La Descendance de l’homme et la sélection sexuelle/18


CHAPITRE XVIII


CARACTÈRES SEXUELS SECONDAIRES DES MAMMIFÈRES (SUITE).


Voix. — Particularités sexuelles remarquables chez les phoques. — Odeur. — Développement du poil. — Coloration des poils et de la peau. — Cas anormal de la femelle plus ornée que le mâle. — Colorations et ornements dus à la sélection sexuelle. — Couleurs acquises à titre de protection. — Couleurs, souvent dues à la sélection sexuelle, quoique communes aux deux sexes. — Sur la disparition des taches et des raies chez les quadrupèdes adultes. — Couleurs et ornements des Quadrumanes. — Résumé.


Les quadrupèdes se servent de leur voix pour satisfaire à des besoins divers ; ils s’en servent pour s’indiquer mutuellement le danger ; ils s’en servent pour s’appeler entre eux : la mère, pour retrouver ses petits égarés, les petits, pour réclamer la protection de leur mère ; ce sont là des faits sur lesquels nous n’avons pas besoin d’insister ici. Nous n’avons à nous occuper que de la différence entre la voix des deux sexes, entre celle du lion et celle de la lionne, entre celle du taureau et celle de la vache, par exemple. Presque tous les animaux mâles se servent de leur voix pendant la saison du rut beaucoup plus qu’à toute autre époque ; il y en a, comme la girafe et le porc-épic[1], qu’on dit absolument muets en dehors de cette saison. La gorge (c’est-à-dire le larynx et les corps thyroïdes)[2] grossissant périodiquement au commencement de la saison du rut chez les cerfs, on pourrait en conclure que leur voix, alors puissante, a pour eux une haute importance, mais cela est douteux. Il résulte des informations que m’ont données deux observateurs expérimentés, M. Mc Neill et Sir P. Egerton, que les jeunes cerfs au-dessous de trois ans ne mugissent pas ; les autres ne commencent à le faire qu’au moment de la saison des amours, d’abord accidentellement et avec modération, pendant qu’ils errent sans relâche à la recherche des femelles. Ils préludent à leurs combats par des mugissements forts et prolongés, mais restent silencieux pendant la lutte elle-même. Tous les animaux qui se servent habituellement de leur voix, émettent divers bruits sous l’influence d’une émotion, ainsi lorsqu’ils sont irrités ou se préparent à la bataille : c’est peut-être le résultat d’une excitation nerveuse déterminant la contraction spasmodique des muscles ; de même l’homme grince des dents et ferme les poings dans un vif état d’irritation ou de souffrance. Les cerfs se provoquent sans doute au combat mortel en beuglant ; mais les cerfs à la voix la plus forte, à moins d’être en même temps les plus puissants, les mieux armés et les plus courageux, n’auraient aucun avantage sur leurs concurrents à voix plus faible.

Le rugissement du lion a peut-être quelque utilité réelle en ce qu’il frappe ses adversaires de terreur ; car lorsqu’il est irrité, il hérisse sa crinière, et cherche instinctivement à paraître aussi terrible que possible. Mais on ne peut guère supposer que le bramement du cerf, en admettant même quelque utilité de ce genre, ait assez d’importance pour avoir déterminé l’élargissement périodique de la gorge. Quelques auteurs ont pensé que le bramement servait d’appel pour les femelles ; mais les observateurs expérimentés cités plus haut m’ont affirmé que les femelles ne recherchent point les mâles, bien que ceux-ci soient ardents à la poursuite des femelles, ce qui ne nous surprend pas, d’après ce que nous savons des autres quadrupèdes mâles, La voix de la femelle, d’autre part, lui amène promptement deux ou trois cerfs[3], ce que savent bien les chasseurs qui, dans les pays sauvages, imitent son cri. Si la voix du mâle exerçait quelque influence sur la femelle, on pourrait expliquer l’élargissement périodique de ses organes vocaux par l’intervention de la sélection sexuelle, jointe à l’hérédité limitée au même sexe et à la même saison de l’année ; mais rien ne nous le fait supposer, et il ne nous semble pas que la voix puissante du cerf mâle pendant la saison des amours, ait pour lui une utilité spéciale, soit pour la cour qu’il fait aux femelles, soit pour ses combats, soit pour tout autre objet. Mais l’usage fréquent de la voix, dans l’emportement de l’amour, de la jalousie et de la colère, usage continué pendant de nombreuses générations, n’a t-il pas, à la longue, déterminé sur les organes vocaux du cerf, comme chez d’autres animaux mâles, un effet héréditaire ? Dans l’état actuel de nos connaissances, c’est l’explication la plus probable.

Le gorille mâle a une voix effrayante ; il possède à l’état adulte un sac laryngien, qu’on trouve aussi chez l’orang mâle[4]. Les gibbons comptent parmi les singes les plus bruyants, et l’espèce de Sumatra (Hylobates syndactylus) est aussi pourvue d’un sac laryngien ; mais M. Blyth, qui a eu l’occasion d’étudier la nature et les mœurs des individus de cette espèce, ne croit pas que le mâle soit plus bruyant que la femelle. Ces singes se servent donc probablement de leur voix pour s’appeler, comme font quelques quadrupèdes, le castor par exemple[5]. Un autre gibbon, le H. agilis, est fort remarquable en ce qu’il possède la faculté d’émettre la série complète et correcte d’une octave de notes musicales[6], faculté à laquelle on peut raisonnablement attribuer une séduction sexuelle, mais j’aurai à revenir sur ce sujet dans le chapitre suivant. Les organes vocaux du Mycetes caraya d’Amérique sont, chez le mâle, plus grands d’un tiers que chez la femelle, et d’une puissance étonnante. Lorsque le temps est chaud, ces singes font retentir matin et soir les forêts du bruit étourdissant de leur voix. Les mâles commencent le concert, les femelles s’y joignent quelquefois avec leur voix moins sonore, et ce concert se prolonge pendant des heures. Un excellent observateur, Rengger[7], n’a pu reconnaître la cause de tant de bruit ; il croit que ces singes, comme beaucoup d’oiseaux, se délectent à l’audition de leur propre musique, et cherchent à se surpasser les uns les autres. Ont-ils acquis leur voix puissante pour éclipser leurs rivaux et séduire les femelles, — ou leurs organes vocaux se sont-ils augmentés et fortifiés par les effets héréditaires d’un usage longtemps continué sans avantage spécial obtenu, — c’est ce que je ne prétends point décider ; mais la première opinion paraît la plus probable, au moins pour l’Hylobates agilis.

Je mentionnerai ici deux particularités sexuelles fort curieuses, qui se rencontrent chez les phoques, parce que quelques auteurs ont supposé qu’elles doivent affecter la voix. Le nez du phoque à trompe (Macrorhinus proboscideus) mâle, âgé de trois ans, s’allonge beaucoup pendant la saison des amours ; cette trompe peut alors se redresser, et atteint souvent une longueur d’un pied. La femelle ne présente jamais de disposition de ce genre, et sa voix est différente. Celle du mâle consiste en un bruit rauque, gargouillant, qui s’entend à une grande distance, et on croit que la trompe tend à l’augmenter. Lesson compare l’érection de cette trompe au gonflement dont les caroncules des gallinacés mâles sont le siège quand ils courtisent les femelles. Dans une autre espèce voisine, le phoque à capuchon (Cystophora cristata), la tête est couverte d’une sorte de chaperon ou de vessie, qui, intérieurement supportée par la cloison du nez, se prolonge en arrière et s’élève en une crête de sept pouces de hauteur. Le capuchon est revêtu de poils courts, il est musculeux, et peut se gonfler de manière à dépasser la grosseur de la tête ! Lors du rut, les mâles se battent sur la glace comme des enragés en poussant des rugissements si forts « qu’on les entend à quatre milles de distance. » Lorsqu’ils sont attaqués, ils rugissent également, et gonflent leur vessie toutes les fois qu’on les irrite. Quelques naturalistes croient que cette conformation extraordinaire, à laquelle on a assigné encore divers autres usages, sert principalement à augmenter la puissance de leur voix. M. R. Brown pense qu’elle sert de protection contre les accidents de tous genres. Cette manière de voir me semble peu fondée, car M. Lamont, qui a tué plus de 600 de ces animaux, affirme que le capuchon ou la vessie reste à l’état rudimentaire chez les femelles et n’est pas développé chez les mâles encore jeunes[8].


Odeur. — Chez quelques animaux, tels que la célèbre mouffette d’Amérique, l’odeur infecte qu’ils émettent paraît constituer exclusivement un moyen de défense. Chez les Musaraignes (Sorex), les deux sexes possèdent des glandes abdominales odorantes, et, à voir comme les oiseaux et bêtes de proie rejettent leurs cadavres, il n’y a aucun doute que cette odeur ne leur soit un moyen de protection ; cependant ces glandes grossissent chez les mâles pendant la saison des amours. Chez beaucoup d’autres quadrupèdes, les glandes ont les mêmes dimensions chez les deux sexes[9], mais leur usage est inconnu. Chez d’autres encore, elles sont, ou réservées aux mâles, ou plus développées chez eux que chez les femelles, et augmentent presque toujours d’activité pendant la saison du rut. À cette époque, les glandes qui occupent les côtés de la face de l’éléphant mâle grossissent et émettent une sécrétion exhalant une forte odeur de musc. Les mâles et plus rarement les femelles de plusieurs espèces de chauves-souris portent des glandes externes sur plusieurs parties du corps ; on croit que ces glandes sont odoriférantes.

L’odeur rance du bouc est bien connue, et celle de certains cerfs mâles est singulièrement forte et persistante. Sur les rives de la Plata j’ai pu sentir l’air tout imprégné de l’odeur du Cervus campestris mâle, à la distance d’un demi-mille sous le vent d’un troupeau ; et un foulard dans lequel j’avais remporté une peau à domicile, a conservé pendant un an et sept mois, bien qu’il servît beaucoup et fût souvent lavé, les traces de cette odeur qui s’en exhalait quand on le déployait. Cet animal n’émet pas une forte odeur avant l’âge d’un an, il n’en a jamais si on le châtre jeune[10]. Outre l’odeur générale qui, pendant la saison des amours, paraît imprégner le corps entier de certains ruminants, le Bos Moschetus par exemple, beaucoup de cerfs, d’antilopes, de moutons et de chèvres sont pourvus de glandes odoriférantes placées sur divers points du corps et plus spécialement sur la face. On range dans cette catégorie les larmiers ou cavités sous-orbitaires. Ces glandes sécrètent une matière fétide, semi-liquide, quelquefois en assez grande abondance pour enduire la face entière, ce que j’ai observé chez une antilope. Elles sont « ordinairement plus grosses chez les mâles que chez les femelles, et la castration empêche leur développement[11]. » Elles font complètement défaut, d’après Desmarest, chez la femelle de l’Antilope subgutturosa. il ne peut donc y avoir de doute que les glandes odorantes ne soient en rapport intime avec les fonctions reproductrices. Elles sont quelquefois présentes et quelquefois absentes chez des formes voisines. Chez le cerf musqué (Muschus moschiferus) mâle adulte, un espace dénudé autour de la queue est enduit d’un liquide odorant, tandis que, chez la femelle adulte et chez le mâle au-dessous de deux ans, cet espace est couvert de poils et n’émet aucune odeur. Le sac du musc proprement dit est, par sa situation, nécessairement limité au mâle, et constitue un organe odorant supplémentaire. La substance que sécrète cette dernière glande offre ceci de singulier que, d’après Pallas, elle ne change jamais de consistance et n’augmente pas en quantité à l’époque du rut ; ce naturaliste, tout en admettant que sa présence se rattache à l’acte reproducteur, n’explique son usage que d’une manière conjecturale et peu satisfaisante[12].

Dans la plupart des cas, il est probable que, dans la saison du rut, lorsque le mâle seul émet une forte odeur, celle-ci doit servir à exciter et à attirer la femelle. Notre goût ne nous constitue pas juge compétent sur ce point, car on sait que les rats sont alléchés par l’odeur de certaines huiles essentielles, et les chats par la valériane, substances qui, pour nous, ne sont rien moins qu’agréables ; les chiens, bien qu’ils ne mangent pas les charognes, aiment à les sentir et à se rouler dessus. Les raisons que nous avons données en discutant la voix du cerf, doivent aussi nous faire repousser l’idée que l’odeur des mâles sert à attirer de loin les femelles. Un usage actif et continu n’a pu ici entrer en jeu, comme dans le cas des organes vocaux. L’odeur émise doit avoir une grande importance pour le mâle, d’autant plus que, dans quelques cas, il s’est développé des glandes considérables et complexes, pourvues de muscles qui permettent de retrousser le sac, d’en ouvrir et d’en fermer l’orifice. La sélection sexuelle explique le développement de ces organes, si l’on admet que les mâles les plus odorants sont ceux qui réussissent le mieux auprès des femelles et ceux qui produisent par conséquent plus de descendants, héritiers de leurs odeurs et de leurs glandes graduellement perfectionnées.


Développement du poil. — Nous avons vu que les quadrupèdes mâles ont souvent le poil du cou et des épaules beaucoup plus développé qu’il ne l’est chez les femelles, et nous pourrions citer grand nombre d’autres exemples. Bien que cette disposition soit quelquefois utile au mâle, comme moyen de défense dans ses batailles, il est fort douteux que le poil se soit toujours spécialement développé dans ce but. Ainsi, lorsque ces poils ne forment qu’une crête mince, sur la ligne médiane du dos, ils ne peuvent servir de protection, et le dos n’est pas d’ailleurs un point exposé ; néanmoins, ces crêtes ne se trouvent guère que chez les mâles, et quand elles existent dans les deux sexes, elles sont toujours beaucoup moins développées chez les femelles. Deux espèces d’antilopes, les Tragelaphus scriptus[13] (fig. 70, p. 325) et les Portax picta, en offrent des exemples. Les crêtes de certains cerfs et du bouc sauvage se redressent lorsque ces animaux sont irrités ou effrayés[14] ; mais on ne peut supposer qu’elles aient été acquises dans le but d’effrayer leurs ennemis. Une des antilopes précitées, le Portax picta, porte sur la gorge une touffe bien marquée de poils noirs, touffe beaucoup plus grande chez le mâle que chez la femelle. Chez un individu de la famille des moutons, l’Ammotragus tragelaphus de l’Afrique du Nord, les membres antérieurs se trouvent presque cachés par une croissance extraordinaire de poils partant du cou et de la moitié supérieure des membres ; mais M. Bartlett ne croit pas que ce manteau ait aucune utilité pour le mâle, chez lequel il est beaucoup plus développé que chez la femelle.

Beaucoup de quadrupèdes mâles d’espèces diverses diffèrent des femelles en ce qu’ils ont plus de poils, ou des poils d’un caractère différent, sur certaines parties de la face. Le taureau seul porte des poils frisés sur le front[15]. Chez trois sous-genres très-voisins de la famille des chèvres, les mâles seuls ont une barbe, quelquefois très-grande ; chez deux autres sous-genres elle existe chez les deux sexes, mais disparaît chez quelques-unes des races domestiques de la chèvre commune ; chez l’Hemitragus, aucun des deux sexes n’a de barbe. Chez le Bouquetin, la barbe ne se développe pas en été, et elle est assez courte dans les autres saisons pour qu’on puisse l’appeler rudimentaire[16]. Chez quelques singes, la barbe est restreinte au mâle, comme chez l’orang, ou elle est beaucoup plus développée chez lui que chez la femelle, comme chez les Mycetes caraya et les Pithecia satanas (fig. 68). Il en est de même des favoris de quelques espèces de macaques[17] et, comme nous l’avons vu, des crinières de quelques babouins. Mais chez la plupart des singes les diverses touffes de poils de la face et de la tête sont identiques chez les deux sexes.

Fig. 68. — Pithecia satanas, mâle (d’après Brehm, édition française).

Les divers membres mâles de la famille bovine (Bovidæ) et de certaines antilopes ont un fanon, ou fort repli de la peau du cou, qui est beaucoup moins développé chez les femelles.

Or, que devons-nous conclure relativement à des différences sexuelles de ce genre ? Personne ne prétendra que la barbe de certains boucs, le fanon du taureau, ou les crêtes de poils qui garnissent la ligne du dos de certaines antilopes mâles, aient une utilité directe ou habituelle pour eux. Il est possible que l’énorme barbe du Pithecia mâle, ou celle de l’Orang mâle, puisse servir à leur protéger le cou lorsqu’ils se battent, car les gardiens des Zoological Gardens m’assurent que beaucoup de singes essayent de se blesser à la gorge ; mais il n’est pas probable que la barbe se soit développée pour un autre usage que les favoris, les moustaches et les diverses touffes de poils ; or, ils ne sont pas utiles au point de vue de la protection. Devons-nous attribuer à une variabilité provenant du simple hasard tous ces appendices de la peau, et les poils qui se trouvent chez les mâles ? On ne peut nier que cela soit possible ; car, chez beaucoup de quadrupèdes domestiques, certains caractères qui ne paraissent pas provenir d’un retour vers une forme parente sauvage, ont apparu chez les mâles et les ont seuls affectés, ou au moins se sont développés beaucoup plus chez eux que chez les femelles — par exemple, la bosse du zébu mâle de l’Inde, la queue chez les béliers de la race à queue grasse, la forte courbure du front des mâles dans plusieurs races de moutons, et enfin la crinière, les longs poils sur les jambes de derrière et le fanon, qui caractérisent le bouc seul de la race de Berbura[18]. La crinière, chez le bélier d’une race africaine, constitue un véritable caractère sexuel secondaire, car, d’après M. Winwood Reade, elle ne se développe pas chez les mâles ayant subi la castration. J’ai démontré dans mon ouvrage sur la Variation, que nous devons être fort prudents avant de conclure qu’un caractère quelconque, même chez les animaux domestiques de peuples à demi civilisés, n’est pas le résultat d’une sélection faite par l’homme et augmentée par lui ; mais il est peu probable que tel soit le cas dans les exemples que nous venons de citer, car ces caractères se présentent uniquement chez les mâles ou sont plus développés chez eux que chez les femelles. Si nous savions d’une manière certaine que le bélier africain, avec sa crinière, descend de la même souche primitive que les autres races de moutons, ou le bouc de Berbura, avec sa crinière, son fanon, etc, de la même souche que les autres races de chèvres, et que ces caractères n’ont pas subi l’action de la sélection artificielle, nous dirions qu’ils sont dus à une simple variabilité, jointe à l’hérédité limitée à l’un des sexes.

Il paraît donc raisonnable d’appliquer la même explication aux nombreux caractères analogues que présentent les animaux à l’état de nature ; cependant je ne puis croire qu’elle soit applicable dans beaucoup de cas, tels que le développement extraordinaire des poils sur la gorge et sur les membres antérieurs de l’Ammotragus mâle, ou de l’énorme barbe du Pithecia mâle. Les études naturelles qu’il m’a été donné de faire m’autorisent à penser que les parties ou les organes très-développés ont été acquis à une période quelconque dans un but spécial. Chez les antilopes, où le mâle adulte est plus fortement coloré que la femelle, et chez les singes où les poils du visage sont disposés de la façon la plus élégante et affectent plusieurs couleurs, il semble probable que les crêtes et touffes de poils ont été acquises dans un but d’ornementation, opinion que partagent quelques naturalistes. Si cette opinion est fondée, on ne peut douter que ces ornements ne soient dus à l’intervention de la sélection sexuelle, ou au moins qu’ils n’aient été modifiés par elle ; mais cette explication peut-elle s’appliquer à d’autres mammifères ? C’est là un point au moins douteux.


Couleur du poil et de la peau nue. — J’indiquerai d’abord brièvement tous les cas de coloration différente entre quadrupèdes mâles et femelles, qui sont venus à ma connaissance. D’après M. Gould, les sexes ne diffèrent que rarement sous ce rapport chez les Marsupiaux ; mais le grand kangourou rouge fait une exception remarquable, « un bleu tendre chez la femelle étant la teinte dominante des parties qui sont rouges chez le mâle[19]. » La femelle du Didelphis opossum, de Cayenne, est un peu plus rouge que le mâle. Le docteur Gray dit, au sujet des Rongeurs : « Les écureuils africains, surtout ceux des régions tropicales, ont une fourrure de couleur plus claire et plus brillante à certaines saisons de l’année, et celle des mâles revêt généralement des teintes plus vives que celle des femelles[20]. » Le docteur Gray m’apprend qu’il a cité les écureuils africains, parce que la différence est plus apparente chez eux, en raison de la vivacité extraordinaire de leurs couleurs. La femelle du Mus minutus, de Russie, a des tons plus pâles et plus laids que le mâle. Chez beaucoup de Chauves-souris, la fourrure du mâle est plus claire et plus brillante que celle de la femelle[21]. M. Dobson fait aussi remarquer par rapport à ces animaux : « Les différences provenant en partie ou en totalité de la possession par le mâle d’une fourrure affectant des teintes beaucoup plus brillantes ou remarquables par différentes taches ou par la plus grande longueur de certaines parties se rencontrent seulement chez les chauves-souris frugivores qui ont le sens de la vue bien développé. » Cette dernière remarque mérite toute notre attention, car elle porte sur la question de savoir si les couleurs brillantes sont avantageuses pour les animaux mâles en ce qu’elles constituent de simples ornements. On sait aujourd’hui, comme l’a constaté le docteur Gray, que les mâles d’un certain genre de paresseux « ont des ornements différents de ceux des femelles, c’est-à-dire qu’ils portent entre les épaules une touffe de poils courts et doux ordinairement de couleur orange et chez une espèce d’une couleur blanche. Les femelles ne possèdent pas cette touffe. »

Les carnivores et les insectivores terrestres ne présentent que peu de différences sexuelles, et leurs couleurs sont presque toujours les mêmes dans les deux sexes. L’ocelot (Felis pardalis) fait toutefois exception, car les couleurs de la femelle, sont « moins apparentes, le fauve étant plus terne, le blanc moins pur, les raies ayant moins de largeur et les taches présentant un plus petit diamètre[22]. » Les sexes de l’espèce voisine, F. mitis, diffèrent aussi, mais à un degré moindre, les tons généraux de femelle étant plus pâles et les taches moins noires. Les carnivores marins, ou phoques, au contraire, diffèrent considérablement par la couleur, et offrent, comme nous l’avons déjà vu, d’autres différences sexuelles remarquables. Ainsi, l’Otaria nigrescens mâle de l’hémisphère méridional présente sur la surface supérieure de son corps de riches teintes brunes, tandis que la femelle, qui revêt beaucoup plus tôt sa coloration, est en dessus gris foncé, et les jeunes des deux sexes couleur chocolat intense. Le Phoca groenlandica mâle est gris fauve et porte sur le dos une tache foncée qui affecte la forme curieuse d’une selle ; la femelle, plus petite, offre un aspect tout différent, car elle est « blanc sale ou couleur jaune paille, avec une teinte fauve sur le dos ; » les jeunes sont d’abord blanc pur, et dans cet état peuvent à peine se distinguer de la neige et des blocs de glace ; la couleur de leur robe leur sert ainsi de moyen de protection[23]. »

Les différences sexuelles de coloration sont plus fréquentes chez les ruminants que dans les autres ordres. Elles sont générales chez les antilopes à cornes tordues ; ainsi le nilghau mâle (Portax picta) est gris bleu bien plus foncé que la femelle ; il porte, en outre, beaucoup plus distinctes, la tache carrée blanche de la gorge, les taches également blanches des fanons, et les taches noires des oreilles. Nous avons vu que, chez cette espèce, les crêtes et les touffes de poils sont également plus développées chez le mâle que chez la femelle sans cornes. Le mâle, m’apprend M. Blyth, revêt périodiquement des teintes plus foncées pendant la saison des amours, sans cependant que son poil se renouvelle. On ne peut distinguer le sexe des jeunes avant l’âge d’un an, et si on châtre le mâle avant cette époque il ne change jamais de couleur. L’importance de ce dernier fait, comme preuve absolue de la coloration sexuelle, devient évidente lorsque nous apprenons[24] que, chez le cerf de Virginie, ni le pelage d’été, qui est roux, ni celui d’hiver, qui est bleu, ne sont affectés par la castration. Dans toutes les espèces très-ornées du Tragelaphus, ou dans presque toutes, les mâles sont plus foncés que les femelles sans cornes, et leurs touffes de poils sont plus développées. Chez cette magnifique antilope, l’Oreas derbianus, le corps est plus rouge, tout le cou beaucoup plus noir, et la bande blanche qui sépare ces deux couleurs beaucoup plus large chez le mâle que chez la femelle. Chez l’Élan du Cap (Oreas canna) le mâle est légèrement plus foncé que la femelle[25].

Chez une antilope indienne (A. bezoartica), appartenant à une autre tribu de ce groupe, le mâle est très-foncé, presque noir ; la femelle sans cornes est fauve. On observe chez cette espèce, m’apprend M. Blyth, une série de faits exactement semblables à ceux du Portax picta, à savoir, un changement périodique dans la coloration du mâle, pendant la saison des amours. La castration a les mêmes effets sur ce changement, et le pelage des jeunes des deux sexes est identique. Chez l’Antilope niger, le mâle est noir, la femelle et les jeunes sont de couleur brune ; chez l’A. sing-sing, la coloration du mâle est beaucoup plus vive que celle de la femelle sans cornes, et son poitrail et son abdomen sont plus noirs ; chez l’A. caama mâle, les lignes et les taches des divers points du corps sont noires, elles sont brunes chez la femelle ; chez le gnou zébré (A. gorgon)., les couleurs du mâle sont presque les mêmes que celles de la femelle, elles sont seulement plus intenses, et plus brillantes[26]. » Je pourrais citer d’autres exemples analogues.

Le taureau Banteng (Bos sondaicus), de l’archipel Malais, est presque noir avec les jambes et les fesses blanches ; la vache est couleur fauve clair, comme le sont les jeunes mâles jusqu’à trois ans, âge où ils changent rapidement de couleur. Le taureau châtré revêt la coloration de la femelle. On remarque, comparées à leurs mâles respectifs, un ton plus pâle chez la chèvre Kemas, et une teinte plus uniforme chez la femelle du Capra ægagrus. Les différences sexuelles de coloration sont rares chez les cerfs. Judge Caton m’apprend cependant que chez les mâles du cerf Wapiti (Cervus Canadensis), le cou, le ventre et les membres sont plus foncés que chez les femelles, mais que ces nuances disparaissent peu à peu pendant l’hiver. Je mentionnerai ici que Judge Caton possède dans son parc trois races du cerf de la Virginie, qui présentent dans leur coloration de légères différences, différences portant presque exclusivement sur le pelage bleu de l’hiver ou celui de la saison des amours ; ce cas peut donc être comparé à ceux déjà cités dans un chapitre précédent, et relatifs à des espèces voisines ou représentatives d’oiseaux qui ne diffèrent entre eux que par leur plumage nuptial[27]. Les femelles du Cervus paludosus de l’Amérique du Sud, et les jeunes des deux sexes, n’ont pas sur le poitrail et sur les naseaux les raies noires et la ligne brun noirâtre qui caractérisent les mâles adultes[28]. Enfin le cerf axis mâle adulte, si magnifiquement coloré et tacheté, est, à ce que m’apprend M. Blyth, beaucoup plus foncé que la femelle ; il n’arrive jamais à cette nuance lorsqu’il a subi la castration.

Le dernier ordre que nous ayons à considérer est celui des Primates. Le Lemur macaco mâle est noir de jais ; la femelle est jaune rougeâtre, mais de nuance très-variable[29]. Parmi les quadrumanes du nouveau monde, les femelles et les jeunes du Micetes caraya sont jaune grisâtre et semblables ; les jeunes mâles deviennent brun rougeâtre pendant la seconde année, et noirs pendant la troisième, à l’exception du poitrail, qui finit toutefois par devenir entièrement noir pendant la quatrième ou la cinquième année. Il y a aussi une différence marquée entre les couleurs des sexes chez les Mycetes seniculus et chez les Cebus capucinus ; les jeunes de la première, et, à ce que je crois, ceux de la seconde espèce, ressemblent aux femelles. Chez le Pithecia leucocephala, les jeunes ressemblent à la femelle, qui est noir brunâtre en dessus, et en dessous d’une teinte rouille claire ; les mâles adultes sont noirs. Le collier de poils qui entoure le visage de l’Ateles marginatus est jaunâtre chez le mâle et blanc chez la femelle. Dans l’ancien monde, les Hylobates hoolock mâles sont toujours noirs, une raie blanche sur les sourcils exceptée ; les femelles varient d’un brun blanchâtre à une teinte foncée mêlée de noir, mais ne sont jamais entièrement noires[30]. Chez le beau Cercopithecus diana, la tête du mâle adulte est noir intense, celle de la femelle est gris foncé ; chez le premier, le pelage entre les deux cuisses est d’une élégante couleur fauve, plus pâle chez la dernière. Chez le magnifique et curieux singe à moustaches (Cercopithecus cephus), il n’y a différence pour la couleur du pelage des deux sexes que dans la queue, qui est châtain chez les mâles et grise chez les femelles ; mais je tiens de M. Bartlett que toutes les nuances bien prononcées chez le mâle adulte, restent pour les femelles ce qu’elles étaient dans le jeune âge. D’après les figures coloriées exécutées par Salomon Müller, le Semnopithecus chrysomelas mâle est presque noir, la femelle est brun pâle. Chez les Cercopithecus cynosurus et grisea-viridis, les organes génitaux du mâle sont vert ou bleu brillant et contrastent d’une manière frappante avec la peau nue de la partie postérieure du corps, qui est rouge vif.

Enfin, dans la famille des Babouins, le Cynocephalus hamadryas mâle adulte diffère non seulement de la femelle par son énorme crinière, mais aussi un peu par la couleur du poil et des callosités nues. Chez le drille (Cynocephalus leucophæus), les femelles et les jeunes sont plus pâles et ont moins de vert dans leur coloration que les mâles adultes.

Fig. 69. — Tête de Mandrill (d’après Gervais, Hist. nat. des mammifères).

Aucun autre membre de la classe entière des mammifères ne présente de coloration aussi extraordinaire que le mandrill mâle adulte (Cynocephalus mormon) (fig. 69). Son visage, à l’âge adulte, est d’un beau bleu, tandis que la crête et l’extrémité du nez sont d’un rouge des plus vifs. D’après quelques auteurs, son visage serait aussi marqué de stries blanchâtres, et ombré par places en noir ; mais ces couleurs paraissent variables. Il porte sur le front une touffe de poils, et une barbe jaune au menton. « Toutes les parties supérieures des cuisses et le grand espace nu des fesses sont également colorés du rouge le plus vif, avec un mélange de bleu qui ne manque réellement pas d’élégance[31]. » Lorsque l’animal est excité, toutes les parties nues revêtent une teinte beaucoup plus vive ; plusieurs auteurs ont employé les expressions les plus fortes pour donner une idée de l’éclat de ces couleurs, qu’ils comparent au plumage des oiseaux les plus resplendissants. Une autre particularité des plus remarquables distingue le mandrill : quand les grosses dents canines ont acquis tout leur développement, d’énormes protubérances osseuses se forment sur chaque joue, lesquelles protubérances sont profondément sillonnées dans le sens de la longueur, et la peau nue qui les recouvre très-vivement colorée, comme nous venons de le dire (fig. 69). Ces protubérances sont à peine appréciables chez les femelles adultes et chez les jeunes des deux sexes qui ont les parties nues bien moins brillantes en couleur, et le visage presque noir, teinté de bleu. Chez la femelle adulte cependant, à certains intervalles réguliers, le nez se nuance de rouge.


Dans tous les cas signalés jusqu’ici, c’est le mâle qui est plus vivement ou plus brillamment coloré, et qui diffère à un plus haut degré des jeunes des deux sexes. Mais de même que chez quelques oiseaux se présentent des cas de coloration inverse dans les deux sexes, de même chez le Rhésus (Macacus rhesus), la femelle a une large surface de peau nue autour de la queue, surface d’un rouge carmin vif, qui devient périodiquement plus éclatant encore, à ce que m’ont assuré les gardiens des Zoological Gardens ; son visage aussi est rouge, mais pâle. Chez le mâle adulte, au contraire, et chez les jeunes des deux sexes, ainsi que j’ai pu le constater, on n’observe pas la moindre trace de rouge, ni sur la peau nue de l’extrémité postérieure du corps, ni sur le visage. Il paraît cependant, d’après quelques documents publiés, qu’accidentellement ou pendant certaines saisons, le mâle peut présenter quelques traces de cette couleur. Bien que moins orné que la femelle, il ne s’en conforme pas moins à la règle commune, d’après laquelle le mâle l’emporte sur la femelle par sa plus forte taille, des canines plus grandes, des favoris plus développés, et des arcades sourcilières plus proéminentes.


J’ai maintenant indiqué tous les cas qui me sont connus de différences de couleur entre les sexes des mammifères. Dans quelques cas, les différences peuvent provenir de variations limitées à un sexe et transmises à ce sexe sans aucun résultat avantageux, et, par conséquent, sans intervention de la sélection. Nous avons des exemples de ce genre chez nos animaux domestiques, certains chats mâles par exemple, qui sont d’un rouge de rouille, tandis que les femelles sont tigrées. Des cas analogues s’observent dans la nature ; M. Bartlett a vu beaucoup de variétés noires du jaguar, du léopard, du phalanger et du wombat, et il est certain que la plupart, sinon tous, étaient mâles. D’autre part, les individus des deux sexes, chez les loups, les renards et les écureuils américains, naissent quelquefois noirs. Il est donc tout à fait possible que, chez quelques mammifères, une différence de coloration entre les sexes, surtout lorsqu’elle est congénitale, soit simplement le résultat, sans aucune sélection, d’une ou plusieurs variations, dès l’abord limitées sexuellement dans leur transmission. Toutefois on ne peut guère admettre que les couleurs si diverses, si vives et si tranchées de certains mammifères, telles que celles des singes et des antilopes mentionnés plus haut, puissent s’expliquer ainsi. Ces couleurs n’apparaissent pas chez le mâle dès sa naissance, mais seulement lorsqu’il a atteint l’état adulte ou qu’il en approche ; et, contrairement aux variations habituelles, elles ne se produisent pas lorsque le mâle a été châtré. En somme, la conclusion la plus probable, c’est que les couleurs fortement accusées et les autres ornements des quadrupèdes mâles, leur procurent un avantage dans leur lutte avec d’autres mâles, et sont, par conséquent, le résultat de la sélection sexuelle. Le fait que les différences de coloration entre les sexes se rencontrent presque exclusivement, comme le prouvent les détails précités, dans les groupes et les sous-groupes de mammifères présentant d’autres caractères sexuels secondaires distincts, également le produit de l’action de la sélection sexuelle, augmente beaucoup la probabilité de cette opinion.

Les quadrupèdes font évidemment attention à la couleur. Sir S. Baker a observé à de nombreuses reprises que l’éléphant africain et le rhinocéros attaquent avec une fureur toute spéciale les chevaux blancs ou gris. J’ai prouvé ailleurs[32] que les chevaux à demi sauvages paraissent s’accoupler de préférence avec ceux de la même couleur ; et que des troupeaux de daims de colorations différentes, bien que vivant ensemble, sont longtemps restés distincts. Un fait plus significatif, c’est qu’une femelle de zèbre qui avait absolument refusé de s’accoupler avec un âne, le reçut très-volontiers, comme le remarque John Hunter, dès qu’il fut peint à la manière du zèbre. Dans ce fait fort curieux « nous observons un instinct excité par la simple couleur, dont l’effet a été assez puissant pour l’emporter sur tous les autres moyens. Mais le mâle n’en exigeait pas autant ; le fait que la femelle était un animal ayant de l’analogie avec lui, suffisait pour éveiller ses passions[33]. »

Nous avons vu, dans un des premiers chapitres de cet ouvrage, que les facultés mentales des animaux supérieurs ne diffèrent pas en nature, bien qu’elles diffèrent énormément en degré, des facultés correspondantes de l’homme, surtout de celles des races inférieures et barbares ; et il semblerait même que le goût de ces dernières pour le beau est peu différent de celui des Quadrumanes. De même que le nègre africain taille la chair de son visage de façon à produire des « crêtes ou des cicatrices parallèles faisant fortement saillie au-dessus de la surface normale, affreuses difformités qu’il considère comme constituant un grand attrait personnel[34], » — de même que les nègres aussi bien que les sauvages de beaucoup de parties du monde peignent sur leur visage des bandes rouges, bleues, blanches ou noires, — de même aussi le mandrill africain mâle semble avoir acquis son visage profondément sillonné et fastueusement coloré, pour devenir plus attrayant pour la femelle. Il peut, sans doute, nous sembler grotesque que la partie postérieure du corps se soit colorée encore plus vivement que le visage dans un but d’ornementation, mais cela n’est pas plus étrange que les décorations spéciales dont la queue de tant d’oiseaux forme le siège.

Il ne semble pas que les mammifères mâles se donnent la moindre peine pour étaler leurs charmes devant les femelles ; les oiseaux mâles au contraire s’ingénient de toutes les façons pour y arriver, et c’est là un des plus forts arguments en faveur de l’hypothèse que les femelles admirent les ornements et les couleurs étalés devant elles et se laissent séduire par ce spectacle. On observe toutefois un parallélisme frappant entre les mammifères et les oiseaux au point de vue des caractères sexuels secondaires ; les uns et les autres sont en effet pourvus d’armes pour combattre les mâles leurs rivaux, d’appendices et de couleurs diverses constituant des ornements. Dans les deux classes, lorsque le mâle diffère de la femelle, les jeunes des deux sexes se ressemblent presque toujours, et, dans la majorité des cas, ressemblent aux femelles adultes. Dans les deux classes, le mâle revêt les caractères propres à son sexe au moment de parvenir à l’âge adulte, et la castration l’empêche de jamais acquérir ces caractères, ou les lui fait perdre plus tard. Dans les deux classes, le changement de couleur dépend quelquefois de la saison, et les teintes des parties nues augmentent parfois d’intensité pendant la saison des amours. Dans les deux classes, le mâle affecte toujours des couleurs plus vives et plus brillantes que la femelle, et il est orné de plus grandes touffes de poils ou de plumes, ou d’autres appendices. On remarque cependant dans les deux classes quelques cas exceptionnels ; la femelle est plus ornée que le mâle. Chez beaucoup de mammifères et au moins dans le cas d’un oiseau, le mâle émet une odeur plus forte que la femelle. Dans les deux classes la voix du mâle est plus puissante que celle de la femelle. Ce parallélisme nous conduit à admettre qu’une même cause, quelle qu’elle puisse être, agit de la même manière sur les mammifères et sur les oiseaux ; or, il me semble qu’en ce qui concerne les caractères d’ornementation, on peut, avec certitude, attribuer le résultat obtenu à une préférence longtemps soutenue de la part d’individus d’un sexe pour certains individus du sexe opposé, combinée avec le fait qu’ils auront ainsi réussi à laisser un plus grand nombre de descendants pour hériter de leurs attraits d’ordre supérieur.


Transmission égale aux deux sexes des caractères d’ornementation. — Chez beaucoup d’oiseaux, l’analogie conduit à penser que les ornements ont été primitivement acquis par les mâles, puis transmis également, ou à peu près, aux deux sexes : recherchons maintenant jusqu’à quel point cette remarque peut s’appliquer aux mammifères. Dans un nombre considérable d’espèces, et surtout chez les plus petites, les deux sexes ont, en dehors de toute intervention de la sélection sexuelle, acquis une coloration toute protectrice ; mais, autant que j’en puis juger, ce fait est surtout fréquent, et frappant dans les classes inférieures. Audubon nous dit qu’il a souvent confondu le rat musqué[35], arrêté sur les bords d’un ruisseau boueux, avec une motte de terre, tellement la ressemblance est complète. Le lièvre dans son gîte est un exemple bien connu de l’animal dissimulé par sa couleur ; cependant l’espèce voisine, le lapin, n’est pas dans le même cas, car la queue blanche et redressée de cet animal, quand il se dirige vers son terrier, le rend très-visible au chasseur et surtout aux carnassiers qui le poursuivent. On n’a jamais mis en doute, que les quadrupèdes habitant les régions couvertes de neige, ne soient devenus blancs pour se protéger contre leurs ennemis, ou pour s’approcher plus facilement de leur proie. Dans les contrées où la neige ne séjourne pas longtemps sur le sol, un pelage blanc serait nuisible ; aussi les espèces de cette couleur sont extrêmement rares dans les parties chaudes du globe. Un grand nombre de mammifères des zones tempérées, qui ne révèlent pas pendant l’hiver un pelage blanc, deviennent plus pâles pendant cette saison ; ce qui, selon toute apparence, est le résultat direct des conditions auxquelles ils ont été longtemps exposés. Pallas[36] assure qu’en Sibérie un changement de cette nature se produit chez le loup, chez deux espèces de mustela, chez le cheval domestique, chez l’hémione, chez la vache domestique, chez deux espèces d’antilope, chez le cerf musqué, le chevreuil, l’élan et le renne. Le chevreuil, par exemple, a une robe rouge pendant l’été, et, pendant l’hiver, d’un blanc grisâtre, qui doit le protéger dans ses courses au travers des taillis sans feuilles, saupoudrés de neige et de givre. Que ces animaux se répandent peu à peu dans des régions toujours couvertes de neige, et la sélection naturelle rendra probablement leur pelage d’hiver de plus en plus blanc jusqu’à ce qu’il devienne aussi blanc que la neige elle-même.

M. Reeks m’a cité un curieux exemple d’un animal qui tire profit de ses couleurs particulières. Il a élevé, dans un grand verger entouré de murs, cinquante ou soixante lapins blancs et pie ; il avait en même temps chez lui des chats affectant la même couleur. Ces chats, comme je l’ai souvent remarqué, sont très-apparents pendant le jour, mais ils avaient l’habitude de chasser pendant la nuit, de se tenir alors à l’entrée des terriers, les lapins ne pouvaient pas les distinguer de leurs compagnons pie. Il en résulta qu’au bout de dix-huit mois presque tous ces lapins pie avaient été détruits, et on a la preuve qu’ils avaient été détruits par les chats. La coloration rend à un autre animal, le Putois, des services dont on trouve l’équivalent dans quelques autres classes. Aucun animal n’attaque volontairement une de ces créatures, à cause de l’odeur épouvantable qu’elle émet quand on l’irrite ; mais, pendant le crépuscule, il est difficile de reconnaître le Putois et les bêtes de proie pourraient se laisser aller à l’attaquer. M. Belt[37] croit que pour cette raison le Putois est pourvu d’une grande queue blanche qui sert d’avertissement à tous les animaux.

Nous devons admettre que beaucoup de mammifères ont revêtu leurs nuances actuelles comme moyen de protection ; il y a cependant une foule d’espèces dont les couleurs sont trop brillantes et trop singulièrement disposées pour que nous puissions leur attribuer cet usage. Prenons pour exemple certaines antilopes : la tache blanche carrée du poitrail, les taches de même couleur sur les fesses, et les taches noires arrondies sur les oreilles, sont toutes beaucoup plus distinctes chez le mâle du Portax picta que chez la femelle ; — les couleurs sont plus vives, les étroites lignes blanches du flanc et la large bande blanche de l’épaule sont plus tranchées chez le mâle de l’Oreas Derbyanus que chez la femelle ; — une différence semblable existe entre les sexes du Tragelaphus scriptus (fig. 70), si curieusement orné : — nous en conclurons que des différences de cette nature ne rendent aucun service à l’un ou l’autre sexe relativement aux habitudes quotidiennes de l’existence.

Fig 70. — Tragelaphus scriptus, mâle (ménagerie de Knowsley).

Il est beaucoup plus probable que ces divers ornements ont été primitivement acquis par la sélection sexuelle, augmentés par le même moyen et partiellement transférés aux femelles. Cette hypothèse admise, on peut penser que les couleurs également singulières, et les taches de beaucoup d’autres antilopes, bien que communes aux deux sexes, ont dû être produites et transmises de la même manière. Les deux sexes, par exemple, du Coudou (Strepsiceros Kudu) (fig. 64), portent sur leurs flancs postérieurs d’étroites lignes verticales blanches, et une élégante tache blanche angulaire sur le front. Dans le genre Damalis, les deux sexes sont bizarrement colorés ; chez le Damalis pygarga, le dos et le cou sont rouge pourpré, virant au noir sur les flancs, et brusquement séparés de l’abdomen blanc et d’un large espace blanc sur les fesses ; la tête est encore plus étrange, car un large masque blanc oblong, entouré d’un bord noir étroit, couvre la face jusqu’à la hauteur des yeux fig. 71) ; le front porte trois bandes blanches et les oreilles sont tachetées de blanc. Les faons de cette espèce sont d’un brun jaunâtre pâle uniforme.

Fig. 71. — Damalis pygarga mâle (ménagerie de Knowsley).

Chez le Damalis albifrons, la coloration de la tête diffère en ce qu’une unique raie blanche remplace les trois raies dont nous venons de parler, et que les oreilles sont presque entièrement blanches[38]. Après avoir étudié de mon mieux les différences existant entre les mâles et les femelles de toutes les classes, je dois conclure que la sélection sexuelle a produit chez beaucoup d’antilopes ces arrangements bizarres des couleurs qui, bien que communs aujourd’hui aux deux sexes, ont dû intervenir d’abord chez le mâle.

On doit peut-être étendre la même conclusion au tigre, l’un des plus beaux animaux qui existent, et dont les marchands de bêtes féroces eux-mêmes ne peuvent distinguer le sexe par la coloration. M. Wallace croit[39] que la robe rayée du tigre « ressemble assez aux tiges verticales du bambou, pour contribuer beaucoup à le dissimuler aux regards de la proie qui s’approche de lui ». Mais cette explication ne me paraît pas satisfaisante. Le fait que chez deux espèces de Felis des taches et des couleurs analogues sont un peu plus vives chez le mâle que chez la femelle, nous autorise peut-être à penser que la beauté du tigre est due à la sélection sexuelle. Le zèbre est admirablement rayé, et des raies, dans les plaines découvertes de l’Afrique méridionale, ne peuvent constituer aucune protection. Burchell[40], décrivant un troupeau de ces animaux, dit : « Leurs côtes luisantes étincelant au soleil et leur manteau brillant, si régulièrement rayé, offrent un tableau d’une beauté que ne pourrait probablement surpasser aucun autre quadrupède ». Nous n’avons pas de preuves que la sélection sexuelle ait joué ici un rôle, car les sexes sont, dans tous les groupes des Équidés, identiques par la couleur. Néanmoins, si on attribue les raies verticales blanches et foncées des flancs de diverses antilopes à la sélection sexuelle, on sera probablement porté à penser de même pour le Tigre royal et le Zèbre magnifique.

Nous avons vu, dans un chapitre précédent, que si les jeunes de classe quelconque, ayant les mêmes habitudes de vie que leurs parents, présentent une coloration différente, c’est qu’ils ont hérité de quelque ancêtre éloigné et éteint. Dans la famille des Porcidés et dans le genre Tapir, les jeunes portent des raies longitudinales, et diffèrent ainsi de toutes les espèces adultes de ces deux groupes. Dans beaucoup d’espèces de cerfs, les faons sont tachetés d’élégants points blancs, dont les parents n’offrent aucune trace. On peut établir, depuis l’Axis, dont les deux sexes sont, en toutes saisons et à tout âge, magnifiquement tachetés (le mâle étant plus fortement coloré que la femelle), — une série passant par tous les degrés jusqu’à des espèces chez lesquelles ni adultes ni jeunes n’ont aucune tache. Voici quelques termes de cette série : le Cerf Mantchourien (Cervus Mantchuricus) est tacheté toute l’année ; mais, ainsi que je l’ai observé aux Zoological Gardens, les taches sont moins distinctes l’hiver, alors que le pelage devient plus foncé et que les cornes acquièrent leur entier développement. Chez le Cerf cochon (Hyelaphus porcinus), les taches, très-apparentes pendant l’été, alors que la robe est brun rougeâtre, disparaissent entièrement à l’hiver, cette robe révélant une teinte brune[41]. Les jeunes des deux espèces sont tachetés. Chez le Cerf de Virginie, les jeunes sont également tachetés, et Judge Caton m’informe qu’environ cinq pour cent des adultes qu’il possède dans son parc, portent temporairement sur chaque flanc, à l’époque où la robe rouge va être remplacée par la robe plus bleuâtre de l’hiver, une ligne de taches en nombre toujours égal, bien que très-variables quant à la netteté. De cet état à l’absence complète de taches chez les adultes pendant toutes les saisons, et, enfin, comme cela arrive chez certaines espèces, à leur absence, à tous les âges, il n’y a qu’une très-faible distance. L’existence de cette série parfaite, et surtout le fait du tachetage des faons d’un aussi grand nombre d’espèces, nous permettent de conclure que les individus actuels de la famille des cerfs descendent de quelque espèce ancienne qui, comme l’Axis, était tachetée à tout âge et en toute saison. Un ancêtre, encore plus ancien, a probablement dû ressembler jusqu’à un certain point au Hyomoschus aquaticus, car cet animal est tacheté, et les mâles, qui ne portent pas de cornes, ont de grandes canines saillantes dont quelques vrais cerfs ont encore conservé les rudiments. L’Hyomoschus aquaticus offre aussi un de ces cas intéressants d’une forme rattachant deux groupes : il est, par certains caractères ostéologiques, intermédiaire entre les pachydermes et les ruminants, qu’on croyait autrefois tout à fait distincts[42].

Ici se présente une difficulté curieuse. Si nous admettons que les taches et les raies de couleur aient été acquises dans un but d’ornementation, comment se fait-il que tant de cerfs actuels, descendant d’un animal primitivement tacheté, et toutes les espèces de porcs et de tapirs, descendant d’un animal primitivement rayé, aient perdu à l’état adulte leurs ornements d’autrefois ? Je ne puis répondre à cette question d’une manière satisfaisante. Il est à peu près certain que les taches et les raies ont disparu chez les ancêtres de nos espèces actuelles, alors qu’ils étaient à l’état adulte ou à peu près, de sorte qu’elles ont été conservées par les jeunes, et, en vertu de la loi d’hérédité, aux âges correspondants, transmises aux jeunes de toutes les générations suivantes. Il peut avoir été très-avantageux au lion et au puma, qui fréquentent habituellement des lieux découverts, d’avoir perdu leurs raies, et d’être ainsi devenus moins apparents pour leur proie ; or, si les variations successives qui ont amené ce résultat se sont produites à une époque tardive de la vie, les jeunes ont conservé les raies, ce qui, nous le savons, est en effet arrivé. En ce qui concerne les cerfs, les porcs et les tapirs, Fritz Müller m’a fait remarquer que la disparition des taches et des raies, provoquée par la sélection naturelle, a dû rendre ces animaux moins facilement visibles à leurs ennemis, protection devenue d’autant plus nécessaire que les carnassiers ont augmenté en taille et en nombre pendant les périodes tertiaires. Cette explication peut être la vraie, mais il est assez étrange que les jeunes n’aient pas été également protégés, et plus encore que les adultes de quelques espèces aient conservé partiellement leurs taches ou toutes leurs taches pendant une partie de l’année. Nous savons, sans pouvoir en expliquer la cause, que, quand l’âne domestique varie et devient brun rougeâtre, gris ou noir, les raies de l’épaule et même celles de l’épine dorsale disparaissent ordinairement. Peu de chevaux, les chevaux isabelle exceptés, portent des raies sur le corps, et cependant nous avons de bonnes raisons pour croire que le cheval primitif portait des raies sur les jambes et sur la ligne dorsale, et probablement aussi sur les épaules[43]. La disparition des taches et des raies chez nos porcs, chez nos cerfs et chez nos tapirs adultes, peut donc provenir d’un changement dans la couleur générale de leur pelage, mais il nous est impossible de déterminer si ce changement est l’œuvre de la sélection sexuelle ou de la sélection naturelle, s’il est dû à l’action directe des conditions vitales, ou à quelque autre cause inconnue. Une observation faite par M. Sclater prouve notre ignorance des lois qui règlent l’apparition ou la disparition des raies ; les espèces d’Asinus qui habitent le continent asiatique ne portent pas de raies, et n’ont même pas la bande en croix sur l’épaule ; tandis que les espèces qui habitent l’Afrique sont nettement rayées, à l’exception de l’A. taeniopus, qui n’a que la bande en croix sur l’épaule et quelques traces de barres sur les jambes ; or cette espèce habite la région à peu près intermédiaire entre la haute Égypte et l’Abyssinie[44].


Quadrumanes. — Avant de conclure, il est bon d’ajouter quelques remarques à propos des caractères d’ornementation chez les singes. Dans la plupart des espèces les sexes se ressemblent par la couleur : mais les mâles, comme nous l’avons vu, diffèrent des femelles par la couleur des parties nues de la peau, le développement de la barbe, des favoris et de la crinière.

Fig. 72. — Tête de Semnopithecus rubicundus.

Cette figure et les suivantes, tirées de l’ouvrage du professeur Gervais, indiquent l’arrangement bizarre et le développement des poils sur la tête).

Beaucoup d’espèces sont colorées d’une manière si belle et si extraordinaire, et sont pourvues de touffes de poils si curieuses et si élégantes, que nous ne pouvons nous empêcher de considérer ces caractères comme des ornements. Les figures ci-jointes (fig. 72 à 76) indiquent l’arrangement des poils sur le visage et sur la tête de quelques espèces. Il n’est pas à croire que ces touffes de poils et les couleurs si tranchées de la fourrure et de la peau, puissent être le résultat de simples variations sans le concours de la sélection ; il est probable que ces caractères puissent avoir une utilité usuelle pour ces animaux. Ils sont donc probablement dus à l’action de la sélection sexuelle, quoique transmis également ou presque également aux deux sexes. Chez beaucoup de Quadrumanes, nous trouvons d’autres preuves de l’action de la sélection sexuelle, la plus grande taille et la plus grande force des mâles, par exemple, et le développement plus complet des dents canines chez les mâles que chez les femelles.

Fig. 73. — Semnopithecus comatus.
Fig. 74. — Cebus capucinus.
Fig. 75. — Ateles marginatus.
Fig. 76. — Cebus vellerosus.

Quelques exemples suffiront pour faire comprendre les dispositions étranges que présentent la coloration des deux sexes dans quelques espèces, et la beauté de cette coloration chez d’autres. Le Cercopithecus petaurista (fig. 77) a le visage noir, la barbe et les favoris blancs, et sur le nez une tache blanche arrondie bien distincte et couverte de courts poils blancs, ce qui donne à l’animal un aspect presque comique. Le Semnopithecus frontalus a aussi le visage noirâtre avec une longue barbe noire, et, sur le front, une grande tache nue d’une couleur blanc bleuâtre. Le Macacus lasintus a le visage couleur chair sale, avec une tache rouge bien définie sur chaque joue. L’aspect du Cercocebus aethiops est grotesque avec son visage noir, ses favoris et son collier blancs, sa tête couleur marron, et une grande tache blanche au-dessus de chaque sourcil.

Fig. 77. — Cercopithecus petaurista, d’après Brehm, édition française).

Chez beaucoup d’espèces, la barbe, les favoris et les touffes de poils qui entourent le visage ont des couleurs fort différentes du reste de la tête, et elles sont toujours alors d’une teinte plus claire[45], soit tout à fait blanches, soit jaune brillant, soit rougeâtres. Le Brachyurus calvus de l’Amérique du Sud a le visage entier d’une nuance écarlate brillante, mais cette coloration n’apparaît pas avant la maturité du mâle[46].

La couleur de la peau nue du visage diffère étonnamment suivant les espèces. Elle est souvent brune ou de couleur chair, avec des taches parfaitement blanches ; mais, souvent aussi, noire comme la peau du nègre le plus foncé. Chez le Brachyurus, le visage est d’un écarlate plus brillant que la joue de la plus rougissante Caucasienne ; ou plus jaune parfois que chez aucun Mongolien, et dans plusieurs espèces il est bleu, passant au violet ou au gris. Dans toutes les espèces que connaît M. Bartlett, espèces chez lesquelles les adultes des deux sexes ont le visage fortement coloré, les teintes sont ternes ou font défaut pendant la première jeunesse. On observe le même fait chez le Mandrill et chez le Rhésus, chez lesquels le visage et la partie postérieure du corps ne sont vivement colorés que chez un seul sexe. Dans ces derniers cas, nous avons toute raison de croire que ces colorations sont dues à l’action de la sélection sexuelle ; or, nous sommes naturellement conduits à étendre la même explication aux espèces précédentes, bien que les deux sexes, lorsqu’ils sont adultes, aient le visage coloré de la même manière.

Les singes sont loin d’être beaux, mais quelques espèces se font remarquer par leur élégant aspect et leurs brillantes couleurs. Le Semnopithecus nemæus, quoique très-singulièrement coloré, est, dit-on, fort joli ; son visage teinté d’orange est entouré de longs favoris d’une blancheur lustrée, avec une ligne rouge marron sur les sourcils ; le pelage du dos est d’un gris délicat ; une tache carrée d’un blanc pur marque les reins, la queue et l’avant-bras ; un collier marron surmonte la poitrine ; les cuisses sont noires et les jambes rouge-marron. Je citerai encore deux autres singes remarquables par leur beauté, et je les choisis parce qu’ils offrent de légères différences sexuelles de couleur, ce qui permet de supposer que les deux sexes doivent à la sélection sexuelle leur élégance. C’est d’abord le Cercopithecus cephus, au pelage pommelé, verdâtre, avec la gorge blanche ; l’extrémité de la queue, chez le mâle, est marron ; mais le visage est la partie la plus ornée : peau gris bleuâtre, ombrée de noir sous les yeux ; lèvre supérieure d’un bleu délicat, et bordée à la partie inférieure d’une mince moustache noire ; favoris orangés, noirs à la partie supérieure et s’étendant en bande jusqu’aux oreilles, et celles-ci revêtues de poils blanchâtres. J’ai souvent entendu admirer par les visiteurs des Zoological Gardens la beauté d’un autre singe, appelé avec raison Cercopithecus Diana (fig. 78) ;

Fig. 78. — Cercopithecus Diana (d’après Brehm, édition française).

son pelage a une teinte générale grise ; la poitrine et la face interne des membres antérieurs sont blanches ; un grand espace triangulaire bien défini, d’une riche teinte marron, occupe la partie postérieure du dos ; les côtés intérieurs des cuisses et l’abdomen sont, chez le mâle, d’une délicate nuance fauve, et le sommet de la tête est noir, le visage et les oreilles, d’un noir intense, contrastent très-finement avec une crête blanche transversale au-dessus des sourcils, et une longue barbe à pointe blanche dont la base est noire[47].

La beauté des couleurs de ces singes, et de beaucoup d’autres, la singularité de l’arrangement des teintes, et plus encore les dispositions si diverses et si élégantes des crêtes et des touffes de poils sur la tête, me donnent la conviction que ces caractères ont été acquis exclusivement dans un but d’ornementation par l’intervention de la sélection sexuelle.


Résumé. — La loi du combat pour s’assurer la possession de la femelle paraît prévaloir dans toute la grande classe des mammifères. La plupart des naturalistes admettront avec moi que la taille, la force et le courage plus grands du mâle, son caractère belliqueux, ses armes offensives spéciales, et ses moyens particuliers de défense, ont tous été acquis ou modifiés par cette forme de sélection que j’appelle la sélection sexuelle.

Ceci ne dépend d’aucune supériorité dans la lutte générale pour l’existence, mais de ce fait que certains individus d’un sexe, généralement ceux du sexe mâle, ont réussi à l’emporter sur leurs rivaux et à laisser une descendance plus nombreuse pour hériter de leurs avantages.

Il est un autre genre de luttes, d’une nature plus pacifique, dans lesquelles les mâles cherchent à attirer et à séduire les femelles par divers charmes. Ceci peut se faire par les odeurs qu’émettent les mâles pendant la saison des amours, les glandes odorantes ayant été acquises par sélection sexuelle. Il est douteux qu’on en puisse dire autant de la voix, car les organes vocaux des mâles, fortifiés peut-être par l’usage pendant l’état adulte, sous les puissantes influences de l’amour, de la jalousie ou de la colère, ont dû être transmis au même sexe. Diverses crêtes, diverses touffes et divers revêtements de poils, qu’ils soient propres aux mâles, ou simplement plus développés chez eux que chez les femelles, semblent être, dans la plupart des cas, des caractères d’ornementation, et cependant ils servent quelquefois de défense contre les mâles rivaux. On a même des raisons de supposer que les andouillers ramifiés des cerfs et les cornes élégantes de quelques antilopes, bien que servant aussi d’armes offensives et défensives, ont été en partie modifiées dans un but d’ornementation.

Lorsque le mâle diffère de la femelle par sa coloration, il offre, en général, des tons plus foncés et contrastant plus fortement entre eux. Nous ne rencontrons pas dans cette classe ces magnifiques couleurs rouges, bleues, jaunes et vertes, si communes aux oiseaux mâles et à beaucoup d’autres animaux ; les parties nues de certains quadrumanes, souvent bizarrement placées, présentent cependant parfois, chez quelques espèces, les couleurs les plus vives. Les couleurs du mâle peuvent être dues à une simple variation, sans le concours de la sélection ; mais, lorsque les couleurs sont diverses et fortement tranchées, lorsqu’elles ne se développent qu’à l’état adulte et que la castration les fait disparaître, nous pouvons en tirer la conclusion qu’elles sont dues à l’action de la sélection sexuelle, qu’elles ont pour objet l’ornementation, et qu’elles se sont transmises, exclusivement ou à peu près, au même sexe. Lorsque les deux sexes ont une coloration identique, lorsque les couleurs sont très-vives et bizarrement disposées sans qu’elles semblent répondre à aucun besoin de protection, et, surtout, lorsqu’elles sont accompagnées d’autres ornements, l’analogie nous conduit à la même conclusion, c’est-à-dire à penser qu’elles sont dues à l’action de la sélection sexuelle, quoique transmises aux deux sexes. Il résulte de l’examen des divers cas cités dans les deux derniers chapitres que, en règle générale, les couleurs diverses et tranchées, qu’elles soient restreintes aux mâles ou communes aux deux sexes, sont associées dans les mêmes groupes et dans les mêmes sous-groupes avec d’autres caractères sexuels secondaires, servant à la lutte ou à l’ornementation.

La loi d’égale transmission des caractères aux deux sexes, en ce qui a trait à la couleur et aux autres caractères décoratifs, a prévalu d’une manière beaucoup plus étendue chez les Mammifères que chez les Oiseaux ; mais, en ce qui concerne les armes, telles que les cornes, les défenses et les crocs, elles ont été transmises plus souvent, soit plus exclusivement, soit plus complètement, aux mâles qu’aux femelles. C’est là un fait étonnant, car les mâles se servent en général de leurs armes pour se défendre contre des ennemis de tous genres, et elles auraient pu rendre le même service aux femelles. Autant que nous en pouvons juger, leur absence, chez ce dernier sexe, ne peut s’expliquer que par la forme d’hérédité qui a prévalu. Enfin, chez les quadrupèdes, les luttes pacifiques ou sanglantes entre individus du même sexe, ont, à de rares exceptions près, été limitées aux mâles ; de sorte que la sélection sexuelle a modifié les mâles beaucoup plus généralement que les femelles, en leur donnant soit des armes pour se combattre entre eux, soit des charmes pour séduire l’autre sexe.


  1. Owen, Anat. of Vertebrates, III, p. 585.
  2. Ib., p. 595.
  3. Major W. Ross King (The sportsman in Canada, 1866, p. 53, 131), sur les mœurs de l’Élan et du Renne sauvage.
  4. Owen, o. c., vol. III, p. 600.
  5. M. Green, Journal of Linn. Soc., x. Zoology, 1869, p. 362.
  6. C. L. Martin, General Introd. to Nat. Hist. of Mamm. Animals, 1841, p. 431.
  7. Naturg. der Säugeth. von Paraguay, 1830, p, 15, 21.
  8. Voy. sur l’Éléphant marin (Phoca proboscidea) un article de Lesson, Dict. Class. Hist. Nat. XIII, p. 418. Sur le Cystophora ou Stemmatopus, Docteur Dekay, Ann. of Lyceum of Nat. Hist. New-York, vol. I, p. 94, 1824. Pennant a aussi recueilli de la bouche des pêcheurs de phoques des renseignements sur cet animal. La description la plus complète est celle de M. Brown, Proc. Zool. Soc., 1868, p. 435.
  9. Pour le castoreum du castor, voir l’intéressant ouvrage de L. H. Morgan, The American Beaver, 1868, p. 300. Pallas (Spic. Zoolog. fasc. viii, p. 23, 1779) a discuté avec soin les glandes odorantes des mammifères. Owen (Anat. of Vertebrates, III, p. 634) donne aussi une description de ces glandes, comprenant celles de l’éléphant et de la musaraigne (p. 763). Sur les Chauves-Souris, M. Dobson, Proc. Zool. Soc. 1878, p. 241.
  10. Rengger, Naturg. d. Säugeth, etc., p. 355, 1830. Cet observateur donne quelques détails curieux sur l’odeur émise.
  11. Owen. o. c., III, p. 632. Docteur Murie, observations sur leurs glandes. Proc. Zool. Soc., p. 340, 1870. Desmarest, sur l’Antilope subgutturosa ; Mammalogie, p. 455, 1820.
  12. Pallas, Spicilegia Zoolog., fasc. xiii, p. 24. 1799 ; Desmoulins. Dict. class. Hist. Nat., III, p. 586.
  13. Docteur Gray, Gleanings from Menagerie at Knowsley, pl. XXVIII.
  14. Judge Caton, sur le Wapiti ; Transact. Ottawa Acad, Nat. Sciences, p. 36-49, 1868. Blyth, Land and Water, sur le Capra œgagrus, p. 37, 1867.
  15. Hunter’s Essays and Observations, edited by Owen, 1861, vol. I. p. 236.
  16. Docteur Gray, Cat. of Mammalia in Brit. Mus., III, p. 144, 1852.
  17. Rengger, o. c., p. 14. Desmarest, Mammalogie, p. 66.
  18. Voy. les chapitres concernant ces animaux dans mes Variations, etc., vol. I. Dans le vol. II, p. 73, aussi le chap. xx sur la sélection pratiquée par les peuples à demi civilisés. Pour la chèvre Berbura, docteur Gray, Catal., etc., p. 157.
  19. Osphranter Rufus, Gould, Mammals of Australia, II, 1863. Sur le Didelphis, Desmarest, Mammalogie, p. 256.
  20. Ann. and Mag. of Nat. Hist., p. 325. Nov. 1867. Sur le Mus minutus, Desmarest, o. c., p. 304.
  21. J. A. Allen, Bull. Mus. Comp. Zool. of Cambridge, United States, p. 207, 1869, M. Dobson, sur les caractères sexuels des Chiroptères, Proc. Zool. Soc., 1873, p. 241. Dr Gray, sur les Paresseux, ibid., 1871, p. 436.
  22. Desmarest, o. c., p. 220, 1820. Sur le Felis mitis, Rengger, o. c., p. 194.
  23. Docteur Murie, sur l’Otaria, Proc. Zool. Soc., p. 108, 1869. M. R. Brown, sur le Ph. Groenlandica, ibid., p. 417, 1868. Voy. aussi sur la couleur des phoques, Desmarest, Mammologie, pp. 243-249.
  24. J. Caton, Trans. Ottawa Ac. Nat. Sc., p. 4, 1868.
  25. Docteur Gray,Cat. Mamm. in Brit. Mus., vol. III, pp. 134-42, 1852 ; et dans Gleanings from the Menagerie of Knowsley, où se trouve un magnifique dessin de l’Oreas derbianus ; voy. le texte relatif au Tragelaphus. Pour l’Oreas canna, And. Smith, Zool. of S. Africa, pl. XLI et XLII. Ces antilopes sont nombreuses dans les jardins de la Zoological Society.
  26. Sur l’Ant. niger, Proc. Zool. Soc., 1850, p. 133. Sur une espèce voisine présentant une semblable différence sexuelle de couleur, Sir S. Baker, The Albert Nyanza, II, p. 327, 1866. Pour l’A. sing-sing, Gray, Cat. Brit. Mus., p. 100. Desmarest, Mammalogie, p. 468, sur l’A. caama. Andrew Smith, Zool. of S. Africa, sur le gnou.
  27. Ottawa Acad. of Sciences, p. 3, 5, Mai 1868.
  28. S. Müller, sur le Banteng. Zool. d. Indischen Archipel., 1839, p. 44, lab. xxxv. Raffles, cité par M. Blyth, dans Land and Water, p. 476, 1867. Sur les chèvres, Gray, Cat Brit. Mus., p. 146. Desmarest, Mammalogie, p. 582, Sur le Cervus paludosus, Rengger, o. c., p. 345.
  29. Sclater, Proc. Zool. Soc. I. 1866. MM. Pollen et Van Dam ont vérifié le même fait. Voir aussi le Dr Gray, Annals and Mag. of Nat. Hist., Mai 1871, p. 340.
  30. Sur le Mycetes : Rengger, o. c., p. 14 ; Brehm, Illustrirtes Thierleben, vol. I, p. 96, 107. Sur l’Ateles, Desmarest, Mammalogie, p. 75. Sur l’Hylobates, Blyth. Land and Water, p. 135, 1867. Sur le Semnopithecus, S. Müller. Zoog. Ind. Archip., tab. x.
  31. Gervais, Hist. Nat. des Mammifères, p, 103, 1854 : il donne des figures du crâne du mâle. Desmarest, Mammal., p. 80. Geoffroy Saint-Hilaire et F. Cuvier, Hist. nat. des Mamm., 1824, tome I.
  32. Variation, etc., vol. II, 111 (trad. française), 1869.
  33. Essay and Observations, de Hunter, édité par Owen, vol. I, p. 194, 1861.
  34. Sir S. Baker, The Nile tributaries of Abyssinia, 1867.
  35. Fiber zibethicus, Audubon et Bachman, The Quadrupeds of N. America, 1846, p. 109.
  36. Novæ Species Quadrup. e Glirium ordine, 1778, p. 7. L’animal que j’ai appelé chevreuil est le Capreolus Sibiricus subecaudatus de Pallas.
  37. The naturalist in Nicaragua, p. 249.
  38. Voir les belles planches de A. Smith, Zool. of S. Africa, et docteur Gray, Gleanings from the Menagerie of Knowsley.
  39. Westminster Review, ler Juillet 1867, p. 5.
  40. Travels in South Africa, vol. II, 1824, p. 315.
  41. Docteur Gray, Gleanings, etc., p. 64. M. Blyth (Land and Water, 1869, p. 42), parlant du Cerf cochon de Ceylan, dit qu’il est, dans la saison où il renouvelle ses cornes, beaucoup plus brillamment tacheté de blanc que l’espèce ordinaire.
  42. Falconer et Cautley, Proc. Geolog. Soc., 1848 ; et Falconer, Pal. Memoirs, vol. I, p. 196.
  43. La Variation, etc., vol. I, p. 65-68.
  44. Proc. Zool. Soc., 1862, p. 164. Docteur Hartmann, Ann. d. Landw. vol. XLIII, p. 222.
  45. J’ai observé ce fait aux Zoological Gardens et on peut en voir de nombreux exemples dans les planches coloriées de Geoffroy Saint-Hilaire et de F. Cuvier, Hist. Nat. des Mammifères, t. I, 1824.
  46. Bates, The Naturalist on the Amazons, vol. II, 1863, p. 310.
  47. J’ai vu la plupart des singes ci-dessus décrits aux Zoological Gardens. La description du Semnopithecus nemæus est empruntée à W. C. Martin, Nat. Hist. of Mammalia, 1841, p. 460 ; voir aussi les pages 473, 523.