapparition de caractères depuis longtemps perdus[19], de même le trouble apporté par la castration dans la constitution de l’individu produit un effet analogue.
Les défenses des éléphants de toutes les espèces et de toutes les races diffèrent, selon le sexe, à peu près comme les cornes des ruminants. Dans l’Inde et à Malacca, les mâles seuls sont pourvus de défenses bien développées. Quelques naturalistes considèrent l’éléphant de Ceylan comme une race à part, d’autres comme une espèce distincte ; or, on n’y trouve pas « un individu sur cent qui ait des défenses et le petit nombre de ceux qui en ont sont exclusivement mâles[20]. » L’éléphant d’Afrique forme certainement un genre distinct ; la femelle a des défenses bien développées, quoique un peu moins grandes que celles du mâle.
Ces différences dans les défenses des diverses races et des diverses espèces d’éléphants, — la grande variabilité des bois du cerf, et surtout ceux du renne sauvage, — la présence accidentelle de cornes chez la femelle de l’Antilope bezoartica et leur absence fréquente chez la femelle de l’Antilocapra americana, — la présence de deux défenses chez quelques narvals mâles ; — l’absence complète de défenses chez quelques morses femelles, — sont autant d’exemples de la variabilité extrême des caractères sexuels secondaires et de leur excessive tendance à différer dans des formes très-voisines.
Bien que les défenses et les cornes paraissent dans tous les cas s’être primitivement développées comme armes sexuelles, elles servent souvent à d’autres usages. L’éléphant attaque le tigre avec ses défenses et, d’après Bruce, entaille les troncs d’arbres, de façon à les renverser facilement ; il s’en sert encore pour extraire la moelle farineuse des palmiers ; en Afrique, il emploie souvent une de ses défenses, toujours la même, à sonder le terrain et à s’assurer si le sol peut supporter son poids. Le taureau commun défend le troupeau avec ses cornes ; et, d’après Lloyd, l’élan de Suède tue roide un loup d’un coup de ses grandes cornes. On pourrait citer une foule de faits semblables. Le capitaine Hutton[21] a observé chez la chèvre sauvage de l’Himalaya (Capra ægagrus) comme on l’a d’ailleurs observé également chez l’ibex, l’un des usages secondaires les plus curieux des cornes d’un animal quelconque : si un mâle tombe accidentellement d’une certaine hauteur, il penche la tête de manière que ses cornes massives touchent d’abord le sol, ce qui amortit le choc. Les cornes de la femelle étant beaucoup plus petites, elle ne peut s’en servir pour cet usage, mais ses habitudes plus tranquilles rendent pour elle moins nécessaire l’emploi de cette étrange sorte de bouclier.
Chaque animal mâle se sert de ses armes à sa manière particulière. Le bélier commun fait une charge, et heurte l’obstacle de la base de ses cornes avec une force telle, que j’ai vu un homme fort renversé comme un enfant. Les chèvres et certaines espèces de moutons, comme l’Ovis cycloceros de l’Afghanistan[22], se dressent sur leurs pattes de derrière, et, non seulement « donnent le coup de tête, mais encore baissent la tête, puis la relèvent brusquement de façon à se servir de leurs cornes comme d’un sabre ; ces cornes, en forme de cimeterre, sont d’ailleurs fort tranchantes, à cause des côtes qui garnissent leur face antérieure. Un jour, un Ovis cycloceros attaqua un gros bélier domestique connu comme solide champion ; il en eut raison par la seule nouveauté de sa manière de combattre, qui consistait à toujours serrer de près son adversaire, à le frapper de la tête sur la face et le nez, et à éviter toute riposte par un bond rapide. » Dans le Pembrokeshire, un bouc, chef de troupeau, après plusieurs générations, et resté à l’état sauvage, très-connu pour avoir tué en combat singulier plusieurs autres mâles, avait des cornes énormes, dont les pointes étaient écartées de 39 pouces (0m,99). Le taureau commun perce, comme on sait, son adversaire de ses cornes, puis le lance en l’air ; le buffle italien ne se sert jamais de ses cornes, mais, après un effroyable coup de son front convexe, il plie les genoux pour écraser son ennemi renversé, instinct que n’a pas le taureau[23]. Aussi un chien qui saisit un buffle par le nez est-il aussitôt écrasé. Mais le buffle italien est réduit depuis longtemps à l’état domestique, et il n’est pas certain que ses ancêtres sauvages aient eu des cornes affectant la même forme. M. Bartlett m’apprend qu’une femelle de buffle du Cap (Bubalus caffer), introduite dans un enclos avec un taureau de la même espèce, l’attaqua, et fut violemment repoussée. Mais M. Bartlett resta convaincu que, si le taureau n’avait montré une grande magnanimité, il aurait pu aisément la tuer par un seul coup latéral de ses immenses cornes. La girafe se sert d’une façon singulière de ses cornes courtes et velues, qui sont un peu plus longues chez le mâle que chez la femelle ; grâce à son long cou, elle peut lancer la tête d’un côté ou de l’autre avec une telle force, que j’ai vu une planche dure profondément entaillée par un seul coup.
On se demande comment les antilopes peuvent se servir de leurs cornes si singulièrement conformées ; ainsi le spring-bock (Ant. euchore a des cornes droites, un peu courtes, dont les pointes aiguës se regardent, recourbées qu’elles sont en dedans, presque à angle droit. M. Bartlett pense qu’elles doivent faire de terribles blessures sur les deux côtés de la face d’un antagoniste. Les cornes légèrement recourbées de l’Oryx leucoryx (fig. 63), sont dirigées en arrière et assez longues pour que leurs pointes dépassent le milieu du dos, en suivant une ligne qui lui est presque parallèle. Elles semblent ainsi bien mal conditionnées pour la lutte ; mais M. Bartlett m’informe que, lorsque deux de ces animaux se préparent au combat, ils s’agenouillent et baissent la tête entre les jambes de devant, attitude dans laquelle les cornes sont parallèles au sol et presque à ras de terre, avec les pointes dirigées en avant et un peu relevées. Les combattants s’approchent ensuite peu à peu ; chacun d’eux cherche à introduire les pointes de ses cornes sous le corps de son adversaire, et celui qui y parvient se redresse comme mu par un ressort et relève en même temps la tête ; il peut ainsi blesser gravement et même transpercer son antagoniste. Les deux animaux s’agenouillent toujours de manière à se mettre autant que possible à l’abri de cette manœuvre. On a signalé un cas où une de ces antilopes s’est servie avec succès de ses cornes, même contre un lion ; cependant la posture que l’animal doit prendre, la tête entre les pattes de devant, pour que la pointe des cornes vise l’ennemi, est extrêmement désavantageuse en cas d’attaque par un autre animal. Il n’est donc pas probable que les cornes se soient modifiées de façon à acquérir leur longueur et leur direction actuelles, comme moyen de protection contre les animaux féroces. On peut supposer que quelque ancien ancêtre mâle de l’Oryx, ayant acquis des cornes d’une longueur modérée, dirigées un peu en arrière, aura été forcé, dans ses batailles avec ses rivaux mâles, de baisser la tête de côté ou en avant, comme le font encore plusieurs cerfs ; plus tard il se sera agenouillé accidentellement, puis ensuite habituellement. Les mâles à cornes plus longues ayant grand avantage sur les individus à cornes plus courtes, il est à peu près certain que la sélection sexuelle aura graduellement augmenté la longueur de ces cornes jusqu’à ce qu’elles aient atteint la dimension et la direction extraordinaires qu’elles ont aujourd’hui.
Chez les cerfs de plusieurs espèces, la ramification des bois présente une difficulté assez sérieuse ; car il est certain qu’une seule pointe droite ferait une blessure bien plus grave que plusieurs pointes divergentes. Dans le musée de Sir Philip Egerton, on voit une corne de cerf commun (Cervus elaphus) de 30 pouces de long et ne comptant pas moins de quinze branches. On conserve encore à Moritzburg une paire d’andouillers d’un cerf de même espèce, tué en 1699 par Frédéric Ier ; l’un porte trente-trois branches, l’autre vingt-sept, ce qui fait au total soixante branches. Richardson décrit une paire de bois de renne sauvage présentant vingt-neuf pointes[24]. La façon dont les cornes se ramifient, ou plutôt la remarque de ce fait que les cerfs se battent à l’occasion en se frappant avec leurs pieds de devant[25], avait conduit M. Bailly à la conclusion que leurs cornes leur étaient plus nuisibles qu’utiles ! Mais cet auteur a oublié les combats que se livrent les mâles rivaux. Très-embarrassé sur l’usage des ramures ou les avantages qu’elles peuvent offrir, je m’adressai à M. Mc Neill de Colinsay, qui a longtemps étudié les mœurs du cerf commun : d’après ses remarques, les ramures n’ont jamais servi au combat, mais les andouillers frontaux qui s’inclinent vers le bas protègent très-efficacement le front, et constituent par leurs pointes des armes précieuses pour l’attaque. Sir Philip Egerton m’apprend aussi que le cerf commun et le daim, lorsqu’ils se battent, se jettent brusquement l’un sur l’autre, fixent réciproquement leurs cornes contre le corps de leur antagoniste, et luttent violemment. Lorsque l’un d’eux est forcé de céder et fuir, l’autre cherche à percer son adversaire vaincu de ses andouillers frontaux. Il semble donc que les branches supérieures servent principalement ou exclusivement à pousser et à parer. Cependant, chez quelques espèces, les branches supérieures servent d’armes offensives, comme le prouve ce qui arriva à un homme attaqué par un cerf Wapiti (Cercus Canadensis) dans le parc de Judge Caton, à Ottawa ; plusieurs hommes tentèrent de lui porter secours ; « l’animal, sans jamais lever la tête, tenait sa face contre le sol, ayant le nez presque entre les pattes de devant, sauf quand il inclinait la tête de côté pour observer, et préparer un nouveau bond. » Dans cette position, les extrémités des cornes étaient dirigées contre son adversaires. « En tournant la tête, il devait nécessairement la relever un peu, parce que les andouillers étaient si longs que l’animal ne pouvait tourner la tête sans les lever d’un côté, pendant que de l’autre ils touchaient le sol. « Le cerf, de cette manière, fit peu à peu reculer les libérateurs à une distance de 150 à 200 pieds, et l’homme attaqué fut tué[26].
Les cornes du cerf sont des armes terribles, mais une pointe unique aurait été plus dangereuse qu’un andouiller ramifié, et J. Caton, qui a longtemps observé cet animal, est complètement de cet avis. Les cornes branchues, d’ailleurs importantes comme moyen de défense contre les cerfs rivaux, remplissent fort imparfaitement ce but de défense, parce qu’elles sont très-sujettes à s’enchevêtrer. J’ai donc pensé qu’elles pouvaient en partie servir d’ornement. Tout le monde admettra que les andouillers des cerfs, ainsi que les cornes élégantes de certaines antilopes, cornes affectant la forme d’une lyre et présentant une double courbure extrêmement gracieuse (fig. 64), sont un ornement, même à nos yeux. Si donc les cornes, comme les accoutrements superbes des chevaliers d’autrefois, ajoutent à la noble apparence des cerfs et des antilopes, elles ont peut-être été partiellement modifiées dans un but d’ornementation, tout en restant des armes de combat ; je n’ai aucune preuve à l’appui de cette supposition.
De récentes publications nous annoncent que dans un district des États-Unis, les cornes d’une espèce de cerf seraient en voie de modification sous la double action de la sélection sexuelle et de la sélection naturelle. Un écrivain dit, dans un excellent journal américain[27], qu’il a chassé pendant ces vingt et une dernières années dans les Adirondacks, où abonde le Cervus Virginianus. Il entendit, pour la première fois parler, il y a quatorze ans, de mâles à cornes pointues. Ces cerfs deviennent chaque année plus communs ; il en a tué un, il y a cinq ans, un second ensuite, et maintenant cela est très-fréquent. « La corne pointue diffère beaucoup de l’andouiller ordinaire du C. Virginianus. Elle consiste en une seule pièce, plus grêle que l’andouiller, atteignant à peine la moitié de la longueur de ce dernier, se projetant au-devant du front, et se terminant par une pointe aiguë. Elle donne à son possesseur un avantage considérable sur le mâle ordinaire ; il peut courir plus rapidement au travers des bois touffus et des broussailles (tout chasseur sait que les daims femelles et les mâles d’un an courent beaucoup plus vite que les gros mâles armés de leurs lourds andouillers), et la corne pointue est une arme plus efficace que l’andouiller commun. Grâce à ces avantages, les daims à corne pointue gagnent sur les autres, et pourront avec le temps les remplacer entièrement dans les Adirondacks. Il est certain que le premier daim à corne pointue n’était qu’un caprice de la nature, mais ces cornes ayant été avantageuses à l’animal, il les a transmises à ses descendants. Ceux-ci, doués du même avantage, ont propagé cette particularité qui a toujours été s’étendant, et les cerfs à corne pointue finiront peu à peu par chasser les cerfs à andouillers hors de la région qu’ils occupent. » Un critique discute ces conclusions et demande avec beaucoup de justesse comment il se fait que les bois branchus de la forme parente se sont jamais développés, puisque les simples cornes offrent aujourd’hui tant d’avantage. La seule réponse que je puisse faire est qu’un nouveau mode d’attaque avec de nouvelles armes peut constituer un grand avantage, comme le prouve l’exemple de l’Ovis cycloceros qui a pu ainsi vaincre un bouc domestique que sa force et son courage avaient rendu fameux. Bien que les bois d’un cerf soient bien adaptés pour ces combats avec les cerfs ses rivaux, et bien que ce puisse être un avantage pour l’espèce à cornes simples d’acquérir des bois biens développés, si elle n’avait qu’à lutter avec des animaux armés de la même façon, il ne s’en suit pas cependant, que les bois soient une arme excellente pour vaincre un ennemi différemment armé. Il est presque certain en effet, si nous revenons pour un instant à l’Oryx leucoryx, que la victoire appartiendrait à une antilope pourvue de cornes courtes, qui par conséquent n’aurait pas à s’agenouiller, mais en même temps il serait avantageux à un oryx d’avoir des cornes encore plus longues s’il n’avait à lutter qu’avec des rivaux appartenant à son espèce.
Les mammifères mâles pourvus de crocs, de même que les animaux pourvus de cornes se servent de diverses manières de leurs armes terribles. Le sanglier frappe de côté et de bas en haut ; le cerf musqué porte ses coups de haut en bas et fait des blessures sérieuses[28]. Le morse, malgré son cou si court et la pesanteur de son corps, « peut frapper avec la même dextérité de haut en bas, de bas en haut, ou de côté[29]. » L’éléphant indien, ainsi que je le tiens de feu le docteur Falconer, combat différemment suivant la position et la courbure de ses défenses. Lorsqu’elles sont dirigées en avant et de bas en haut, il lance le tigre à une grande distance, jusqu’à 30 pieds, dit-on ; lorsqu’elles sont courtes et tournées de haut en bas, il cherche à clouer subitement l’ennemi sur le sol, circonstance dangereuse, car celui qui le monte peut être lancé par la secousse hors du hoodah[30].
Bien peu de mammifères mâles possèdent deux sortes distinctes d’armes adaptées spécialement à la lutte avec leurs rivaux. Le cerf muntjac (Cervulus) mâle présente toutefois une exception, car il est muni de cornes et de dents canines faisant saillie au dehors. Mais une forme d’armes a souvent, dans le cours des temps, été remplacée par une autre, et nous en avons la preuve par ce qui suit. Chez les Ruminants, il y a ordinairement rapport inverse entre le développement des cornes et celui des canines même de grosseur moyenne. Ainsi le chameau, le guanaco, le chevrotain et le cerf musqué, n’ont pas de cornes, mais des canines bien formées, « toujours plus petites chez les femelles que chez les mâles. » Les Camélidés ont à la mâchoire supérieure, outre les vraies canines, une paire d’incisives de la même forme[31]. Les cerfs et les antilopes mâles ont des cornes, et rarement des canines ; et celles-ci, lorsqu’elles existent, sont toujours fort petites, ce qui peut faire douter de leur utilité dans les combats. Chez les jeunes mâles de l’Antilope montana, ces canines n’existent qu’à l’état rudimentaire ; elles disparaissent lorsqu’il vieillit et font défaut à tout âge chez les femelles ; toutefois on a accidentellement observé les rudiments de ces dents[32] chez les femelles de quelques autres antilopes et de quelques autres cerfs. Les étalons ont de petites canines qui sont absentes ou rudimentaires chez la jument, mais ils ne s’en servent pas dans leurs combats ; ils ne mordent qu’avec les incisives, et n’ouvrent pas la bouche aussi largement que les chameaux et les guanacos. Lorsque le mâle adulte possède des canines dans un état où elles ne peuvent servir, et qu’elles font défaut ou ne sont que rudimentaires chez la femelle, on en peut conclure que l’ancêtre mâle de l’espèce était armé de véritables canines qui ont été partiellement transmises aux femelles. La disparition ou la diminution de grandeur de ces dents chez les mâles paraît être la conséquence d’un changement dans leur manière de combattre, changement causé souvent (ce qui n’est pas le cas du cheval) par le développement de nouvelles armes.
Les défenses et les cornes ont évidemment une haute importance pour leurs possesseurs, car leur développement consomme une grande quantité de matière organique. Une seule défense de l’éléphant asiatique, — une défense de l’espèce velue éteinte — et une défense de l’éléphant africain, pèsent, me dit-on, 150, 160 et 180 livres ; quelques auteurs ont même signalé des poids plus considérables[33]. Les bois des cerfs qui se renouvellent périodiquement, doivent enlever bien davantage à la constitution de l’animal ; les cornes de l’élan, par exemple, pèsent de 50 à 60 livres, et celles de l’élan irlandais éteint atteignent jusqu’à 60 et 70 livres, — le crâne de ce dernier n’ayant, en moyenne, qu’un poids de cinq livres et quart. Les cornes des moutons ne se renouvellent pas d’une manière périodique, et cependant beaucoup d’agriculteurs considèrent leur développement comme entraînant une perte sensible pour l’éleveur. Les cerfs, qui ont à échapper aux bêtes féroces, sont surchargés d’un poids additionnel qui doit gêner leur course et les retarder considérablement dans les localités boisées. L’élan, par exemple, avec ses bois dont les extrémités sont distantes l’une de l’autre de cinq pieds et demi, évite avec adresse de briser ou de toucher la moindre branche sèche quand il chemine tranquillement ; mais il ne peut faire de même s’il fuit devant une bande de loups. « Pendant sa course, il tient le nez en l’air pour que les cornes soient horizontalement dirigées en arrière, afin qu’il puisse voir distinctement le terrain[34]. » Les pointes des bois du grand élan irlandais étaient à 8 pieds l’une de l’autre. Tant que le velours recouvre les bois, ce qui dure environ douze semaines pour le cerf ordinaire, ces bois sont fort sensibles aux coups : en Allemagne, les mâles, pendant ce temps, changent jusqu’à un certain point leurs habitudes ; ils évitent les forêts touffues et habitent les jeunes bois et les halliers bas[35]. Ces faits nous rappellent que les oiseaux mâles ont acquis des plumes décoratives par un vol ralenti, et d’autres décorations au prix d’une perte de force dans leurs luttes avec les mâles rivaux.
Chez les quadrupèdes, lorsque les sexes différent par la taille, ce qui arrive souvent, les mâles sont, presque toujours, les plus grands et les plus forts. M. Gould affirme que ce fait est absolu chez les Marsupiaux australiens, dont les mâles semblent continuer leur croissance jusqu’à un âge fort tardif. Le cas le plus extraordinaire est celui d’un phoque (Callorhinus ursinus), dont la femelle adulte pèse moins de un sixième du poids du mâle adulte[36]. Le docteur Gill fait remarquer que, chez les phoques mâles polygames qui se livrent des combats furieux, les sexes diffèrent beaucoup au point de vue de la taille ; on n’observe pas ces différences chez les espèces monogames. On peut faire les mêmes remarques chez les baleines relativement au rapport qui existe entre le caractère belliqueux des mâles et leur taille considérable comparativement à celle de la femelle. Les baleines communes mâles ne se livrent pas de combats et ils ne sont pas plus grands que les femelles ; d’autre part, les mâles de la baleine franche combattent souvent les uns avec les autres et ils sont deux fois aussi gros que les femelles. La plus grande force du mâle se manifeste toujours, ainsi que Hunter l’a depuis longtemps remarqué[37], dans les parties du corps qui jouent un rôle dans les luttes entre mâles, — le cou massif du taureau, par exemple. Les mammifères mâles sont plus courageux et plus belliqueux que les femelles. Sans doute ces caractères sont dus en partie à la sélection sexuelle mise en jeu par les victoires remportées par les mâles les plus forts et les plus courageux, et en partie aux effets héréditaires de l’usage. Il est probable que les modifications successives de force, de taille et de courage (dues à ce qu’on appelle la variabilité spontanée ou aux effets de l’usage) et, dont l’accumulation a donné aux mammifères mâles ces qualités caractéristiques, ont apparu un peu tardivement dans la vie et ont, par conséquent, été limitées dans une grande mesure, dans leur transmission, au même sexe.
À ce point de vue, j’étais très-désireux d’obtenir des renseignements sur le lévrier courant écossais, dont les sexes diffèrent quant à la taille beaucoup plus que ceux d’aucune autre race (excepté peut-être) les limiers ou d’aucune espèce canine sauvage que je connaisse. Je m’adressai en conséquence à M. Cupples, éleveur fort connu de ces chiens, qui, à ma demande, en a pesé et mesuré un grand nombre et a recueilli avec beaucoup d’obligeance les faits suivants, en s’adressant de divers côtés. Les chiens mâles supérieurs, mesurés à l’épaule, ont vingt-huit pouces, hauteur minimum, mais plus ordinairement trente-trois et même trente-quatre pouces ; ils varient en poids entre 80 et 120 livres, ou même davantage. Les femelles varient en hauteur de vingt-trois à vingt-sept ou vingt-huit pouces ; et, en poids, de 50 à 70 ou 80 livres[38]. M. Cupples conclut à une moyenne assez exacte de 95 à 100 livres pour le mâle, et de 70 livres pour la femelle ; mais certaines raisons font supposer qu’autrefois les deux sexes étaient plus pesants. M. Cupples a pesé des petits âgés d’une quinzaine de jours : dans une portée, le poids moyen de quatre mâles a dépassé de six onces et demie celui de deux femelles ; une autre portée a donné moins d’une once pour l’excès de la moyenne du poids de quatre mâles sur une femelle ; les mêmes mâles, à trois semaines, excédaient de sept onces et demie le poids de la femelle, et à six semaines de quatorze onces environ. M. Wright, de Yeldersley House, dit dans une lettre adressée à M. Cupples : « J’ai pris des notes sur la taille et sur le poids des chiens d’un grand nombre de portées, et, d’après mes expériences, les deux sexes, en règle générale, diffèrent très-peu jusqu’à l’âge de cinq ou six mois ; les mâles commencent alors à augmenter, et dépassent les chiennes en grosseur et en poids. À sa naissance et pendant quelques semaines, une chienne peut accidentellement être plus grosse qu’aucun des mâles, mais ceux-ci finissent invariablement par la dépasser. » M. Mc Neill, de Colinsay. conclut que « les mâles n’atteignent leur croissance complète qu’à deux ans révolus, mais que les femelles y arrivent plus tôt. » D’après les remarques de M. Cupples, les mâles augmentent en taille jusqu’à l’âge d’un an à dix-huit mois et en poids de dix-huit mois à deux ans ; tandis que les femelles cessent de croître en taille de neuf à quatorze ou quinze mois, et en poids de douze à dix-huit mois. Ces divers documents montrent clairement que la différence complète de taille entre le mâle et la femelle du lévrier écossais, n’est acquise qu’un peu tardivement dans la vie. Les mâles s’emploient presque seuls à la course, car, les femelles, dit M. Mc Neill, n’ont ni assez de vigueur ni assez de poids pour forcer un cerf adulte. M. Cupples a prouvé d’après des noms relevés dans de vieilles légendes, qu’à une époque fort ancienne, les mâles étaient déjà les plus réputés, les chiennes n’étant mentionnées que comme mères de chiens célèbres. En conséquence, pendant un grand nombre de générations, ce sont donc les mâles qui ont été principalement éprouvés pour la force, pour la taille, pour la vitesse et pour le courage, les meilleurs ayant été choisis pour la reproduction. Comme les mâles n’atteignent leurs dimensions complètes qu’un peu tardivement, ils ont dû tendre à transmettre leurs caractères à leurs descendants mâles seulement, conformément à la loi que nous avons souvent indiquée ; ce qui tend à expliquer l’inégalité des tailles entre les deux sexes du lévrier d’Écosse.
Quelques quadrupèdes mâles possèdent des organes ou des parties qui se développent uniquement pour qu’ils puissent se défendre contre les attaques d’autres mâles. Quelques cerfs, comme nous l’avons vu, se servent principalement ou exclusivement, pour leur défense, des branches supérieures de leurs bois ; et l’antilope Oryx, d’après M. Bartlett, se défend fort habituellement à l’aide de ses longues cornes un peu recourbées, et qu’elle utilise également pour l’attaque. Le même observateur remarque que les rhinocéros, quand ils se battent, parent les coups latéraux avec leurs cornes, qui heurtent fortement l’une contre l’autre comme les crocs des sangliers. Les sangliers sauvages se livrent des combats terribles, mais il y a rarement, dit Brehm, résultat mortel ; les coups portent réciproquement sur les crocs eux-mêmes, ou sur cette couche cartilagineuse de la peau qui recouvre les épaules, et que les chasseurs allemands appellent le bouclier. Nous avons là une partie spécialement modifiée en vue de la défense. Chez les sangliers dans la force de l’âge (fig. 65), les crocs de la mâchoire inférieure servent à l’attaque ; mais Brehm constate que, dans la vieillesse, les crocs se recourbent si fortement en dedans et en haut, au-dessus du groin, qu’ils ne peuvent plus servir à cet usage. Ils continuent cependant à être utiles, et même d’une manière plus efficace, comme moyens de défense. En compensation de la perte des crocs inférieurs comme armes offensives, ceux de la mâchoire supérieure, qui font toujours un peu saillie latéralement, augmentent si considérablement de longueur avec l’âge, et, se recourbent si bien de bas en haut qu’ils peuvent servir d’armes offensives. Néanmoins, un vieux solitaire n’est pas si dangereux pour l’homme qu’un sanglier de six ou sept ans[39].
Chez le Babiroussa mâle adulte des Célèbes (fig. 66), les crocs inférieurs constituent, comme ceux du sanglier européen lorsqu’il est dans la force de l’âge, des armes formidables ; mais les défenses supérieures sont si allongées, et la pointe en est tellement enroulée en dedans (elle vient même quelquefois toucher le front), qu’elles sont tout à fait inutiles comme moyen d’attaque. Ces défenses ressemblent beaucoup plus à des cornes qu’à des dents, et sont visiblement impropres à rendre les services de ces dernières, qu’on a autrefois supposé que l’animal reposait sa tête en les accrochant à une branche d’arbre. Elles peuvent néanmoins, grâce à leur forme convexe bien prononcée, servir de garde contre les coups, lorsque la tête est un peu inclinée de côté ; ces cornes sont en effet « généralement brisées chez les vieux individus, comme si elles avaient servi au combat[40]. » Nous trouvons donc là un cas curieux, celui des crocs supérieurs du Babiroussa acquérant régulièrement dans la force de l’âge une disposition qui, en apparence, ne les approprie qu’à la défense seule ; tandis que, chez le sanglier européen, ce sont les crocs inférieurs opposés qui prennent, à un moindre degré, et seulement chez les individus très-âgés, une forme à peu près analogue, et ne peuvent servir de même qu’à la défense.
Chez le Phacochoerus Æthiopicus (fig. 67), les crocs de la mâchoire supérieure du mâle se recourbent de bas en haut, quand il est dans la force de l’âge, et ces crocs, très-pointus, constituent des armes offensives formidables. Les crocs de la mâchoire inférieure sont plus tranchants, mais il ne semble pas possible, en raison de leur peu de longueur, qu’ils puissent servir à l’attaque. Ils doivent toutefois fortifier ceux de la mâchoire supérieure, car ils sont disposés de manière à s’appliquer exactement contre leur base. Ni les uns ni les autres ne paraissent avoir été spécialement modifiés en vue de parer les coups, et pourtant, sans aucun doute, ils sont, jusqu’à un certain point, armes défensives. Le Phacochoerus n’est pas dépourvu d’autres dispositions protectrices spéciales ; il a, de chaque côté de la face, sous les yeux, un bourrelet rigide quoique flexible, cartilagineux et oblong (fig. 67), faisant une saillie de deux ou trois pouces ; ces bourrelets, à ce qu’il nous a paru, à M. Bartlett et à moi en voyant l’animal vivant, se relèveraient, s’ils étaient pris en dessous par les crocs d’un antagoniste et protégeraient ainsi très-complètement les yeux un peu saillants. J’ajouterai, sur l’autorité de M. Bartlett, que, lorsque ces animaux se battent, ils se placent toujours directement en face l’un de l’autre.
Enfin le Potomochoerus penicellatus africain a, de chaque côté de la face, sous les yeux, une protubérance cartilagineuse qui correspond au bourrelet flexible du Phacochoerus ; et, sur la mâchoire supérieure, au-dessus des narines, deux protubérances osseuses. Un sanglier de cette espèce ayant récemment pénétré dans la cage du Phacochoerus aux Zoological Gardens, les deux animaux se battirent toute la nuit, et on les trouva le matin très-épuisés, mais sans blessure sérieuse. Fait significatif et qui prouve que les excroissances et les protubérances que nous venons de décrire servent bien de moyen de défense ; ces parties étaient ensanglantées, lacérées et déchirées d’une façon extraordinaire.
Bien que des membres mâles de la famille porcine soient pourvus d’armes offensives et, comme nous venons de le voir, d’armes défensives, ces armes semblent avoir été acquises à une époque géologique comparativement récente, le Dr Forsyth Major énumère[41] plusieurs espèces miocènes chez aucune desquelles les défenses ne paraissent avoir été très-développées chez le mâle ; le professeur Rutimeyer a constaté le même fait avec un certain étonnement.
La crinière du lion constitue pour cet animal une excellente défense contre le seul danger auquel il soit exposé, l’attaque de lions rivaux ; car, ainsi que me l’apprend Sir A. Smith, les mâles se livrent des combats terribles, et un jeune lion n’ose pas approcher d’un vieux. En 1857, à Bromwich, un tigre ayant pénétré dans la cage d’un lion, il s’ensuivit une lutte effroyable : « le lion, grâce à sa crinière, n’eut le cou et la tête que peu endommagés ; mais le tigre ayant enfin réussi à lui ouvrir le ventre, le lion expira au bout de quelques minutes[42]. » La large collerette qui entoure la gorge et le menton du lynx du Canada (Felis canadensis), est plus longue chez le mâle que chez la femelle, mais je ne sais pas si elle peut lui servir comme moyen de défense. On sait que les phoques mâles se livrent des combats acharnés, et les mâles de certaines espèces (Otaria jubata)[43] ont de fortes crinières, qui sont fort réduites ou qui n’existent pas chez les femelles. Le babouin mâle du cap de Bonne-Espérance (Cynocephalus porcarius) a une crinière plus longue et des dents canines plus fortes que la femelle ; or, cette crinière doit servir de moyen de défense : j’avais demandé aux gardiens des Zoological Gardens, sans dire pourquoi, s’il y avait des singes ayant l’habitude de s’attaquer spécialement par la nuque : ce n’était le cas pour aucun, le babouin en question excepté. Ehrenberg compare la crinière de l’Hamadryas mâle adulte à celle d’un jeune lion, mais elle fait presque entièrement défaut chez les jeunes des deux sexes et chez la femelle.
Je croyais que l’énorme crinière laineuse du bison américain, qui touche presque le sol et qui est beaucoup plus développée chez le mâle que chez la femelle, devait servir à protéger l’animal dans ses terribles combats : un chasseur expérimenté a dit à Judge Caton qu’il n’avait jamais rien observé qui confirmât cette opinion. L’étalon a une crinière beaucoup plus longue et beaucoup plus fournie que la jument ; or, les renseignements que m’ont fournis deux grands éleveurs et dresseurs, m’ont prouvé « que les étalons cherchent invariablement à se saisir par le cou. » Il ne résulte cependant pas de ce qui précède que la crinière se soit, dans l’origine, développée comme moyen de défense ; ceci n’est probable que pour quelques animaux, et ainsi le lion. M. Mc Neill m’apprend que les longs poils que porte au cou le cerf (Cervus elephas) constituent pour lui une véritable protection : c’est à la gorge que les chiens cherchent ordinairement à le saisir ; il n’est cependant pas probable que ces poils se soient spécialement développés dans ce but, car les jeunes et les femelles partageraient ce moyen de défense.
Sur la préférence ou le choix dans l’accouplement dont font preuve les mammifères des deux sexes. — Avant de décrire, ce que nous ferons dans le chapitre suivant, les différences qui existent entre les sexes dans la voix, l’odeur émise et l’ornementation, il est convenable d’examiner ici si les sexes exercent quelque choix dans leurs unions. La femelle a-t-elle des préférences pour un mâle particulier, avant ou après que les mâles se sont battus pour établir leur supériorité ; le mâle, lorsqu’il n’est pas polygame, choisit-il une femelle particulière ? D’après l’impression générale des éleveurs, le mâle accepterait n’importe quelle femelle ; ce fait, en raison de l’ardeur dont les mâles font preuve, doit être vrai dans la plupart des cas. Mais il est beaucoup plus douteux, en règle générale, que les femelles acceptent indifféremment le premier mâle venu. Nous avons résumé dans le quatorzième chapitre, à propos des Oiseaux, un nombre considérable de preuves directes et indirectes établissant que la femelle choisit son mâle ; or, il serait étrange que les femelles des mammifères, plus haut placées dans l’échelle de l’organisation des êtres, et douées plus heureusement sous le rapport de l’instinct, n’exerçassent pas fort souvent un choix quelconque. La femelle au moins peut, dans la plupart des cas, échapper au mâle qui la recherche, si ce mâle lui déplaît ; et, quand elle est poursuivie par plusieurs mâles à la fois, comme cela arrive constamment, profiter de l’occasion que lui offrent les combats auxquels ils se livrent entre eux, pour s’enfuir et s’accoupler avec quelque autre mâle. Sir Philip Egerton m’apprend qu’on a souvent observé en Écosse que la femelle du cerf commun[44] agit ainsi.
Il est difficile de savoir si, à l’état de nature, les mammifères femelles exercent un choix avant l’accouplement. Voici, cependant, quelques détails fort curieux sur les habitudes que, dans ces circonstances, le Capt. Bryant a eu ample occasion d’observer chez un phoque, le Callorhinus ursinus[45] : « En arrivant à l’île où elles veulent, dit-il, s’accoupler, un grand nombre de femelles paraissent vouloir retrouver un mâle particulier ; elles grimpent sur les rochers extérieurs pour voir au loin ; puis, faisant un appel, elles écoutent comme si elles s’attendaient à entendre une voix familière. Elles changent de place, elles recommencent… Dès qu’une femelle atteint le rivage, le mâle le plus voisin va à sa rencontre en faisant entendre un bruit analogue à celui du gloussement de la poule entourée de ses poussins. Il la salue et la flatte jusqu’à ce qu’il parvienne à se mettre entre elle et l’eau, de manière à l’empêcher de s’échapper. Alors il change de ton, et, avec un rude grognement, il la chasse vers son harem. Ceci continue jusqu’à ce que la rangée inférieure des harems soit presque remplie. Les mâles placés plus haut choisissent le moment où leurs voisins plus heureux ne sont pas sur leurs gardes, pour leur dérober quelques femelles. Ils les saisissent dans leur bouche, et les soulèvent au-dessus des autres femelles ; puis les portant comme les chattes portent leurs petits, ils les placent dans leur propre harem. Ceux qui sont encore plus haut font de même jusqu’à ce que tout l’espace soit occupé. Souvent deux mâles se disputent la possession d’une même femelle, et tous deux la saisissant en même temps, la coupent en deux ou la déchirent horriblement avec leurs dents. Lorsque l’espace destiné à ses femelles est rempli, le vieux mâle en fait le tour pour inspecter sa famille ; il gronde celles qui dérangent les autres, et expulse violemment les intrus. Cette surveillance est active et incessante. »
Nous savons si peu de chose sur la façon dont les animaux se courtisent à l’état de nature, que j’ai cherché à découvrir jusqu’à quel point nos quadrupèdes domestiques manifestent quelque choix dans leurs unions. Les chiens sont les animaux les plus favorables à ce genre d’observations, parce qu’on s’en occupe avec beaucoup d’attention et qu’on les comprend bien. Beaucoup d’éleveurs ont sur ce point une opinion bien arrêtée. Voici les remarques de M. Mayhew : « Les femelles sont capables de ressentir de l’affection, et les tendres souvenirs ont autant de puissance sur elles que chez des animaux supérieurs. Les chiennes ne sont pas toujours prudentes dans leur choix, et se donnent souvent à des roquets de basse extraction. Élevées avec un compagnon d’aspect vulgaire, il peut survenir entre eux un attachement profond que le temps ne peut détruire. La passion, car c’en est réellement une, prend un caractère véritablement romanesque. » M. Mayhew, qui s’est surtout occupé des petites races, est convaincu que les femelles préfèrent beaucoup les mâles ayant une grande taille[46]. Le célèbre vétérinaire Blaine[47] raconte qu’une chienne de race inférieure, qui lui appartenait, s’était attachée à un épagneul, et une chienne d’arrêt à un chien sans race, au point qu’aucune des deux ne voulut s’accoupler avec un chien de sa propre race avant que plusieurs semaines se fussent écoulées. Deux exemples semblables très-authentiques m’ont été communiqués au sujet d’une chienne de chasse et d’une épagneule qui toutes deux s’étaient éprises de chiens terriers.
M. Cupples me garantit l’exactitude du cas suivant, bien plus remarquable encore : une chienne terrier de valeur et d’une rare intelligence, s’était attachée à un chien de chasse appartenant à un voisin, au point qu’il fallait l’entraîner de force pour l’en séparer. Après en avoir été séparée définitivement, et bien qu’ayant souvent du lait dans ses mamelles, elle ne voulut jamais aucun autre chien, et, au grand regret de son propriétaire, ne porta jamais plus. M. Cupples a aussi constaté qu’une chienne lévrier, actuellement (1868) chez lui, a porté trois fois, ayant chaque fois manifesté une préférence marquée pour le plus grand et le plus beau, mais non le plus empressé, de quatre chiens de même race et à la fleur de l’âge, avec lesquels elle vivait. M. Cupples a observé que la chienne choisit ordinairement le chien avec lequel elle est associée et qu’elle connaît ; sa sauvagerie et sa timidité la disposent à repousser d’abord un chien étranger. Le mâle, au contraire, paraît plutôt préférer les femelles étrangères. Il est fort rare qu’un chien refuse une femelle quelconque ; cependant M. Wright, de Yeldersley House, grand éleveur de chiens, m’apprend qu’il a observé quelques exemples de ce fait ; il cite le cas d’un de ses lévriers de chasse écossais, qui refusa toujours de s’occuper d’une chienne dogue avec laquelle on voulait l’accoupler : on fut obligé de recourir à un autre lévrier. Il serait inutile de multiplier les exemples ; j’ajouterai seulement que M. Barr, qui a élevé un grand nombre de limiers, a constaté qu’à chaque instant, certains individus particuliers de sexes opposés témoignent d’une préférence très-décidée les uns pour les autres. Enfin, M. Cupples, après s’être occupé de ce sujet pendant une nouvelle année, m’a dernièrement écrit : « J’ai vu se confirmer complètement mon affirmation précédente, à savoir que les chiens témoignent, lorsqu’il s’agit de l’accouplement, des préférences marquées les uns pour les autres, et se laissent souvent influencer par la taille, par la robe brillante et par le caractère individuel, ainsi que par le degré de familiarité antérieure qui a existé entre eux. »
En ce qui concerne les chevaux, M. Blenkiron, le plus grand éleveur de chevaux de courses qui soit au monde, m’apprend que les étalons sont souvent capricieux dans leur choix ; ils repoussent une jument, sans cause apparente, en veulent une autre : il faut avoir recours à divers artifices pour les accoupler comme on le désire. On dut tromper le célèbre Monarque, pour l’accoupler avec la jument mère de Gladiateur. On comprend à peu près la raison qui rend si difficile dans leur choix les étalons de course. M. Blenkiron n’a jamais vu de jument refuser un cheval ; mais le cas s’est présenté dans l’écurie de M. Wright, et il a fallu tromper la jument. Prosper Lucas conclut[48], sur l’assertion de plusieurs savants français, que « certains étalons s’éprennent d’une jument et négligent toutes les autres. » Il cite, en s’appuyant de l’autorité de Baëlen, des faits analogues sur les taureaux. M. H. Reaks affirme qu’un fameux taureau courtes cornes qui appartenait à son père refusa toujours de saillir une vache noire. Hoffberg, décrivant le renne domestique de la Laponie, dit : « Fœmina majores et fortiores mares prae caeteris admittunt, ad eos confugiunt, a juniribus agitatae, qui hos in fugam conjiciunt[49]. » Un individu, éleveur de porcs, a constaté que les truies refusent souvent un verrat, et en acceptent immédiatement un autre.
Ces faits ne permettent pas de douter que la plupart de nos quadrupèdes domestiques manifestent fréquemment de vives antipathies et des préférences individuelles, qui s’observent plus ordinairement chez les femelles que chez les mâles. Puisqu’il en est ainsi, il est peu probable qu’à l’état de nature les unions des mammifères soient abandonnées au hasard seul. Il est à croire que les femelles sont attirées ou séduites par des mâles qui possèdent certains caractères à un plus haut degré ; mais nous ne pouvons que rarement, sinon jamais, indiquer avec certitude quels sont ces caractères.
- ↑ Voy. le récit de Waterton (Zoologist, I. p. 211, 1843) sur un combat entre deux lièvres. Sur les taupes, Bell, Hist. of Brit. Quadrupeds, 1re édit., p. 100. Sur les Écureuils, Audubon et Bachman, Viviparous Quadrupeds of S. America, p. 269, 1846. Sur les castors. M. A. H. Green. Journ. of Linn. Soc. Zoolog., vol.x, p. 362, 1869.
- ↑ Sur les combats de phoques, Capt. C. Abbott, Proc. Zool. Soc., p. 191, 1868 ; M. R. Brown, id., p. 436, 1868 ; L. Lloyd, dans Game Birds of Sweden, p. 412, 1867, et Pennant ; sur le Cachalot, M. J. H. Thompson, Proc. Zool. Soc., p. 246, 1867.
- ↑ Voy. Scrope (Art of Deer-stalking, p. 17), sur l’entrelacement des cornes chez le Cervus Elaphus. Richardson, dans Fauna Bor. Americana, p. 232, 1829, raconte qu’on a trouvé des cornes de wapitis, d’élans et de rennes inextricablement engagées. Sir A. Smith a trouvé au cap de Bonne-Espérance les squelettes de deux gnous ainsi attachés ensemble.
- ↑ M. Lamont (Seasons with the Sea-Horses, p. 143, 1861) dit qu’une bonne défense d’un morse mâle pèse quatre livres, et est plus longue que celle de la femelle qui en pèse environ trois. Les mâles se livrent de furieux combats. Sur l’absence occasionnelle de défenses chez la femelle, voir R. Brown, Proc. Zool. Soc., 1868, p. 429.
- ↑ Owen, Anat. of Vert., III, p. 283.
- ↑ M. R. Brown, Proc. Zool. Soc., p. 533, 1869. Voir prof. Turner, Journal Anat. and Phys., 1872, p. 76, sur la nature homogène de ces défenses. M. J. W. Clarke parle de deux défenses développées chez les mâles, Proc. Zoolog. Soc., 1871, p. 42.
- ↑ Owen sur le cachalot et l’ornithorhynque, o. c., III, p. 638, 641. Le docteur Zouteveen cite Harting dans la traduction hollandaise de cet ouvrage, vol. II, p. 292.
- ↑ Sur la structure et sur la chute des bois du renne, Hoffberg, Amœnitates Acad., IV, p. 149, 1788 ; Richardson, Fauna, etc., p. 241, sur l’espèce ou variété américaine ; et Major W. Ross King, the Sportsman in Canada, p. 80, 1866.
- ↑ Isid. Geoffroy Saint-hilaire, Essais de zoologie générale, p. 513, 1841. D’autres caractères masculins, outre les cornes, peuvent se transférer semblablement à la femelle ; ainsi M. Boner (Chamois Hunting in the Mountains of Bavaria, 1860, 2e éd., p. 363) dit en parlant d’une vieille femelle de chamois « qu’elle avait non seulement la tête très masculine d’apparence, mais, sur le dos, une crête de longs poils qu’on ne trouve habituellement que chez les mâles. »
- ↑ Sur le Cervulus, docteur Gray, Catalogue of the Mammalia in the British Museum, III, p. 220. Sur le Cervus Canadensis ou le Wapiti, voir J. D. Caton, Ottawa Acad. of Nat. Sciences, p. 9. Mai 1868.
- ↑ Je dois ce renseignement au docteur Canfield. Voir aussi son mémoire, Proc. Zoolog. Soc., 1866, p. 105.
- ↑ Les cornes de l’Ant. Euchore femelles ressemblent, par exemple, à celles d’une espèce distincte, l’Ant. Dorcas, var. Corine ; voy. Desmarest, Mammalogie, p. 455.
- ↑ Gray, Catalogue Mamm. Brit. Mus., part. III, p. 160, 1852.
- ↑ Richardson, Fauna Bor. Americana, p. 278.
- ↑ Land and Water, 1867, p. 346.
- ↑ Sir And. Smith, Zool. of S. Africa, pl. XIX, Owen, Anat. of Vert., III, p. 124.
- ↑ Telle est, en effet, la conclusion de Seidlitz, Die Darwinsche Theorie, 1871, p. 47.
- ↑ Le prof. Victor Carus a bien voulu prendre en Saxe, à ma demande, des renseignements sur ce point. H. von Mathusius (Viehzucht, 1872, p. 64) assure que les cornes des moutons châtrés à un âge précoce disparaissent complètement ou restent à l’état de simples rudiments ; mais je ne saurais dire s’il fait allusion aux races ordinaires ou à la race mérinos.
- ↑ J’ai cité plusieurs expériences, et d’autres témoignages prouvent que tel est le cas. Voir la Variation, vol. II (Paris, Reinwald).
- ↑ Sir J. Emerson Tennent, Ceylan, II, p. 274, 1859. Pour Malacca, Journ. of Indian Archipelago, p. 357.
- ↑ Calcutta, Journal of Nat. Hist., II, p. 526, 1843.
- ↑ M. Blyth, Land and Water, March, 1867, p. 134 ; sur l’autorité du Cap. Hutton et autres. Pour les chèvres sauvages du Pembrokeshire, Field, 1869, p. 150.
- ↑ M. E. M. Bailly, sur l’usage des cornes, Ann. Sciences Nat., 1re série, II, p. 369, 1824.
- ↑ Owen, sur les cornes du cerf commun, British Fossil Mammals, p. 478, 1846. Sur les bois du renne, Richardson, Fauna Bor. Americana, p. 240, 1829. Je dois au prof. Victor Carus les renseignements pour le cerf de Moritzburg.
- ↑ J. D. Caton (Ottawa Ac. of Nat. Science, 9 Mai 1868) dit que les cerfs Américains se battent avec leurs membres antérieurs « après que la question de supériorité a été une fois constatée et reconnue dans le troupeau ». Bailly, sur l’usage des cornes. Ann. Sc. Nat., II, p. 371, 1824.
- ↑ Voir le récit fort intéressant dans l’Appendice du mémoire de M. J. D. Caton, cité précédemment.
- ↑ The American Naturalist, Dec. 1869, p. 552.
- ↑ Pallas, Spicilegia Zoologica, fasc. xiii, p. 18, 1779.
- ↑ Lamont, Seasons with the Sea-Horses, p. 141, 1861.
- ↑ Voy. Corse (Phil. Trans., p. 212, 1799), sur la manière dont la variété Mooknah de l’éléphant à courtes défenses attaque les autres.
- ↑ Owen, Anal, of Vert., III, p. 349.
- ↑ Rüppel dans Proc. Zool. Soc., Jan. 1836, p. 3, sur les canines chez les cerfs et chez les antilopes, suivi d’une note de M. Martin sur un cerf américain femelle. Falconer (Palæontol. Memoirs and Notes, I, 576, 1868) sur les dents d’une biche adulte. Chez les vieux cerfs musqués mâles (Pallas, Spic. Zool., xiii, p. 18, 1779), les canines atteignent quelquefois trois pouces de longueur, tandis que chez les femelles âgées ou n’en trouve que des rudiments dépassant la gencive d’un demi-pouce à peine.
- ↑ Emerson Tennent, Ceylan, vol. II, p. 275, 1859 ; Owen, British Fossil Mammals, p. 245, 1846.
- ↑ Richardson, Fauna Bor. Americana, sur l’élan, Alces palmata, p. 236, 237 ; et sur l’extension des cornes, Land and Water, p. 143, 1869. Voy. Owen, Brit. Foss. Mammals, p. 447, 435, sur l’élan irlandais.
- ↑ Forest Creatures, par G. Boner, p. 60, 1861.
- ↑ Voy. le mémoire intéressant de M. J. A. Allen, dans Bull. Mus. Comp. Zool. of Cambridge, United-States, vol. II, no 1, p. 82. Un observateur soigneux, le Cap. Bryant, a vérifié les poids. Le docteur Gill, The American naturalist, Janv. 1871 ; le prof. Shaler, sur la taille relative des baleines mâles et femelles, American naturalist, Janv. 1873.
- ↑ Animal Economy, p. 45.
- ↑ Richardson, Manual on the Dog. p. 59. M. Mc Neill a donné des renseignements précieux sur le lévrier d’Écosse, et a le premier attiré l’attention sur l’inégalité de taille entre les deux sexes dans Art of Deer Stalking, de Scrope. J’espère que M. Cupples persistera dans son intention de publier un travail complet sur cette race célèbre et sur son histoire.
- ↑ Brehm, Thierleben, II, p. 729, 732.
- ↑ Voy. Wallace, the Malay Archipelago, vol. I, p. 435, 1869.
- ↑ Atti della Soc. Italiana di Sc. Nat., 1873, vol. xv, fasc. IV.
- ↑ The Times, Nov. 10, 1857. Sur le lynx du Canada, voy. Audubon et Bachman, Quadrupeds of N. America, p. 139, 1846.
- ↑ Docteur Murie, sur l’Otoria, Proc. Zool. Soc., p. 109, 1869. M. J. A. Allen, dans le travail cité ci-dessus (p. 75), doute que la garniture de poils, plus longue sur le cou chez le mâle que chez la femelle, mérite d’être appelée une crinière.
- ↑ Dans son excellente description des mœurs du cerf commun en Allemagne, M. Boner (Forest Creatures, p. 81, 1861) dit : « Pendant que le cerf défend ses droits contre un intrus, un autre envahit le sanctuaire du harem, et enlève trophée sur trophée. » La même chose a lieu chez les phoques. J. A. Allen, o. c., p. 100.
- ↑ J. A. Allen, Bull. Mus. Comp. Zool. Cambridge, U. S., vol. II, 1, 99.
- ↑ Dogs ; their management, par E. Mayhew, M. R. C. V. S., 2e édit., p. 187-192. 1864.
- ↑ Cité par Alex. Walker, On Intermarriage, p. 276, 1838. Voy. aussi page 244.
- ↑ Traité de l’hérédité naturelle, vol. II, p. 296, 1850.
- ↑ Amœnitates Acad., vol. p. 168, 1788.