L’Avenir illustré : supplément hebdomadaire de L’Avenir de la Dordogne (Éditions du 25 décembre 1902 (no 159), 1er janvier 1903 (no 160), 8 janvier 1903 (no 161) et 15 janvier 1903 (no 162)p. 22-26).


V


Cette ressuscitation, bientôt connue dans tout le pays, augmenta singulièrement la réputation de vertu de Guynefort. Mais pour cela, l’envie jalouse ne désarma point, en sorte que le pauvre curé fut peu après en grand accessoire à l’officialité de Périgueux, où il avait été dénoncé par le prieur de Saint-Agnan, comme sorcier et magicien. Il y en avait plus là qu’il ne fallait pour le faire rôtir à petit feu. Heureusement, le révérend dom Glenadel chargé de l’enquête par monsieur l’official, réussit à éloigner le fagot des chausses du bon curé.

Lui, supportait tout doucement les tracasseries et les persécutions. Pourtant quelquefois la patience lui échappait comme il est arrivé à de grands saints, témoin Simon Barjone, déjà nommé, qui d’un coup de son grand braquemart, coupa l’oreille droite d’un serviteur du grand-prêtre, appelé Malchus, lequel a donné son nom à ces forts coutelas dont on se servait jadis, et aussi à d’anciens confessionnaux n’ayant qu’une seule oreille, qui est à dire, un seul guichet.

Le bon Guynefort, de mœurs plus douces que saint Pierre, n’essorilla pas le prieur, il se contenta de lui secouer les puces un peu fort. Un jour qu’il revenait de Tourtoirac où il avait été remercier dom Glenadel du bon office qu’il lui avait rendu, il rencontra précisément son homme dans le vieux chemin qui descend au nord de la colline d’Hautefort, allant vers Saint-Agnan. Il était entre chien et loup ; personne aux alentours. Guynefort commença par colaphiser son dénonciateur sur les deux joues ; puis le saisissant d’une main par le collet de sa soutanelle, et de l’autre par le fond des chausses, il l’envoya par dessus la haie, la tête la première, les jambes rebindaines, dans un roncier, et continua son chemin, le laissant se dépêtrer comme il put.

En arrivant chez lui, le curé trouva un bon homme de l’Haubertie qui l’attendait au coin du feu, — dans « la queyrio » comme on dit au pays, — pour le prier de jeter le dimanche venant, le premier ban de sa fille qui se voulait mettre la corde au col, — comme il dit, — c’est-à-dire se marier.

— Avant toute chose, — dit l’hospitalier Guynefort tout guilleret de la petite exécution qu’il venait de faire, — avant toute chose il convient de souper ; ajoute une écuelle, Nicolette : compère du Prat, sieds toi là.

Ayant mangé une bonne assiettée de soupe grasse et fait ainsi que son hôte un fort chabrol périgordin, qui est à dire, l’assiette rase de vin à faire noyer un caneton, le curé prit en sa mémoire les noms de la promise et du futur, puis se mit à trancher une géline dont le ventre était plein d’une farce à l’œuf.

Sur la fin du souper, le vieux du Prat enhardi par la bonté du curé, et sans doute aussi par son vin, lui exposa son embarras.

Il n’avait qu’une toute petite maisonnette où il n’était pas bonnement possible de faire tabler deux douzaines de cousins et amis conviés à la noce ; joint à ça, qu’il n’avait pas les gages nécessaires, plats, assiettes, cuillers, gobelets, pour tout ce monde…

— Nicolette te prêtera tout ça, — interrompit Guynefort.

— En bien vous remerciant, notre monsieur le curé ; mais c’est aussi la place qui manque…

— Alors, moi je te prêterai ma grande salle presbytérale, de l’autre côté.

Le vieux se confondit en remerciements, et s’en fut bien repu, bien ouillé, et content comme un pinson.

Le jour de la noce, ils étaient vingt-cinq attablés dans la salle de la cure, mangeant et buvant ferme. Quant aux plaisanteries traditionnelles assez salées qu’on fait aux « novis » en Périgord, les convives étaient un peu retenus par la présence du curé qui présidait au repas, comme il était juste. Pourtant la « lie-chausse », ou jarretière, de la mariée, lui fut dérobée selon l’usage ancien, par un garçon qui s’était glissé subrepticement sous la table. Les parents de l’épousée avaient porté au presbytère toutes leurs victuailles, et un nombre respectable de ces grandes pintes de vin, dont douze font le baril et vingt-quatre la charge.

Mais enfin, tant ils burent, que la desserte était sur table près de sa fin, lorsque Nicolette vint dire à Guynefort :

— Ils n’ont quasi plus de vin !

Lui pensa un instant, puis élevant la voix dit aux « novis » et aux « contre-novis » :

— Prenez une pinte et allez la garnir à la fontaine de Saint-Pierre.

Les quatre jeunes gens étant revenus, déposèrent la pinte pleine d’eau devant le curé.

Guynefort la regarda une minute, puis comme inspiré soudain, la prit et la plaça dans un placard à double fond qui correspondait à un autre dans la cuisine. Après cela il se recueillit en une oraison jaculatoire, tandis que Nicolette vaquait à ses affaires de l’autre côté.

Au bout d’un moment, le bon curé se dressa en pieds, leva les yeux et les bras vers le ciel représenté par les solives du grenier, marmotta des paroles que nul n’entendit, fors le mot par lequel il termina son invocation : « Amen ! »

Et rouvrant le placard au milieu d’un silence solennel qui avait remplacé la gaîté bruyante des convives, Guynefort en tira la pinte et la posa devant lui sur la table. Puis debout, grave et sérieux, il dit aux épousés :

— Parez votre gobelet !

Et, prenant la pinte, tandis que tous les assistants émus épiaient anxieusement quel liquide allait sortir du goulot, il versa……

— Miracle ! Miracle ! — s’écrièrent tous les gens de la noce en voyant couler dans le verre un vin clair et vermeil.

— Buvez ! — dit le curé aux époux, — et que ce vin vous donne la force de porter les misères de la vie, et de résister aux tentations du Malin !

À leur tour, les parents et invités burent avec recueillement ce vin miraculeux :

— Il fleure la framboise, — faisait l’un.

— Point ; il sent la fleur de mars, — répliquait un autre.

— Tout de même, — disait le soir Guynefort à Nicolette, — il ne faudrait pas faire souvent de noces comme ça, autrement mon vieux vin de Saint-Pantaly aurait bientôt filé.

Ce miracle eut beaucoup plus de succès que le précédent. Ressusciter une mouche, ce n’était pas rien de bien utile, ni agréable, disaient les gens positifs. Mais transmuer l’eau en un vin exquis, c’était chose éminemment délectable, profitable, et celui qui avait ce pouvoir était un saint à adorer à deux genoux. Il n’est point besoin de dire que le brave curé fut vivement sollicité par quelques paroissiens amateurs de la bonne purée septembrale, ou tisane vineuse, de renouveler ce miracle ; mais il refusa, disant qu’il ne fallait pas tenter Dieu.

La fontaine où l’eau avait été puisée, en acquit une grande réputation, surtout lorsque non guères longtemps après, Guynefort eut guéri un enfant malade d’une mauvaise fièvre typhique, par des immersions prolongées dans le bassin d’icelle. Ainsi le bon curé est l’inventeur du traitement de la fièvre typhoïde par l’eau froide, n’en déplaise à ceux qui croient inventer alors qu’ils ne font qu’imiter.

À la suite de cette guérison miraculeuse, les bonnes gens du pays en vinrent tout doucettement à considérer l’eau de la fontaine, comme ayant une vertu, non seulement curative, mais encore préservative. De toutes parts les mères accouraient, portant leurs enfantelets sur les bras et les « sauçaient » dans l’eau salutaire. Voyant cela, le curé toujours avisé, fit construire un petit édicule et mit sous clef la fontaine. De ce moment, les étrangers forains durent payer un denier pour en avoir l’usage, car les paroissiens trempaient leurs enfants gratis, par la politique habile de Guynefort. Mais peu à peu, par le cours du temps, des curés avares en vinrent à faire payer aussi les paroissiens, et par le renchérissement naturel des choses, augmentèrent beaucoup le prix.

Dans la première moitié de ce siècle passé, il en coûtait cinq sols pour plonger les enfançons dans l’eau de la fontaine, maintenant enclose dans le cimetière ; et moi qui vous parle, j’y ai été « saucé » par ma nourrice, à ce prix : — il y a soixante-cinq ans de ça, hélas !

Aujourd’hui il faut donner dix sous, ce qui est cher pour les pauvres gens ; aussi voit-on de temps en temps, par chez nous, la mère d’un petit drole malade, quêter avec icelui sur les bras, pour se procurer les dix sous exigés, non par le curé, il n’y en a plus, mais par le marguillier volontaire de la petite république religieuse de La Noaillette.

Prêtre ou laïque, les institutions profitables sont bonnes à garder.