L’Avenir illustré : supplément hebdomadaire de L’Avenir de la Dordogne (Éditions du 25 décembre 1902 (no 159), 1er janvier 1903 (no 160), 8 janvier 1903 (no 161) et 15 janvier 1903 (no 162)p. 15-21).


IV


Dans toutes choses divines et humaines, il arrive des fois qu’après les premiers moments d’enthousiasme il y a du relâche et de la tiédeur. Ici, rien de pareil. La paroisse de La Noaillette pouvait se jacter d’avoir le plus pieux et honnête ménage sacerdotal qu’il y eût dans tout l’archiprêtré de Saint-Médard, et possible, dans l’évêché de Périgueux. La sacristine était attentive à faire son office. L’église était soigneusement balayée chaque matin ; l’huile ne faillait jamais dans la lampe du sanctuaire ; les burettes d’étain brillaient sur la crédence, et l’autel était toujours orné de fleurs de la saison. Le curé, lui, remplissait exactement tous ses devoirs, et il le faisait avec une exemplaire piété. Depuis qu’il avait charge d’âmes, il avait pris un air grave, comme celui qui sent tout le poids de la terrible responsabilité qui pesait sur sa tête.

Il n’imitait pas la plupart de ses confrères qui chassaient, jouaient aux dés, godaillaient entre eux avec leurs prêtresses, et expédiaient leur messe dans un petit quart d’heure en avalant la moitié des paroles liturgiques. C’était vraiment une chose édifiante que de le voir officier, pieux et recueilli, tandis que la sacristine le servait les yeux baissés, modeste, sérieuse, et montait les marches de l’autel ou glissait légèrement sur les dalles, comme un ange du paradis.

Dans la semaine, peu de gens étaient édifiés ; il n’y avait jamais à l’église qu’un vieux stropiat, otieux par force, qui prenait plaisir à voir la gentille Nicolette servir la messe. Mais le dimanche, tous les paroissiens étaient là, et se complaisaient à entendre messe et vêpres dites avec tant de ferveur pieuse et de religieuse dignité. Le curé avait une voix vibrante et profonde, et c’était une agréable chose que de l’ouïr chanter les versets des vêpres, alternant avec la voix douce et suave de Nicolette. La pauvrette ne savait lire, et il lui avait fallu apprendre par cœur tous les répons des offices. Elle écorchait bien parfois les mots latins, mais les bonnes gens présents n’avaient garde de s’en apercevoir.

Les prônes de Guynefort étaient simples, mais bien appropriés à l’intellectualité de ses ouailles. L’excellent homme pour se faire tout à tous, selon le précepte de l’Apôtre, prêchait en patois, nul de ses paroissiens, sauf ceux de Joffrenie, n’étant en état d’entendre le français d’alors, non plus que le latin.

Pour les diverses vacations de son ministère, il n’y avait que bien à en dire. Indulgent au confessionnal, consolant au chevet des malades, gai aux mariages, triste aux enterrements, par surcroît, à l’encontre d’aucuns de ses confrères, il était désintéressé. Jamais il n’exigeait que les fidèles le payassent pour leur administrer les sacrements à Pâques, comme c’était l’usage alors. Lorsqu’un de ses paroissiens mourait, il allait faire la levée du corps à la maison mortuaire, aussi loin que ce fut. Et, franchement, si vous aviez vu les chemins du Fornial et de La Charlie, il y a seulement cinquante ans de ça, vous diriez comme moi qu’il avait de la vertu.

Et puis, il faut ajouter ceci : soit baptêmes, mariages, enterrements et autres fonctions curiales, il faisait tout gratis pour l’amour de Dieu. Avec ça charitable comme le bon Samaritain.

Il eût été malheureux qu’il en pâtit, ce digne homme : c’eut été à dégoûter de faire le bien. Aussi n’en pâtissait-il point, par la grâce de Dieu, car les offrandes et oblations des paroissiens reconnaissants, affluaient à la maison presbytérale.

Dès les premiers temps de son ministère, une opinion très favorable s’était formée dans la paroisse sur le compte de Guynefort : on l’aimait pour sa bonté, on l’estimait pour sa sagesse, et on le respectait pour sa vertu. Mais le respect devint de la vénération, lorsqu’on sut de la damoiselle Sybille, qu’il se donnait la discipline toutes les nuits. Des commères curieuses interrogèrent là-dessus Nicolette, qui confirma les dires de la noble épouse du sire de Joffrenie. À la deuxième heure de matines, lorsque chantait le coq rouge du presbytère, les voisins entendaient parfois le bruit de coups sourds accompagnés de courts gémissements ; c’était le bon curé qui se macérait en tapant à tour de bras sur les sacs de blé de la dîme, rangés dans son corridor.

Peu à peu, le bruit des mérites de Guynefort se répandit en dehors de sa paroisse. De toutes celles d’alentour d’abord, et ensuite des pays circonvoisins, on venait à la fête votive de Saint-Pierre-es-liens qu’il avait instituée en son église, et qui tombait le premier du mois d’auguste appelé maintenant août. En ce jour solennel, la sainte maille était tirée de son reliquaire, et le curé se fatiguait à la faire baiser aux dévots venus en foule, dans la fiance que ce fer sacré leur communiquerait de sa force. Par exception, ce jour-là une soupière était disposée tout près, où les forains seuls déposaient leur offrande, car les naturels de La Noaillette étaient admis gratis au baise-maille. Dans ce saint et fructueux jour, l’excellent curé ramassait force deniers nérets, ou noirs, et même pas mal de deniers blancs, d’argent. La dame châtelaine d’Hautefort, venue sur sa haquenée, baisait la première la sainte relique, comme de juste, et laissait tomber dans la soupière un agnel d’or, monnaie toute neuve alors, frappée par ordre du saint roi Louis IX.

Des fois il y avait de pauvres diables, manants et vilains, qui n’ayant pas même un denier noir, apportaient un présent en nature : gélines, poulets, canards, lièvres, conils, que le curé recevait en toute bonne volonté, pour ne contrister ces membres souffrants de Jésus-Christ.

En cette saison du commencement d’août, voisine de la canicule, il n’y a guère encore de fruits mûrs, ce qui est fâcheux pour une fête votive. Les gens de Bonneguise qui à leur fête de la Saint-Cloud avaient force pêches et percès, se gaussaient de ceux de La Noaillette à cette occasion. Pour remédier à cela, le curé fit venir d’Angoisse près La Noaille, du plant de ces fameuses poires, qui, pour leur âpreté ont, selon quelques-uns, donné leur nom au baillon des condamnés d’autrefois. Le plant réussit très bien dans les terres rouges de la paroisse, et ces poires tant décriées, cuites au vin vieux avec un grain de coriandre et de fenouil, selon une recette rapportée de Jérusalem par Guynefort, faisaient de saintes et délicieuses compotes. Leur renommée devint telle, que la coutume d’avoir des poires cuites pour la frairie du premier août, s’est perpétuée à La Noaillette jusqu’à nos jours. Seulement, comme avec le temps tout dégénère, la recette du bon curé est perdue, ainsi que l’espèce des poires d’Angoisse. Pour leur « vote » les gens font maintenant cuire à l’eau, de méchantes poires de la Saint-Jean.

La bénédiction de Dieu sur la paroisse de La Noaillette était si visible depuis qu’elle avait ce curé, que le seigneur d’Hautefort donna en pur don au saint homme, une jolie mule allant l’amble, et, pour la nourrir, un pré sur le bord de la Beuse. En outre, bientôt la communauté fut assez riche pour acheter une nouvelle cloche afin de donner plus de solennité aux fêtes. Cette cloche n’était pas grosse il est vrai, car avec l’autre elles ne pesaient toutes deux que trois quintaux, ainsi qu’il conste de l’inventaire des cloches de la châtellenie, fait en 1530 par le seigneur Jean d’Hautefort, sur l’ordre du roi ; mais aussi, la paroisse n’était pas grande.

Cette prospérité de la paroisse de La Noaillette, et surtout la bonne fame et renommée du curé Guynefort, excitaient la jalousie des autres curés d’alentour. Le vicaire perpétuel de Nailhac, son proche voisin, exerçait fréquemment sa verve malicieuse aux dépens de son confrère, et daubait sur la gentille Nicolette, détestée des prêtresses ses consœurs pour la plupart un peu rances. Mais le plus enragé de ces capelans, c’était le prieur de Saint-Agnan, petit homme roux, bilieux, méchant et avare, qui considérait les libéralités du châtelain seigneur justicier de sa paroisse, faites à Guynefort, comme un vol fait à lui-même, et, pour ce, le vitupérait en toute occasion.

L’excellent curé laissait dire, continuait à édifier ses paroissiens, et parfois confondait ses détracteurs.

Un jour de calendes, il dînait chez son confrère de Bonneguise en compagnie d’autres curés dont était le prieur de Saint-Agnan, qui criblait son pauvre confrère des flèches barbelées de ses épigrammes, comme archer tirant sur beau noyer grollier.

Guynefort se contenait, et se bornait à répondre modestement lorsque ces attaques étaient par trop vives. Cette modération loin de calmer le fougueux prieur l’excitait fort, d’autant qu’il avait quelque peu abusé des burettes, au point de se trouver un pied au moins dans les vignes du Seigneur.

— Tenez saint homme ! — dit-il exaspéré à Guynefort, — voici une mouche morte, noyée en ce vase ; ce n’est qu’une bestiole infime, que ne la ressuscitez-vous ?

— Il n’est pas plus aisé de rappeler la vie en un ciron qu’en un caméléopard, — répondit doucement Guynefort ; — toutefois avec l’aide de Dieu j’essaierai.

Là-dessus, tous les curés s’esclaffèrent et trinquèrent à sa santé, le croyant devenu fou. Lui, sans se troubler, prit une pincée de sel broyé fin dans l’égrugeoir, en fit un petit tas sur la touaille, au soleil, mit la mouche dessus, la saupoudra d’une autre pincée de sel, recouvrit le tout de son gobelet de verre de fougère et dit à ses confrères :

— Par ce sel, symbole de la force, le Seigneur manifestera s’il lui plaît son infinie puissance, en rendant la vie à cette mouche.

Un moment se passa, pendant lequel les curés se gaussaient de Guynefort ; puis la mouche remua une patte, deux pattes, se remit sur pied, marcha lentement d’abord, lissa ses ailes, et ensuite s’étant bien séchée, elle accéléra sa marche et fit le tour de sa prison transparente.

Alors le subtil Guynefort enleva son gobelet, et la mouche s’envola aux yeux ébahis des assistants qui en restèrent bouche bée.