La Dame du lac/Defauconpret, 1836/Chant cinquième

Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Œuvres de Walter Scott, tome vingt-neuvièmeFurne, Charles Gosselin, et PerrotinTome vingt-neuvième (p. 398-416).


CHANT CINQUIÈME.


LE COMBAT.


I.

Belle comme le premier rayon de l’aube matinale lorsque, aperçu soudain par le voyageur égaré, il brille sur le front obscur de la nuit, argente les flots écumeux du torrent, et éclaire le sentier effrayant de la montagne ; belle comme ce rayon le plus beau de tous, l’étoile étincelante de la franchise martiale et de la courtoisie chevaleresque prête de la grâce aux horreurs des batailles, ennoblit le péril, et resplendit au milieu des noirs orages qui accompagnent le génie de la guerre.

II.

Ce premier rayon si beau et si doux étincelait à travers le rideau des noisetiers, quand, réveillés par sa rouge clarté, les deux guerriers abandonnent leur couche rustique, lèvent les yeux vers la voûte du ciel, murmurent tout bas les prières du matin, et raniment le feu pour préparer un repas frugal.

Ce repas terminé, le Gaël[1] drapa autour de lui avec grâce les plis de son plaid bariolé, et, fidèle à sa promesse, servit de guide au Saxon dans les sentiers des bois et des montagnes.

La route était sauvage et embarrassée… Tantôt ils suivent un sentier tortueux sur les bords escarpés d’un précipice qui domine les riches plaines où serpentent les flots du Forth et du Teith, et plus loin tous les vallons qui se succèdent jusqu’aux lieux où les tours de Stirling se confondent avec les nuages ; tantôt ils se trouvent engagés dans le feuillage épais d’un taillis, et leur vue s’étend à peine à la longueur d’une lance. Ici le sentier est d’un abord si difficile, que leurs pieds ont besoin du secours de leurs mains ; là les arbustes sont entrelacés si étroitement, que, se séparant tout à coup, les rameaux de l’églantier font tomber sur eux une pluie de rosée, de cette rosée diamantée si pure et si brillante, qu’elle ne le cède qu’aux larmes d’une vierge.

III.

Enfin ils arrivèrent dans ce lieu sauvage où la montagne s’abaisse tout à coup comme sur un vaste précipice. Ici c’est Vennachar qui déploie ses flots d’argent ; là c’est le Benledi qui s’élève en amphithéâtre. Le sentier profond se continue dans ses détours sous les saillies menaçantes des rochers ; c’est une position que cent guerriers pourraient long-temps défendre contre une armée entière : quelques touffes rares de jeunes bouleaux et de chênes nains composent l’étroit manteau de la montagne. Entre des rochers s’élèvent çà et là des troncs desséchés ; de distance en distance brillent la verdure des genêts et la noire bruyère qui rivalise en hauteur avec les arbrisseaux du taillis.

Mais là où le lac laissait dormir ses vagues paisibles, l’osier bordait de son feuillage humide le sol fangeux de la rive et le revers du coteau ; souvent une partie du sentier et la montagne étaient dégradées par le passage des torrens d’hiver, qui y accumulent leurs débris de gravier, de granit et de sable. La route était si pénible que le guide ralentit son pas dans les gorges du défilé, et demanda à Fitz-James quel motif étrange avait pu l’amener dans ces déserts, où peu d’étrangers osaient se hasarder sans un sauf-conduit de Roderic.

IV.

— Brave Gaël, répondit Fitz-James, mon sauf-conduit, dont la vertu fut éprouvée dans le péril, est toujours à côté de moi, suspendu à mon baudrier. Je l’avoue, ajouta-t-il, je ne prévoyais pas que je dusse en faire usage quand je me suis égaré dans ces lieux, il y a trois jours, en chassant le cerf ; tout me parut aussi calme que le brouillard qui dort sur cette colline. Ton redoutable Chef était loin, et ne devait pas de si tôt revenir de son expédition : tel fut du moins le rapport du montagnard qui me servit de guide, et sans doute le lâche me trompait.

— Mais pourquoi te risquer une seconde fois dans nos montagnes ?

— Tu es un guerrier, et tu demandes pourquoi ! Notre volonté indépendante est-elle soumise à ces lois machinales qui régissent le vulgaire ? Je cherchais à charmer l’ennui d’un temps de paix ; la plus légère cause suffit alors pour entraîner bien loin les pas libres d’un chevalier ; un faucon qui a pris la fuite, un limier qu’il a perdu, le doux regard d’une fille des montagnes, ou, si un passage est cité comme dangereux, le danger seul n’est-il pas un appât suffisant ?

V.

— Je ne te presserai pas davantage sur tes secrets ; cependant je dois te demander si, avant de revenir parmi nous, tu n’avais pas entendu parler des soldats que le comte de Mar levait contre le clan d’Alpine.

— Non, sur mon honneur !… Je savais seulement que des troupes avaient pris les armes pour protéger la chasse du roi Jacques ; mais je ne doute pas que dès qu’elles apprendront les projets hostiles des montagnards, elles ne déploient aussitôt leurs bannières, qui sans cette agression seraient restées paisiblement suspendues à Doune.

— Hé bien ! qu’on les déploie en liberté ! nous aurions regret si leurs tissus de soie étaient rongés des vers. Qu’on les déploie ! on verra flotter fièrement le pin qui orne la noble bannière d’Alpine !

Mais, dis-moi, puisque tu n’es parvenu dans ces montagnes que parce que tu t’es égaré en chassant ; puisque tu ne songeais qu’à la paix, par quel motif as-tu osé te déclarer l’ennemi mortel du fils d’Alpine ?

— Guerrier, hier matin encore je ne connaissais Roderic-Dhu que comme un proscrit, et le chef d’un clan rebelle qui, en présence du régent et de sa cour, frappa jadis un chevalier d’un poignard perfide. Ce trait seul, ne doit-il pas suffire pour éloigner de lui tout cœur fidèle et loyal ?

VI.

Courroucé de ce reproche outrageant, le montagnard fronça le sourcil, s’arrêta un moment, et répondit enfin avec un air farouche :

— Sais-tu pourquoi Roderic tira sa dague contre ce chevalier ? sais-tu quelle injure fit tomber sa vengeance sur son ennemi ? Peu importait au chef du clan d’Alpine de se trouver dans les bruyères de nos montagnes, ou au milieu du palais d’Holy-Rood ; Roderic saurait se faire justice même dans la cour céleste !

— Son outrage n’en était pas moins un crime… Il est vrai de dire qu’alors le pouvoir ne savait pas se faire respecter, pendant qu’Albany tenait d’une main faible le sceptre qu’il ne devait pas porter, et que le jeune roi, prisonnier dans la tour de Stirling, était privé de sa couronne et des égards dus à sa naissance[2]. Mais comment justifier la vie de bandit que mène ton Chef, arrachant un vil butin dans des guerres sans motifs, dépouillant le malheureux cultivateur de ses troupeaux et de la moisson arrosée de ses sueurs ?… Il me semble qu’une ame noble comme la tienne devrait dédaigner ces dépouilles indignes de la valeur.

VII.

Le Gaël l’écoutait d’un air menaçant, et lui répondit avec le sourire du dédain :

— Saxon, j’ai remarqué que du sommet de cette montagne tu promenais tes yeux ravis sur les riches moissons, les verts pâturages, les coteaux et les bois qui s’étendent du sud à l’est : ces plaines fertiles, ces gracieux vallons étaient jadis l’apanage des fils de Gaul ; l’étranger vint le fer à la main arracher à nos pères leur terre natale ! En quels lieux est aujourd’hui notre demeure ! Regarde ces rochers entassés sur d’autres rochers ! regarde ces bois incultes ! Si nous demandions aux montagnes, que foulent nos pas, le bœuf laborieux ou l’épi doré des moissons, si nous demandions à ces roches arides des pâturages et des troupeaux, la montagne pourrait nous répondre :

— Comme vos aïeux vous avez le bouclier et les claymores ; je vous donne un asile dans mon sein ; c’est de vos glaives qu’il faut obtenir le reste… Crois-tu donc qu’enfermés dans cette forteresse du nord, nous ne ferons pas des sorties pour reconquérir nos dépouilles sur nos ravisseurs, et arracher la proie qui nous fut dérobée ! Ah ! sur mon ame, tant que le Saxon réunira dans la plaine une seule gerbe, tant que de ses dix mille troupeaux un seul errera sur les bords du fleuve, le Gaël, héritier de la plaine et du fleuve, ira réclamer sa part à main armée ! Quel est le Chef de nos montagnes qui avouerait que nos excursions dans les basses terres ne sont pas de justes représailles ?… Crois-moi, cherche d’autres torts à Roderic[3] ! —

VIII.

Fitz-James répondit :

— Si j’en cherchais, penses-tu qu’il me serait difficile d’en trouver ? Comment excuser la perfidie qui a voulu m’égarer et me faire tomber dans une embuscade ?

— C’était le prix que méritait ton audacieuse imprévoyance ? Si tu avais franchement déclaré ton dessein en disant : — Je viens chercher mon limier ou mon faucon ; ou, Je suis appelé par l’amour d’une des filles de votre clan, — tu aurais pu librement parcourir nos montagnes ; mais tout étranger qui se cache est un ennemi secret !… Toutefois, serais-tu un espion, tu n’aurais jamais été condamné sans être entendu, si un augure ne t’avait dévoué au trépas.

— J’y consens. Je m’abstiendrai de toute autre accusation pour ne point te courroucer ; je dirai seulement qu’un serment m’oblige de me mesurer un jour avec ton Chef orgueilleux. Deux fois j’ai visité le clan d’Alpine sans projet hostile ; mais si je reviens ce ne sera plus qu’avec le glaive hors du fourreau et les bannières déployées, comme un ennemi qui défie l’objet de sa haine ! Non, jamais chevalier brûlant d’amour n’attendit l’heure du rendez-vous avec autant d’impatience que j’attends le moment où je me verrai en face de ton Chef rebelle à la tête de tous ses vassaux !

IX.

— Hé bien ! que tes vœux soient satisfaits, dit le Gaël ; — et le son perçant de son sifflet fut répété d’écho en écho comme le cri du courlis. Au même instant, au milieu des taillis et de la bruyère, à droite, à gauche, et de tous les côtés, apparaissent des toques, des lances, et des arcs tendus. Des fentes des rochers surgit le fer des piques ; les javelots sortent des broussailles ; les joncs, les rameaux des saules semblent changés en haches et en épées ; chaque touffe de genêt enfante un guerrier couvert de son plaid et prêt à com- battre. Le signal a soudain réuni cinq cents hommes, comme si la montagne s’était entr’ouverte pour rejeter de son sein une armée souterraine.

Tous ces guerriers, attendant les ordres et le nouveau signal de leur Chef, demeurent immobiles et silencieux.

Semblables à ces rochers ébranlés dont les masses pendantes menacent sans cesse de s’écrouler, et que la faible main d’un enfant suffirait pour précipiter dans les profondeurs du défilé, les vassaux de Roderic, le glaive à la main et un pied en avant, sont prêts à s’élancer du revers de la montagne.

Le guide de Fitz-James jette un regard plein de fierté sur les flancs de Benledi, couverts de ses compagnons ; et puis, s’adressant d’un air farouche au chevalier saxon, il lui dit :

— Hé bien ! qu’as-tu à répondre ? Voilà les fidèles guerriers du clan d’Alpine, et reconnais en moi Roderic lui-même !

X.

Fitz-James était brave… Surpris de ce spectacle inattendu, il sentit son cœur se glacer soudain, mais retrouvant aussitôt son courage, et fixant à son tour sur le Chef des montagnes un regard plein de hauteur, il s’adossa contre un rocher, et appuyant son pied sur le sol :

— Viens seul, s’écria-t-il, ou venez tous ensemble ; vous verrez plutôt fuir ce rocher de sa base que vous ne me verrez reculer devant vous.

Roderic l’observe, et ses yeux expriment à la fois le respect, la surprise, et cette joie féroce qu’éprouvent les guerriers à l’aspect d’un ennemi digne de leur valeur. Bientôt il fait un geste de la main : toute sa troupe s’est évanouie ; chaque soldat disparaît dans les broussailles et les bois ; les épées, les lances et les arcs rentrent dans les arbrisseaux du taillis : on eût dit que la terre avait englouti de nouveau dans son sein tous ces soldats qu’elle venant d’enfanter. Tout à l’heure la brise agitait les bannières, les plaids flottans et les panaches ; son souffle maintenant glisse sur la colline, et ne balance plus que les fleurs de la bruyère sauvage. Tout à l’heure les rayons du soleil étaient réfléchis par les lances, les glaives, les boucliers, les cottes de mailles, et déjà ils n’éclairent plus que la verte fougère et le noir granit des rochers.

XI.

Fitz-James promène ses regards autour de lui, et en croit à peine ses yeux ; une telle apparition lui semble appartenir à l’illusion d’un songe. Il regarde Roderic avec un air d’incertitude ; mais le Chef des montagnes lui dit :

— Ne crains rien. Ces mots sont inutiles, sans doute ; mais je te déclare que tu aurais tort de te méfier de mes vassaux : tu es devenu mon hôte ; j’ai donné ma parole de te conduire jusqu’au gué de Coilantogle, et je ne souffrirais pas qu’un seul des miens me prêtât l’aide de son épée contre un adversaire aussi valeureux que toi, quand notre combat devrait décider de nos droits sur toutes les vallées que les Saxons ravirent aux fils de Gaul[4].

Poursuivons notre route. J’ai voulu seulement te montrer quelle était ta témérité de prétendre à passer, dans ces lieux, du sauf-conduit de Roderic.

Ils se remirent en marche… J’ai déjà dit que Fitz-James était brave autant que chevalier l’ait jamais été ; mais je n’oserai assurer que son cœur fût calme pendant qu’il suivait Roderic à travers ces solitudes qu’il venait de voir se peupler tout à coup d’une multitude armée de lances, qui n’attendait pour lui arracher la vie que le signal d’un guide qu’il venait d’outrager et de défier tout à l’heure.

Il ne pouvait s’empêcher de tourner à tous momens les yeux pour chercher les gardiens de ces montagnes, si prompts à se montrer et à disparaître. L’imagination lui faisait voir encore les piques et les claymores étincelant dans le taillis ; et le cri aigu du pluvier lui rappelait le signal tout-puissant de son guide. Fitz-James ne commença à respirer en liberté qu’après avoir laissé ce défilé bien loin derrière lui.

Les deux guerriers foulent une prairie dont la vaste étendue n’offrait ni arbres ni broussailles capables de receler un ennemi armé.

XII.

Le Chef marche devant Fitz-James à grands pas et en silence. Ils arrivent au rivage sonore de ce torrent, fils de trois puissans lacs, qui s’échappe en flots argentés du sein du Vennachar, balaie la plaine de Bochastle, et mine sans cesse les débris du camp où jadis Rome, reine du monde, fit planer ses aigles victorieuses[5].

C’est là que Roderic s’arrête ; et, se dépouillant de son bouclier et de son plaid, il dit au guerrier des plaines :

— Brave Saxon, fidèle à sa promesse, le fils d’Alpine ne te doit plus rien ; ce meurtrier, cet homme implacable, ce chef d’un clan rebelle, t’a conduit sain et sauf, à travers tous ses postes, jusqu’aux limites de ses domaines ; maintenant c’est en croisant le fer avec lui, seul à seul, que tu vas éprouver la vengeance de Roderic. Me voici sans aucun avantage, armé comme toi d’une seule épée ; tu n’as plus d’autre défenseur que la tienne… nous sommes parvenus au gué de Coilantogle (n).

XIII.

Le Saxon répondit :

— Je n’ai pas l’habitude d’hésiter quand un ennemi me défie l’épée à la main, et d’ailleurs, Chef valeureux, j’ai juré ta mort. Cependant, je l’avoue, ta générosité, ta franchise, et la vie que je te dois, mériteraient une autre récompense… Le sang peut-il seul terminer notre querelle ? n’est-il aucun moyen ?… — Non ! non, étranger ! interrompit le fils d’Alpine ; et pour te rendre toute ta valeur, apprends que le sort des Saxons dépend de ton épée : ainsi l’a décidé le destin par la voix d’un prophète qui dut sa naissance à l’habitant des tombeaux :

— Celui qui le premier versera le sang assurera la victoire à son parti. —

— Hé bien ! répondit Fitz-James, crois-en mon serment ; le mot de cette énigme est déjà trouvé. Va chercher dans la bruyère de ces montagnes le cadavre sanglant de Murdoch : c’est par sa mort que le destin a accompli sa prophétie ; cède donc au destin plutôt qu’à moi. Allons ensemble à Stirling trouver le roi Jacques : là, si tu persistes à vouloir être son ennemi, ou si le monarque refuse de t’accorder ta grâce et ses faveurs, j’engage ma parole que, rendu à tes montagnes, tu seras libre d’y entreprendre la guerre avec tous les avantages que te donne ta position actuelle.

XIV.

De sombres éclairs jaillissent des yeux menaçans de Roderic : — Es-tu donc si présomptueux, s’écrie-t-il, que tu oses proposer à Roderic de rendre hommage à ton roi, parce que tu as immolé un misérable vassal ! Roderic ne cède ni au destin ni aux hommes ; tu ne fais qu’attiser le feu de ma haine ! Le sang de mon vassal demande vengeance… Quoi donc ! tu hésites encore !… J’en atteste le ciel, je change d’opinion sur ton courage, et je reconnais en toi un de ces frivoles chevaliers de cour, indignes de ma courtoisie, et dont le plus beau laurier est une tresse des cheveux de leur dame.

— Roderic, je te remercie de ces derniers mots ; ils rendent à mon cœur toute son énergie, et acèrent la pointe de mon glaive. J’ai juré de tremper cette tresse de cheveux dans le plus pur de ton sang ; maintenant je renonce à la trève et j’abjure la pitié. Ne pense pas toutefois, Chef orgueilleux, qu’il n’est donné qu’à toi seul d’être généreux : quoique d’un coup de sifflet je ne puisse faire apparaître un clan tout entier sur la cime des rochers et dans les taillis, je n’aurais qu’à sonner de ce cor pour rendre ta victoire plus que douteuse !… Mais n’aie aucune méfiance ; c’est fer contre fer que nous allons vider notre querelle.

Ils tirent en même temps leurs épées, et jettent le fourreau sur le sable ; l’un et l’autre regardent le ciel, le fleuve et la plaine, qu’ils ne reverront peut-être plus, et puis croisant leurs glaives et se menaçant du regard, ils commencent un combat douteux.

XV.

Roderic sentit alors de quel avantage aurait été pour lui son bouclier, dont les clous d’airain et la triple peau de buffle avaient souvent émoussé les coups du trépas[6]. Fitz-James avait appris dans les climats étrangers l’art de manier les armes, et son épée était au besoin un bouclier pour lui ; il n’ignorait aucune des ruses de l’escrime ; tandis que le montagnard, plus robuste, mais moins habile, soutenait un combat inégal. Trois fois le fer du Saxon atteignit son ennemi, et trois fois son sang, s’échappant à grands flots, rougit ses tartans[7]. Le farouche Roderic sent augmenter sa soif de vengeance, et ses coups tombent pressés comme les grains de la grêle. Tel qu’un rocher ou une tour qui brave tous les orages de l’hiver, le Saxon, toujours invulnérable, oppose l’adresse à l’impétuosité de la fureur, et, profitant d’un avantage, il désarme Roderic, et fait voler au loin son épée. Le fils d’Alpine recule, chancelle, et tombe aux pieds de son ennemi.

XVI.

— Rends-toi, ou, par le Dieu du ciel, je vais te plonger mon glaive dans le cœur !

— Je dédaigne et tes menaces et ta pitié ! Parle de se rendre au lâche qui craint de mourir !

Tel que le serpent qui déroule soudain ses anneaux, tel que le loup qui brise les pièges qui le retiennent captif, tel que le chat-pard qui combat pour ses petits, Roderic s’élance à la gorge de Fitz-James, reçoit une nouvelle blessure dont il s’aperçoit à peine, et enlace son ennemi dans ses bras nerveux. — C’est ici, vaillant Saxon, que toute ta vigueur t’est nécessaire ! Ce n’est pas une jeune fille qui te presse avec amour ; une triple cuirasse de fer et d’airain ne t’empêcherait pas de sentir cette étreinte du désespoir !

Ils luttent avec des efforts redoublés… Ils tombent ; Fitz-James est sous Roderic.

La main du montagnard lui serre la gorge ; son genou est appuyé sur son sein ; il écarte les boucles de ses cheveux, essuie son front et ses yeux souillés de sang et de poussière, et il fait briller en l’air sa dague menaçante.

Mais la haine et la rage ne peuvent plus suppléer à l’épuisement des sources de sa vie ; il a obtenu trop tard l’avantage qui allait faire tourner pour lui les chances de ce combat à mort ; pendant qu’il brandit son glaive, un vertige s’empare de ses sens et de son ame : il frappe ; mais le fer, mal dirigé, s’enfonce dans la bruyère ; Fitz-James se débarrasse d’un ennemi trop affaibli ; il se relève sans blessure, mais respirant à peine[8].

XVII.

Il murmure en balbutiant des actions de grâces au ciel, qui sauve ses jours dans un combat si hasardeux ; et puis il fixe ses yeux sur son ennemi, qui semble près de rendre le dernier soupir.

Il trempe les cheveux de Blanche dans le sang de Roderic, et s’écrie :

— Pauvre Blanche, la vengeance de tes outrages me coûte cher ; mais ton oppresseur a des droits aux titres de gloire que méritent la valeur et la loyauté.

A ces mots il sonne de son cor, puis détache son collier, se découvre la tête, et va laver dans l’onde son front et ses mains souillées de sang.

Il entend retentir dans le lointain les pas des chevaux qui accourent à toute bride ; le bruit devient plus distinct, et Fitz-James reconnaît quatre écuyers en costume de chasseurs : les deux premiers portent une lance, et les deux autres conduisent par les rênes un coursier tout sellé. Tous quatre pressent le galop de leurs montures, s’avancent vers Fitz-James, et contemplent d’un œil surpris cette arène sanglante :

— Point d’exclamations, leur dit le Saxon ; ne me questionnez pas : vous, Herbert et Luffness, mettez pied à terre, pansez les blessures de ce chevalier, déposez-le sur ce palefroi qui était destiné à porter un fardeau plus doux, et conduisez-le à Stirling ; je vais, vous y devancer pour prendre un coursier plus frais et des vêtemens convenables. Le soleil est déjà au milieu de sa course ; il faut que j’assiste ce soir aux jeux de l’arc : heureusement Bayard vole comme l’éclair. Devaux et Herries, suivez-moi.

XVIII.

— Approche, Bayard, approche. — Le coursier obéit en arrondissant sa crinière avec grâce : le feu de son regard et le mouvement de ses oreilles expriment la joie que lui cause la voix de son maître. Fitz-James ne met ni le pied sur l’étrier ni la main sur le pommeau de la selle ; mais, saisissant la crinière, il se détache légèrement de la terre, et, appuyant son éperon sur les flancs de Bayard, aiguillonne son ardeur impétueuse.

Le coursier bondit sous son cavalier, et, rapide comme la flèche, s’élance avec lui dans la plaine. Ils traversèrent les flots du torrent, et gravirent la hauteur de Carhonie. Le chevalier ne ralentit point le galop de son cheval, et ses écuyers le suivaient à toute bride. Ils côtoient les rives du Teith, et défient la vitesse de ses vagues. Torre et Lendrick sont déjà dépassés ; Deanstown reste bien loin derrière eux ; les tours de Doune s’élèvent, et disparaissent derrière un taillis lointain. Blair-Drumont voit jaillir l’étincelle sous les pieds des chevaux ; ils volent comme le vent à travers Ochtertyre. Le sommet de l’antique Kier n’a brillé qu’un moment à leurs yeux. Ils se précipitent au milieu de tes ondes bourbeuses, ô sombre Forth ! et atteignent le rivage opposé après bien des efforts. Ils laissent à leur gauche les rochers de Craig-Forth, et bientôt le boulevard de la Calédonie, Stirling et ses noires tours, leur montrent le terme de leur voyage.

XIX.

Au milieu du sentier pierreux qui conduit au château, Fitz-James raccourcit les rênes de son coursier : il fait un geste à son écuyer, qui aussitôt va saisir son étrier :

— Devaux, lui dit-il, vois-tu ce vieillard de haute stature, et dont l’aspect annonce l’indigence ? remarque comme ses pas sont assurés, avec quelle activité il presse sa marche et gravit la montagne ! Sais-tu d’où il vient, et qui il est ?

— Non, ma foi ; c’est probablement quelque campagnard, qui figurerait très-bien, il me semble, dans la suite d’un noble baron ?

— Non, non, mon cher Devaux ! La crainte et la jalousie ne peuvent-elles te rendre plus clairvoyant ? Avant qu’il eût atteint le bas de la montagne, j’avais déjà reconnu de loin sa démarche et son aspect imposant ; il n’est point en Ecosse de guerrier d’une pareille taille. Par saint Serle ? c’est Jacques de Douglas, l’oncle du comte exilé. Hâtons-nous d’arriver à la cour pour y annoncer l’approche d’un ennemi redouté. Le roi doit se tenir sur ses gardes ; il est bon qu’il ne rencontre pas Douglas sans être prévenu.

Ils dirigèrent leurs coursiers sur la droite, et arrivèrent à la poterne du château.

XX.

Douglas, qui venait de l’antique abbaye de Cambus-Kennets, s’entretenait tristement avec lui-même en suivant le sentier de la montagne.

— Oui : mes pressentimens et mes craintes ne m’ont point trompé ; le noble Graham est dans les fers, et le farouche Roderic sentira bientôt le glaive vengeur du roi d’Ecosse ! Moi seul je puis prévenir leur destin…… Dieu fasse que leur rançon n’arrive pas trop tard !…

L’abbesse m’a promis que ma fille serait l’épouse du Christ !… Que le ciel me pardonne une larme de regret ! qui connaît mieux que son père combien Hélène a de vertu ! Mais oublions un bonheur qui a fui, il ne me reste plus qu’a mourir !… O vous, tours antiques dont les remparts virent un Douglas périr de la main de son roi ; et toi, éminence fatale[9], qui entendis si souvent retentir la hache homicide, lorsque la main sanglante du bourreau immolait les plus nobles chevaliers de d’Ecosse, préparez vos prisons, l’échafaud, et une tombe ignorée ! Douglas vient se livrer lui-même… Mais, écoutons ; quelle fête annonce la cloche du Monastère de Saint-François… quelle foule joyeuse se précipite dans les rues de la ville ! je vois des danses mauresques, et un cortège précédé de bannières, de cornemuses et de tambours. Je devine par ces apprêts bizarres que les bourgeois de Stirling célèbrent aujourd’hui leurs jeux (o). Jacques y assistera… ces spectacles où le bon métayer bande son arc, et où le robuste lutteur renverse son rival sur l’arène, lui plaisent tout autant que ceux où les chevaliers rompent des lances dans une noble joute. Je vais me mêler aux flots du peuple, et me rendre dans le pare du château, pour y disputer moi-même une couronne… Le roi Jacques verra si l’âge a énervé ces membres robustes, dont sa jeunesse aimait, dans des jours plus heureux, à admirer la vigueur.

XXI.

Les portes du château s’ouvrent à deux battans ; le pont-levis s’ébranle et s’abaisse avec bruit ; les pavés des rues retentissent sous les pas pressés des coursiers : c’est le roi d’Ecosse qui s’avance avec toute sa cour, au milieu des acclamations du peuple qui l’entoure. Jacques montait une haquenée blanche ; il s’inclinait sans cesse, ôtant sa toque aux dames de la ville, qui souriaient et rougissaient en éprouvant une vanité secrète : celle qui fixait ses regards avait quelques droits d’être fière ; c’était toujours la plus belle. Il félicite gravement les anciens de la cité ; il loue les costumes singuliers de chaque troupe, remercie tout haut les danseurs, sourit, et salue le peuple, qui répète avec enthousiasme : — Vive le roi des communes ! vive le roi Jacques !

Derrière le monarque sont rangés les pairs, les chevaliers et de nobles dames, dont les palefrois s’indignent du retard que la foule et la pente rapide du chemin opposent à leur marche. Au milieu de ce cortège on distinguait ais sèment des fronts tristes, sévères et chagrins ; plus d’un noble témoignait son dépit de la contrainte imposée à son orgueil, et méprisait les plaisirs vulgaires des bourgeois. Il y avait aussi de ces Chefs qui, servant d’ôtage à leurs clans, étaient à la cour dans un véritable exil, rêvaient sans cesse à leur vieille tour, à leurs sombres forêts, à leur puissance féodale, et croyaient ne pouvoir jouer qu’un rôle honteux dans une fête que leur fierté maudissait en secret.

XXII.

Les divers cortèges se répandent dans le parc du château ; les danseurs mauresques, portant des sonnettes aux talons et une épée à la main, commencent leurs exercices : mais on applaudit surtout le vaillant Robin-Hood et toute sa bande ; le moine Tuck, avec son bâton à deux bouts et son capuchon le vieux Seathelocke, à l’air refrogné ; la belle Marion, blanche comme l’ivoire ; Scarlet, Mutch et Petit-Jean[10] : leurs cors donnent le signal, et, appellent tous les archers qui veulent prouver leur adresse.

Douglas tend un arc pesant : sa première flèche frappe droit au but ; sa seconde atteint la première, et la partage en deux. Il faut que Douglas aille recevoir de la main du roi une flèche d’argent, prix destiné au plus habile. Son œil humide interroge celui du monarque, et cherche à y lire un regard de sympathie : Jacques ne laisse voir aucune émotion ; indifférent comme s’il récompensait un archer vulgaire, il remet à Douglas la flèche d’argent.

XXIII.

Allons : qu’on vide l’arène… Les lutteurs vigoureux prennent leur place : il en est deux qui demeurent vainqueurs, et demandent avec orgueil des rivaux plus dignes d’eux. Douglas se présente : Hugues de Larbert reste estropié pour toute sa vie ; Jean d’Alloa n’a guère un meilleur sort ; ses compagnons le transportent presque sans vie à sa demeure.

Le prix de la lutte est une bague d’or, que le roi remet à Douglas ; mais ses yeux bleus sont aussi froids que les gouttes de rosée glacées par l’hiver. Douglas voudrait parler ; mais son ame trop émue le force à garder le silence. Plein d’indignation, il se range parmi les métayers, qui mettent à nu leurs bras nerveux pour lancer en l’air une barre de fer massif. Après que chacun eut signalé sa force, Douglas arrache une pierre fixée à la terre, et l’envoie à plus d’une perche au-delà du but le plus éloigné.

Les vieillards, qui se rappellent le passé, montrent encore aux étrangers, dans le parc royal de Stirling, la preuve de la force de Douglas, et moralisent sur la dégénération de notre âge[11].

XXIV.

Le vallon retentit d’applaudissemens, que renvoie l’écho de la Roche des Dames. Le roi, toujours impassible, donne à Douglas une bourse remplie de pièces d’or. Le fier Douglas sourit d’indignation, et jette l’or à la foule, qui commence à regarder ce vieillard avec une admiration curieuse. Bientôt on se dit à l’oreille que ce cœur si généreux, ce bras si robuste, ne peuvent appartenir qu’à Douglas. Les vieillards remarquent ses cheveux, qui commencent à blanchir, secouent la tête, et racontent à leurs fils les exploits qui avaient rendu Douglas fameux avant qu’il fût exilé de sa terre natale ; les femmes vantent sa taille majestueuse, malgré les traces de maint hiver ; la jeunesse, étonnée, contemple avec respect celui dont la force semble surnaturelle. Tels étaient les sentimens de la foule, dont les murmures se changèrent peu à peu en bruyantes clameurs. Mais aucun des nobles barons qui formaient un cercle autour du roi ne témoigna par un regard qu’il prit intérêt à l’illustre banni, ou qu’il en eût gardé le moindre souvenir ; aucun même de ceux qui jadis regardaient comme un honneur de marcher à la chasse à son côté, qui allaient manger à sa table, et trouvaient dans les combats leur salut derrière son bouclier.

Quel est le mortel qui se voit reconnu des courtisans quand le monarque le désavoue ?

XXV.

Jacques s’aperçut que les jeux languissaient ; il fit partir un beau cerf dont la chasse devait couronner la fête. Deux lévriers favoris furent lancés pour le poursuivre et l’abattre. ; il devait être ensuite servi au repas des archers et arrosé de vin de Bordeaux. Mais Lufra, que ni caresses ni menaces ne pouvaient éloigner de Douglas, Lufra, la chienne la plus agile du nord, vit partir le cerf, et s’élança comme l’éclair : elle laissa derrière elle les lévriers du roi, et, se précipitant sur sa proie, enfonça dans ses flancs ses dents aiguës, et se désaltéra dans son sang. Voyant la chasse interrompue par un étranger, le piqueur du prince accourt furieux, et frappe de sa courroie le noble limier.

Douglas avait souffert en silence l’indifférence du roi, le dédain des nobles, et, ce qui est plus cruel encore pour une ame fière, la pitié de la populace. Mais Lufra avait été élevée avec un tendre soin ; elle partageait ses repas, et veillait pendant son sommeil. Souvent Hélène, dans ses jeux enfantins, aimait à orner de guirlandes de fleurs le cou de Lufra. Le nom seul de Lufra rappelait à Douglas le souvenir d’Hélène. Sa rage long-temps étouffée éclate enfin sur son front et dans ses yeux étincelans. La foule lui ouvre un libre passage, comme on voit les vagues se séparer sous la proue d’un navire : d’un seul revers de main le piqueur tombe baigné dans son sang.

Un coup aussi terrible n’aurait pu être porté par tout autre bras que celui de Douglas, eût-il été armé d’un gantelet de fer.

XXVI.

Les hommes de la suite du roi font entendre leurs cris et leurs menaces ; ils brandissent leurs fers et leurs lances ; mais le baron leur adresse ces paroles sévères :

— Vils esclaves, retirez-vous, ou redoutez la mort et Douglas ! Oui, prince, c’est Douglas lui-même, condamné par toi et cherché partout, qui vient, victime volontaire, s’offrir pour apaiser la guerre, et qui ne demande grâce que pour ses amis.

— C’est donc là le prix de ma clémence, baron présomptueux, reprit le monarque. De tout ton clan égaré par l’ambition, tu es le seul, toi, Jacques de Bothwell, en qui ma coupable faiblesse refusa de voir un ennemi : mais ton roi souffrira-t-il tes outrages et tes regards dédaigneux ! Holà, capitaine de ma garde, donnez à Douglas une escorte convenable… Qu’on termine les jeux. (Car le tumulte allait croissant, et les métayers commençaient à tendre leurs arcs)… Qu’on termine les jeux, répéta Jacques en fronçant le sourcil ; que nos cavaliers dispersent la foule !

XXVII.

Le désordre et les cris d’une émeute troublèrent la fin de ce jour de fête. Les gardes à cheval fondirent au milieu de la foule et furent repoussés avec insulte et menaces : les vieillards et les infirmes sont renversés par terre ; les timides fuient, les femmes poussent des cris d’effroi ; les plus audacieux s’arment de cailloux, de bâtons et de flèches. Les soldats du roi entourent Douglas d’un cercle de lances, et le conduisent dans le sentier qui mène au château. Ils sont assaillis par la populace, qui les poursuit de ses clameurs.

Le noble Douglas vit avec chagrin que le peuple se révoltait contre les lois ; il s’adressa à l’officier de l’escorte, et lui dit :

— Sir John de Hyndford, ce fut mon épée qui te donna l’accolade ; en souvenir de ce jour, laisse-moi parler à ces hommes égarés.

XXVIII.

— Mes amis, écoutez-moi, avant de vous montrer sujets rebelles à cause de Douglas. Je sacrifie sans regret aux lois de l’Ecosse ma vie, mon honneur et tous mes intérêts : ces lois sont-elles si faibles qu’elles aient besoin du secours de votre vaine fureur ? ou si je souffrais une injustice, serais-je assez aveuglé par un funeste égoïsme, renoncerais-je si facilement à tout sentiment de patriotisme, pour briser tous les liens d’amour qui unissent ma patrie et ma famille ! Non, non ! croyez que ce ne serait point un adoucissement pour ma captivité dans cette sombre tour, de savoir que les lances qui ne doivent être l’effroi que de nos ennemis sont teintes du sang de mes amis ; qu’un inutile combat prive les mères de leurs fils, les femmes de leurs époux, les orphelins de leurs pères, et que les bons citoyens, gémissant de l’outrage fait aux lois, maudissent Douglas comme le prétexte du désordre ! Je vous conjure de prévenir tous ces malheurs par votre patience, et de vous conserver le droit de m’aimer toujours. —

XXIX.

La fureur de la foule s’éteint dans les ; armes, comme l’orage se fond en pluie ; ils lèvent les yeux et étendent les mains vers le ciel, appellent ses faveurs sur la tête de l’homme généreux qui, touché du seul intérêt de la patrie, estimait son sang bien moins que celui de l’Ecosse. Les vieillards qui avaient un pied dans la tombe bénissaient celui qui arrêtait la guerre civile, et les mères élevaient leurs enfans dans leurs bras pour leur montrer ce Chef magnanime qui triomphait de sa colère et de ses outrages, et leur conservait un père : les cœurs mêmes des soldats sont émus, ils conduisent Douglas à pas lents, les armes traînantes et la tête baissée, comme s’ils accompagnaient le cercueil d’un compagnon chéri ; ce fut en soupirant qu’ils remirent à la garde du château leur noble prisonnier.

XXX.

Le monarque offensé s’éloignait le cœur gros d’amers souvenirs, et il se garda bien de faire repasser son cortège dans les rues de Stirling.

— Lennox, dit-il, qui peut désirer de gouverner ce peuple imbécile ? Entends-tu ces acclamations auxquelles se mêle le nom de Douglas ? C’est ainsi que cette foule inconstante célébrait ce matin le roi Jacques : j’en reçus les mêmes applaudissemens quand je brisai le joug des Douglas ; et Douglas serait à son tour porté en triomphe s’il pouvait me renverser de mon trône ! Qui peut désirer de régner sur un peuple capricieux comme une femme, bizarre comme l’illusion d’un songe, léger comme la feuille qui flotte sur les vagues, féroce comme l’insensé qui dans son délire a soif de sang ! O monstre aux mille têtes ! qui peut désirer d’être ton roi ?

XXXI.

— Mais quel est ce messager qui presse de l’éperon son coursier haletant ? Je distingue sa cocarde…… — Eh bien ! que mande mon cousin Jean de Mar ?

— Sire, il vous conjure d’assister aux jeux de Stirling sans permettre qu’on dépasse les barrières. Il existe un complot, encore secret, mais fatal sans doute pour le trône ; le Chef proscrit, Roderic-Dhu, a appelé aux armes son clan rebelle ; on dit que ces bandits marchent pour soutenir Jacques de Bothwell.

Le comte de Mar est parti ce matin de Dorme pour les attaquer, et avant peu Votre Majesté recevra la nouvelle d’une bataille ; mais le comte vous supplie avec instance de ne point vous écarter sans une garde nombreuse, jusqu’à ce que sa victoire ait éloigné de vous tous les dangers.

XXXII.

— Tu me rappelles un tort que je dois me reprocher, dit le roi. J’aurais dû y penser plus tôt, et le tumulte de ce jour m’a fait oublier les ordres que j’avais à donner… Retourne en toute hâte sur tes pas ; ne crains pas de perdre ton cheval ; je te promets le plus beau de mes écuries : dis à notre fidèle comte de Mar que je lui défends de livrer bataille. Ce matin Roderic a été fait prisonnier par un de nos chevaliers, et Douglas a soumis lui-même sa cause aux lois de notre royaume.

La nouvelle de la perte de leurs Chefs dissipera bientôt les montagnards ; et nous aurions regret que le peuple fût la victime des fautes de ses Chefs. Pars, Braco ! porte notre message au comte de Mar.

— Sire, j’y vole ! Mais je crains qu’avant d’avoir franchi le coteau la bataille n’ait été donnée.

Il tourne bride ; son coursier bondit, et effleure le gazon d’un pied dédaigneux pendant que le prince retourne dans son palais.

XXXIII.

Le roi Jacques n’était plus d’humeur ce jour-là d’écouter les concerts des ménestrels et de briller au festin. Les courtisans prirent de bonne heure congé du monarque et les chants furent bientôt interrompus. La soirée ne fut guère moins triste pour la ville : les bourgeois s’entretenaient de discordes civiles, des clans rebelles des montagnes, de Moray, de Mar et de Roderic près d’en venir aux mains. Ils déploraient aussi le sort de Douglas plongé dans une tour où jadis le vaillant comte William fut… A ces mots on se taisait en posant un doigt sur les lèvres ou en montrant la pointe d’une épée[12].

Cependant vers le crépuscule, des cavaliers harassés de fatigue arrivèrent de l’ouest, et furent introduits au château : le bruit se répandit qu’ils portaient la nouvelle d’un combat livré sur les bords du loch Katrine : l’action avait duré depuis midi, disait-on, jusqu’au coucher du soleil. Cette nouvelle agita toute la ville jusqu’à ce que la nuit eût arboré sur le faîte des toits ses noires bannières.


FIN DU CINQUIÈME CHAPITRE.
Notes


CHANT CINQUIÈME.

Note n. — Paragraphe xii.

Les duellistes des anciens temps ne respectaient pas toujours les règles du point d’honneur sur l’égalité des armes : il est vrai que dans les joûtes d’un tournoi on forçait les combattans à n’avoir, autant que possible, aucun avantage les uns sur les autres ; mais dans les duels particuliers c’était une loi moins rigoureuse.

Note o. — Paragraphe xxi.

Chaque bourg d’Écosse, mais surtout les villes considérables, avaient leurs jeux solennels : on y distribuait des prix à ceux qui excellaient à tirer de l’arc, à la lutte, et dans les exercices gymnastiques de cette époque.

Jacques V aimait particulièrement les amusemens populaires, ce qui contribua sans doute à lui faire donner le surnom de roi des Communes, ou rex plebeiorum, comme Lesly l’appelle en latin.

  1. Le montagnard écossais prend le nom de Gaël ou Gaul, et donne aux habitans des basses terres celui de Sassenach ou Saxon.
  2. Il n’est point dans l’histoire d’Ecosse d’époque plus féconde en désordres que celle qui suivit la bataille de Flodden-Field, pendant la minorité de Jacques V.
    D’anciennes querelles se renouvelaient comme d’anciennes blessures, et la noblesse indépendante ne cessait de répandre son propre sang. (Voyez l’Histoire d’Ecosse, par Pitscottie.)
  3. Les anciens montagnards vérifiaient dans leurs mœurs ce que dit Gray dans ses vers : « Les rochers des montagnes nourrissent une race de fer, ennemie du génie plus doux de la plaine ; car il faut des membres infatigables pour labourer la terre pierreuse et détourner les flots impétueux du torrent. Qu’y a-t-il d’extraordinaire si, élevés par la patience et la valeur, ils conservent avec audace ce qu’ils ont conquis par la force ? Qu’y a-t-il d’extraordinaire si, en voyant leurs remparts de rochers renfermer dans leur enceinte la pauvreté et la liberté, ils attaquent « < les habitans les plus riches des plaines ? » (Gray, Fragment sur l’alliance du gouvernement et de l’éducation.)
    Un creag, ou une excursion, était si loin d’être regardé comme une expédition honteuse, que l’on attendait toujours d’un jeune Chef qu’il débuterait dans le commandement par une entreprise heureuse de ce genre, soit contre ses voisins, soit contre les habitans des basses terres, appelés Sassenachs ou Saxons.
    Les montagnards, très versés dans l’histoire par tradition, n’oubliaient jamais que les Celtes, leurs ancêtres, avaient jadis possédé toute la contrée, et que toutes les captures qu’ils pouvaient faire dans les plaines étaient un recouvrement légitime. Quant à leurs invasions sur les clans voisins, il y avait toujours des prétextes suffisans pour justifier l’attaque.
  4. Cette générosité de Roderic n’est pas un trait rare dans les annales de nos montagnards ; elle n’est pas imaginaire, et je pourrais citer plus d’une anecdote pour en prouver au moins la vraisemblance. Les Ecossais, comme la plupart des nations à demi sauvages, étaient en même temps capables d’une grande magnanimité et d’une vengeance terrible et même perfide.
  5. Le torrent qui sort du lac de Vennachar traverse une vaste bruyère appelée Bochastle. Sur une petite éminence appelée the dun of Bochastle, et dans la plaine aussi, on trouve les traces d’un ancien camp qu’on regarde comme romain.
  6. Un bouclier rond, recouvert d’un double cuir et garni de plaques d’airain ou de fer, était une partie nécessaire de l’équipement des montagnards, quand ils chargeaient des troupes régulières ; ils recevaient sur le bouclier le coup de la baionnette, qui se tordait en le rencontrant, et ils employaient la claymore contre le soldat culbuté. (Voyez les Antiquités militaires du capitaine Grose, tome I, page 164.)
  7. Voyez, au sujet de l’usage de la rapière, le discours de Brantôme sur les duels, et cet ouvrage si gentiment écrit sur le même sujet, par le vénérable dom Pâris de Putéo (Dupuis).
  8. Je n’ai point rendu ce combat singulier aussi terrible que celui qui eut lieu entre le fameux sir Evan de Lochiel et un officier anglais de la garnison d’Inverlochy, aujourd’hui fort William, dans la grande guerre civile. (Voyez les Mémoires du temps.)
  9. Eminence située au nord-est du château, où l’on exécutait les prisonniers d’Etat. Stirling fut souvent teint du sang le plus noble. Voici l’apostrophe que lui adresse J. Johnston :

    Discordia tristis
    Seu quoties procerum sanguine tinxithumum !
    Hoc uno infelix, et felix cætera, nusquàm
    Tutior aut cælifrons geniusve soli.

    Le sort de William, huitième comte de Douglas, est connu de tous ceux qui ont lu l’histoire d’Ecosse ; il fut poignardé dans le château de Stirling, de la propre main de Jacques II, malgré le sauf-conduit royal qu’il avait obtenu.
    Murdac, duc d’Albanie, Duncan, comte de Lennox, son beau-père, et ses deux fils Walter et Alexandre Stuart, furent exécutés à Stirling en 1425. On les décapita sur une éminence d’où ils pouvaient voir dans le lointain le château-fort de Doune et leurs vastes domaines.

  10. La représentation de Robin Hood et de sa bande était le spectacle favori de ces fêtes populaires. Ces espèces de pièces, dans lesquelles des rois n’avaient pas dédaigné de jouer un rôle, furent prohibées en Ecosse par un statut du sixième parlement de la reine Marie. Une émeute sérieuse força les magistrats à renoncer à la répression de ceux qui continuèrent cet amusement. Robin Hood se maintint aussi contre les prédicateurs de la réforme.
  11. Le Douglas du poëme est un personnage imaginaire, oncle supposé du comte d’Angus, mais la conduite que tint le roi avec le laird de Kilspendie, un des Douglas bannis, suivant l’historien Hume de Godscroft, prouve que je n’ai rien exagéré.
     « La haine implacable du roi contre les Douglas se montra encore dans la manière dont il accueillit Archibald de Kilspendie, qu’il avait tant aimé pendant son enfance, et qu’il appelait alors son Gray-Stel ( Gray-Stel était an des héros de l’anciennc chevalerie écossaise). Archibald avait été banni en Angleterre ; mais il ne put sympathiser avee une nation qui réunit à un orgueil insupportable et à la plus haute opinion d’elle-même le mépris des autres peuples.
     « Il se hasarda donc de revenir en Ecosse, pour essayer de fléchir la rancune du roi, et fut se jeter à ses genoux dans le parc de Stirling ; mais Jacques le reconnut et ne fit pas semblant de le voir. Archibald se retira désolé : il demanda un verre d’eau à la grille ; mais on le lui refusa, de peur que le roi ne s’en offensât. Le prince le sut, et en fit des reproches aux gens de sa maison, ajoutant que, s’il n’avait pas juré qu’aucun Douglas ne le servirait jamais, Archibald serait rentré en grâce, etc., etc, » (Hume de Godscroft.)
  12. Le comte William de Douglas fut poignardé par Jacques II dans le château de Stirling.