La Dame du lac/Defauconpret, 1836/Chant sixième

La Dame du lac/Defauconpret, 1836
Traduction par Auguste-Jean-Baptiste Defauconpret.
Œuvres de Walter Scott, tome vingt-neuvièmeFurne, Charles Gosselin, et PerrotinTome vingt-neuvième (p. 417-435).


CHANT SIXIÈME.


LE CORPS-DE-GARDE.


I.

Le soleil se lève ; et, jetant un regard sévère à travers l’air brumeux de la ville, appelle l’artisan à ses travaux journaliers, triste héritage de l’homme pécheur : il interrompt la danse languissante des amis du plaisir ; il fait fuir le voleur nocturne, dore sur les créneaux la lance de la sentinelle, et avertit le savant studieux qu’il est temps de quitter sa plume pour livrer ses yeux appesantis au sommeil, consolateur de l’homme.

Combien de tableaux divers et combien de scènes de souffrance éclaire ce rayon, qui lutte encore avec les ombres de la nuit ! Le malade salue sa lumière dans l’hospice où il brûle des feux de la fièvre sur une humble couche ; la jeune fille séduite tremble en l’apercevant ; le débiteur se réveille pour penser à la prison dont il se voit menacé ; le malheureux trahi par l’amour lui doit la fin des songes cruels qui ont assiégé son sommeil ; la mère vigilante arrange le berceau de son enfant malade, et apaise ses faibles cris.

II.

Au retour de l’aube matinale, les tours de Stirling retentissent de la marche des soldats et du bruit des armes, pendant que les roulemens du tambour annoncent à la sentinelle fatiguée qu’elle va goûter quelque repos. Les rayons du soleil pénètrent dans le corps-de-garde à travers les meurtrières étroites et les grilles des fenêtres ; et, luttant avec la vapeur de ce lieu, y font pâlir la flamme jaunâtre des torches. Le jour lugubre que la triste alliance de ces lumières produit sous les noirs arceaux, découvre des formes bizarres de guerriers, des figures qu’une barbe touffue et des cicatrices rendent hideuses, et dont l’aspect hagard est l’effet de la veille nocturne et de la débauche.

Une table de chêne était inondée de vin et couverte des débris d’un festin ; des verres vides, des coupes renversées indiquaient quelle avait été, pendant la nuit, l’occupation des soldats : les uns dormaient sur le plancher et les bancs : ceux-là cherchaient encore à étancher leur soif ; d’autres, refroidis par la veille, étendaient leurs mains sur les tisons mourans du vaste foyer, tandis qu’à chaque pas les pièces de leur armure se balançaient à leur côté avec un bruit sonore,

III.

Ces guerriers n’étaient point les vassaux qu’un seigneur féodal conduit aux combats ; ils ne reconnaissaient point dans leur chef l’autorité patriarcale : c’étaient des aventuriers venus des pays étrangers pour suivre le métier des armes, qu’ils préféraient à tout (p). On reconnaissait parmi eux le sombre visage de l’Italien et le front basané du Castillan. L’habitant de l’Helvétie, amoureux de l’air des montagnes, respirait plus librement en Ecosse ; le Flamand y méprisait le terrain ingrat qui récompense si mal les travaux du laboureur. Les rôles portaient des noms français et des noms allemands. Plus d’un exilé d’Albion venaient aussi, avec un dédain mal dissimulé, recevoir la modique paye de l’armée du roi Jacques. Tous ces soldats étaient d’une bravoure à l’épreuve, et habiles à porter la lourde hallebarde, l’épée et le bouclier : dans les camps, ils se livraient à une licence effrénée ; après le combat, rien ne pouvait contenir leur soif de pillage.

IV.

La fête et les débauches de la veille avaient encore relâché les liens de la discipline. Ils s’entretenaient de la terrible bataille qui s’était donnée entre le lac Achray et le lac Katrine ; ils parlaient avec feu, et mettaient souvent la main sur leurs sabres. Ils se souciaient peu de baisser la voix par égard pour leurs camarades blessés, qui gémissaient non loin du corps-de-garde, et dont les membres sanglans et mutilés portaient les marques de l’épée des montagnards : on distinguait leurs cris et leurs prières, qui venaient se mêler au rire moqueur qu’excitait une raillerie et aux imprécations de la rage.

Enfin John de Brent se lève : il était né sur les bords de la Trent ; incapable de craindre ou de respecter qui que ce fût, hardi braconnier dans sa terre natale, séditieux insolent sous les drapeaux, il était toujours le plus brave de la troupe quand sonnait l’heure du danger. La veille, John de Brent avait vu avec humeur l’interruption, des jeux ; il imposa silence à tous ses compagnons, et s’écria :

— Allons, remplissons de nouveau les verres : je vais vous entonner une chanson joyeuse ; que chacun de vous fasse chorus en vrai frère d’armes.

V.
LA CHANSON DU SOLDAT.[1]

Notre vénérable vicaire
A maudit le jus du tonneau
Chaque dimanche dans sa chaire
Il préche pour les buveurs d’eau :
Quant à moi je suis sur la treille
De l’avis du grand Salomon,
Qui nous a dit que la bouteille
Met en gaîté mieux qu’un sermon[2].

Notre curé maudit encore
D’une beauté l’air enchanteur,
Quand un doux baiser la colore
Du vermillon de la pudeur :
Il dit que sous sa colerette
Vient se tapir l’esprit malin ;
Sous le fichu de ma Ninette
Je veux l’exorciser demain.

Aux vrais enfans de la Victoire
L’Amour n’a rien à refuser ;
Sous les étendards de la Gloire
La beauté vient s’apprivoiser.
Laissons prêcher notre vicaire ;
Mais qu’il nous dise franchement
Que mainte fois au fond d’un verre
Il trouva l’art d’être éloquent.

VI.

La voix de la sentinelle, qu’on entendit en cet instant, interrompit les joyeux refrains des soldats ; un d’entre eux courut à la


1. porte, et dit : — Voici le vieux Bertram de Gand ; que le tambour batte pour le recevoir, car il nous amène une jeune fille et un joueur de harpe.

Bertram, vieux Flamand couvert de cicatrices, entra dans le corps-de-garde ; avec lui étaient un ménestrel et une fille des montagnes, enveloppée d’un large plaid : elle se tenait à l’écart pour éviter les regards de tous ces soldats livrés aux bruyans plaisirs de la débauche.

— Qu’y a-t-il de nouveau ? s’écrièrent-ils. — Tout ce que je puis vous apprendre, dit Bertram, c’est que nous nous sommes battus depuis midi jusqu’au soir avec un ennemi aussi sauvage que les montagnes qu’il habite : des deux côtés le sang a coulé par torrens ; aucune des deux armées ne peut guère se vanter de la victoire,

— Mais quels sont ces prisonniers, l’ami ? C’est une capture qui va te récompenser de tous tes travaux. Tu te fais vieux ; la guerre devient pour toi un métier trop rude ; maintenant que tu as une donzelle et un musicien, achète un singe, et parcours la contrée à la tête d’une troupe de jongleurs[3].

VII.

— Non, camarade, je n’ai pas cette espérance. La bataille était terminée quand ce vieux ménestrel et cette jeune fille se sont rendus à notre camp et ont demandé une audience au comte de Mar. Le comte m’a donné l’ordre de leur procurer un cheval et de les conduire ici sans délai. Vos railleries sont hors de saison ; personne n’osera les faire rougir ou les offenser.

— L’entendez-vous ! s’écria John de Brent, toujours prêt à quereller. — Quoi donc ! il tuera le gibier près de la loge du garde forestier, et il lui refusera la part qui lui revient ! Je ferai valoir mes droits, Bertram, en dépit de Moray, de Mar et de toi-même.

Il se lève et s’avance avec un air audacieux. Bertram l’arrête. Animé par la vengeance, le vieil Allan met la main sur sa dague, quoique son âge le rende incapable de résister : mais Hélène se jette entre eux avec courage, et laisse tomber le plaid qui la couvre. Tel, dans une matinée d’orage, le soleil de mai se dépouille soudain du nuage qui voilait ses rayons. Cette soldatesque étonnée la contemple comme un ange descendu sur la terre ; Brent, lui-même, l’audacieux Brent, confus, s’arrête immobile d’admiration et de honte.

VIII.

Hélène leur parle avec assurance : Ecoutez-moi, dit-elle :

— Mon père fut l’ami des soldats, vécut avec eux sous la tente, les conduisit souvent aux dangers, et versa comme vous son sang pour la gloire ; ce n’est point d’un brave que la fille d’un exilé recevra des affronts.

Brent, toujours le plus ardent dans le bien comme dans le mal, répondit à Hélène :

— Jeune fille, tu me fais rougir de mes torts. Toi, la fille d’un proscrit ! pauvre infortunée ! Moi aussi je fus proscrit par les lois des forêts, et Heedwood en sait la cause ! Ma pauvre Rose !… Si ma Rose vit encore, elle doit avoir le même âge que toi ! — et il essuya une larme qui vint mouiller sa paupière. Ecoutez-moi, camarades : je vais au château chercher notre capitaine ; je pose ma lance sur le plancher ; celui qui osera la franchir pour offenser cette jeune étrangère recevra ma flèche dans le cœur ! Abstenez-vous de toute parole libre et de toute raillerie grossière… Vous connaissez John de Brent ; c’est vous en dire assez !

IX.

Le capitaine parut ; c’était un jeune et vaillant officier de la maison de Tullibardine, qui n’avait point encore reçu les éperons des chevaliers. Franc, gai, léger, il s’exprimait avec liberté, quoique la courtoisie modérât un peu sa hardiesse naturelle. La fière Hélène supporta mal l’examen curieux de ses regards et son air peu respectueux ; cependant Lewis était un jeune homme généreux et loyal ; mais la grâce et la beauté d’Hélène, si peu d’accord avec ses vêtemens et le lieu où elle se trouvait, pouvaient faire naître des doutes, et égarer une imagination qui se livrait facilement aux vagues illusions.

— Soyez la bienvenue à Stirling, belle étrangère ! dit Lewis : venez-vous y chercher un défenseur sur votre blanc palefroi et avec un vieux ménestrel, comme les damoiselles d’autrefois ? Votre aventure demande-t-elle un chevalier, ou suffit-il d’un écuyer pour l’entreprendre ?

L’œil noir d’Hélène étincelait : elle garde un moment le silence, et, poussant un soupir, elle répondit : — Hélas ! ce n’est point à moi qu’il appartient d’avoir de la fierté : je viens, à travers les douleurs, la honte et les combats, demander une audience du monarque, implorer la grâce d’un père. Voilà, pour obtenir la faveur que je désire, une bague, gage de la reconnaissance du prince, et donnée à Fitz-James par le roi Jacques lui-même.

X.

Lewis regarde l’anneau avec respect et une espèce de frayeur. — Nos devoirs dit-il, nous sont prescrits par ce signe. Pardonnez, madame, si, méconnaissant votre rang sous le voile obscur qui le cache, je me suis rendu coupable par une indiscrétion téméraire. Aussitôt que le palais sera ouvert, j’informerai le roi que vous désirez le voir ; daignez venir vous reposer dans un appartement digne de vous, jusqu’à l’heure de l’audience. Des femmes vous serviront et obéiront à tous vos ordres ; permettez-moi de vous conduire.

Mais avant de le suivre Hélène voulut, avec toute la grâce et la libéralité des Douglas, que les soldats se partageassent sa bourse. Ils reçurent ce don avec reconnaissance : le seul Brent, confus et toujours brusque, repoussa l’or que lui offrait la main de la jeune fille.

— Pardonnez, dit-il, la fierté d’un Anglais, et oubliez surtout mon manque d’égards : la bourse vide est tout ce que je demande ; je la porterai attachée à ma toque, et peut-être, aux jours du danger, elle sera vue là où de plus brillans cimiers n’oseront se montrer.

Hélène ne put que remercier le soldat de sa grossière courtoisie.

XI.

Lorsque Hélène fut partie avec Lewis, Allan adressa une demande à John de Brent.

— Voilà ma jeune dame en sûreté, dit-il ; veuillez bien me permettre de voir mon maître : c’est moi qui suis son ménestrel, et lié à son sort depuis le berceau jusqu’à la tombe. Depuis le jour où mes ancêtres consacrèrent les accords de leur harpe à sa noble maison, aucun de leurs descendans, jusqu’à la dixième génération, n’a cessé de préférer l’intérêt de son seigneur au sien propre. Nos fonctions commencent à la naissance du Chef ; notre harpe charme ses premières années, redit à sa jeunesse les récits de la gloire, et chante ses exploits à la chasse et dans les combats. Dans la paix, dans la guerre, nous sommes toujours à son côté ; nous égayons ses repas, nous lui procurons un doux sommeil, et ne l’abandonnons qu’après avoir porté sur sa tombe le douloureux tribut de nos derniers chants.

Faites-moi donc partager sa captivité : c’est mon droit ne me le refusez pas.

— Nous nous soucions peu, nous autres habitans du sud, d’une antique origine, dit John de Brent ; et nous ne comprenons guère comment un nom suffit pour rendre des vassaux sujets d’un maître : cependant je me rappelle les bienfaits de mon noble seigneur, et Dieu bénisse la maison de Beaudesert ! Si je n’avais pas mieux aimé poursuivre le cerf que guider le bœuf dans les sillons, je ne serais point venu ici comme un proscrit… Viens, bon ménestrel ; suis-moi : tu vas revoir ton seigneur.

XII.

A ces mots John de Brent détacha d’un crochet de fer un trousseau de clefs pesantes ; il alluma une torche, et conduisit Allan à travers des grilles et des passages obscurs. Ils franchirent des portes d’où l’on entendait, dans l’enfoncement, les plaintes des prisonniers et le bruit de leurs fers. Sous des voûtes grossières ils virent, réunis sans ordre, la roue, la hache, le glaive du bourreau, et maints instrumens pour disloquer et déchirer les membres, instrumens si terribles et si hideux que les artistes qui les inventèrent auraient regardé comme un crime et une honte de donner un nom à leur ouvrage. Ils s’arrêtèrent près d’une porte basse, où Brent remit la torche à Allan pendant qu’il faisait rouler sa chaîne et les verroux, et qu’il détachait la barre de fer. Ils entrèrent dans une chambre sombre, d’où la fuite paraissait impossible, mais qui n’était cependant pas un cachot, car le jour y pénétrait par un grillage élevé ; un antique ameublement, semblable aux ornemens destinés autrefois aux nobles captifs, décorait les murailles et le parquet de chêne.

— Tu peux rester ici, dit Brent, jusqu’à ce que le médecin visite de nouveau le prisonnier ; il a reçu l’ordre de lui donner tous ses soins.

En se retirant, Brent replaça le verrou, et les gonds firent entendre de nouveau leurs aigres murmures. Réveillé par ce bruit, un captif lève péniblement sa tête au-dessus de sa couche : le ménestrel regarde, et reconnaît avec surprise, au lieu de son maître, le redoutable Roderic. Comme Allan était venu des lieux où le clan d’Alpine et les troupes du roi s’étaient livré bataille, les soldats avaient cru, par une méprise naturelle, que c’était le Chef des montagnes que demandait le ménestrel.

XIII.

Tel qu’un vaisseau dont l’orgueilleuse proue ne sillonnera plus les ondes, et qui, abandonné par son équipage, demeure engravé au milieu des brisans, tel était Roderic sur son lit de douleur. Souvent dans les accès de sa fièvre il agitait soudain ses membres avec un mouvement convulsif, semblable au navire quand il est soulevé par les vagues qui ne cessent de le battre et de l’ébranler sans pouvoir le transporter plus loin… Est-ce bien là ce Roderic qui parcourait naguère les montagnes et les vallons d’un pas si agile et si assuré ?

Dès qu’il aperçut le ménestrel, il s’écria :

— Quelles nouvelles de ta maîtresse, de mon clan de ma mère, de Douglas ? Dis-moi tout, ont-ils été entraînés dans ma ruine ? Oui sans doute, sinon que viendrais-tu faire ici ? Parle toutefois, parle avec hardiesse, ne crains rien.

(En effet Allan, connaissant son humeur farouche, était troublé par le chagrin et par un sentiment de terreur.) — Quels sont ceux qui ont combattu avec courage ? Sois bref, vieillard, poursuivit Roderic : quels sont ceux qui ont pris la fuite ? car il en est qui ont pu fuir ; ils n’avaient plus leur Chef. Quels sont les lâches qui survivent et tes braves qui ont péri ?

— Calme-toi, fils d’Alpine, dit le ménestrel ; Hélène est en sûreté. — Le ciel en soit loué !… Nous pouvons espérer pour Douglas. Lady Marguerite non plus n’a rien à craindre ; et quant à ton clan, jamais la harpe des bardes n’a chanté de combat plus fécond en exploits. — Ton pin glorieux est encore debout, quoique dépouillé de plus d’un noble rameau.

XIV.

Le Chef se leva sur son séant : le feu de la fièvre étincelait dans ses yeux ; des taches pâles et livides donnaient un aspect horrible à son front et à ses joues basanées.

— Ecoute, ménestrel : dans cette île solitaire où le barde ne charmera jamais plus les loisirs du guerrier, ta harpe nous fit entendre, aux jours de fête, cet air de gloire qui rappelle notre triomphe sur les fils de Dermid ; répète-le… et puis fais-moi la peinture du combat qui a été livré aux Saxons par mon brave clan : ce sera une chose facile pour toi, ménestrel inspiré. Je te prêterai une oreille attentive, jusqu’à ce que mon imagination me fasse entendre le choc des armes. Alors ces grilles, ces murs s’évanouiront à mes yeux, je croirai voir le glorieux champ de bataille, et mon ame prendra librement son dernier essor, comme si elle s’élevait triomphante du milieu de la mêlée[4].

Le barde tremblant obéit avec respect, et laissa errer lentement sa main sur les cordes de la harpe ; mais bientôt le souvenir de ce qu’il avait vu du haut de la montagne, mêlé au récit que Bertram lui avait fait pendant la nuit, réveilla tout son génie poétique, et il s’abandonna au sublime élan de son enthousiasme. Tel un navire mis à flot quitte d’abord la côte avec lenteur et timidité ; mais, lorsqu’il suit l’impulsion des flots plus éloignés du rivage, il vole aussi rapide que l’éclair.

XV.
LA BATAILLE DE BEAL’ AN DUINE.

— Le ménestrel vint saluer une dernière fois la cime occidentale du Ben-Venu ; car, avant de partir, il voulait dire adieu à l’aimable lac Achray… Où trouvera-t-il sur la terre étrangère un lac aussi solitaire, un rivage plus doux ?

— Aucune brise ne glisse sur la fougère et ne ride l’onde paisible ; l’aigle sommeille sur son aire ; le daim s’est retiré dans le taillis ; les oiseaux n’élèvent plus leur voix mélodieuse ; la truite agile dort au fond des eaux, tant est sombre l’aspect de ce nuage précurseur de la foudre, qui semble couvrir d’un manteau de pourpre le pic lointain de Benledi.

— Est-ce la voix solennelle du tonnerre qui nous menace, ou le pas mesuré du guerrier qui frappe la terre retentissante ? Est-ce le feu brisé de l’éclair qui luit sur la forêt ? ou seraient-ce les derniers rayons du soleil qui brillent sur les lances ?

— Je vois le cimier de Mar, je vois l’étoile d’argent de Moray étinceler ; les guerriers saxons s’avancent vers le lac : pour le héros amoureux des combats, pour le barde interprète de la gloire, un coup d’œil jeté sur cette armée vaudrait dix années d’une vie paisible.

XVI.

— Leurs archers, armés à la légère, observaient les taillis : leur centre présentait une épaisse forêt de lances, et les cuirassiers à cheval formaient l’avant-garde du corps de bataille.

On n’entendait résonner ni cymbale, ni clairon, ni cornemuse, ni tambour. Les combattans s’avançaient dans un silence qu’interrompait seulement le bruit de leur marche et de leur armure. Aucun souffle d’air ne balançait leurs cimiers, ou ne faisait flotter les drapeaux ; à peine si l’on voyait trembler le feuillage du saule dont l’ombre frémissante s’étendait sur le chemin.

— Les vedettes envoyées à la découverte n’apportent aucunes nouvelles ; elles n’ont surpris aucun ennemi en embuscade ; elles n’ont aperçu aucune trace de créature vivante, excepté celle du daim que leur approche a fait fuir. L’armée poursuit sa route, semblable à la mer quand elle ne rencontre sur son passage aucun rocher pour s’opposer au cours paisible de ses flots. Le lac est derrière les Saxons : ils sont parvenus dans une vallée étroite et inégale vis-à-vis des gorges de Trosach ; c’est là que les cavaliers et les fantassins font une halte, pendant que les archers s’engagent dans le défilé pour en explorer les détours dangereux.

XVII.

— Soudain un cri s’élève, si terrible qu’on eût dit que tous les rebelles bannis du ciel venaient de répéter le défi de l’enfer.

— Semblables à ces tourbillons de chaume léger qu’emporte le souffle des vents, les archers reparaissent en désordre dans le vallon : ils fuient le trépas inévitable ; leurs cris de terreur se mêlent aux menaces de ceux qui les poursuivent ; derrière eux flottent les panaches et les plaids des montagnards qui agitent leurs larges claymores et les serrent de près. Vainqueurs et fuyards, tous se pressent pèle-même ! Comment les lances des Saxons soutiendront-elles le choc de ce torrent ?

— Baissez vos lances, s’écrie Mar, baissez vos lances ; repoussez amis et ennemis.

— Telle que des roseaux courbés par le souffle de l’orage, cette forêt de lances est soudain abaissée ; les soldats serrent leurs rangs et attendent de pied ferme le choc qui les menace. — Nous réduirons ces sauvages montagnards, dit le comte, comme leur tinchel[5] dompte les bêtes fauves ! ils arrivent avec l’impétuosité d’un troupeau de daims ; comme eux, ils retourneront plus dociles dans leurs forêts !

XVIII.

— Le clan d’Alpine se précipite comme un torrent écumeux entraînant devant lui les débris des archers. Les montagnards brandissent sur leurs têtes leurs épées qui brillent comme des flots de lumière ; et, unissant leurs noirs boucliers, ils se pressent sur les fuyards avec l’aveugle fureur de l’Océan battu par l’aile de la tempête.

— J’entendis les lances se rompre, comme les frênes que brise l’ouragan ; j’entendis le son des claymores, semblable au bruit de mille enclumes. Mais Moray fait faire un détour aux cavaliers de son arrière-garde, et tombe sur les flancs des guerriers d’alpine.

— Avance, mon porte-étendard, s’écrie-t-il ; je vois leur colonne qui se rompt : allons, braves amis, pour l’amour de vos dames, fondez sur eux avec la lance !

— Les cavaliers se précipitent parmi les montagnards comme le cerf s’élance à travers les touffes de genêt. Leurs coursiers sont animés, leurs glaives sont tirés du fourreau ; ils ont dans un instant éclairci les phalanges ennemies : les meilleurs soldats du clan d’Alpine sont hors de combat. Où était Roderic ? une fanfare de son cor eût valu mille guerriers.

— Ces flots de combattans, qui étaient sortis de la gorge du défilé, y sont repoussés ; on a cessé de voir la lance des Saxons et la claymore des montagnards. Comme le gouffre de Bracklinn, si profond et si obscur, reçoit les vagues qui s’y précipitent, de même ce fatal défilé dévore les rangs mêlés de la bataille ; il ne reste plus de combattans sur la plaine, que ceux qui ont cessé de vivre.

XIX.

— Le tumulte s’étend vers l’ouest le long du défilé… Fuis, ménestrel ! le carnage continue : le destin va enfin décider de cette journée, au lieu où la sombre gorge des Trosachs s’ouvre sur le lac et l’île Katrine ! Je me hâte de repasser la cime de Ben-Venu… Le lac se déroule à mes pieds, le soleil a quitté l’horizon ; les nuages sont amoncelés ; le voile obscur qui cache les cieux a donné aux ondes une teinte d’un bleu livide ; par intervalles le vent s’échappait des sinuosités de la montagne, glissait sur le lac et expirait aussitôt, Je ne fis aucune attention au soulèvement des vagues ; le défilé des Trosachs occupait seul ma vue ; mon oreille n’écoutait que ce tumulte confus, semblable à la sourde voix d’un tremblement de terre, et qui annonçait cette agonie du désespoir terminée par la seule mort. C’était pour l’oreille du ménestrel le glas funèbre qui résonnait sur la tombe de plus d’un guerrier. Le tumulte approche : le défilé rejette encore une fois de son sein le torrent des combattans ; mais les flots n’en sont plus mêlés. Les guerriers du nord se montrent comme la foudre sur les hauteurs, et se répandent sur les flancs de la montagne ; les lances des Saxons paraissent plus bas sur les bords du lac comme un épais nuage.

Epuisé de fatigue, chaque bataillon, privé de ses plus braves soldats, s’arrête avec un air farouche à l’aspect de l’ennemi : leurs bannières flottent comme une voile déchirée dont les lambeaux sont livrés aux caprices de l’aquilon ; des armes brisées qu’on aperçoit çà et là attestent le carnage de cette terrible journée.

XX.

— Les Saxons jetaient sur le revers de la montagne un regard soucieux et farouche, lorsque Moray, tournant le fer de sa lance du côté du lac, s’écria : — Voyez cette île ; il n’y a pour en défendre l’abord que de faibles femmes qui se tordent les mains : c’était là qu’autrefois ce clan de voleurs entassait son butin : je promets ma bourse remplie de pièces d’or à celui qui nagera jusqu’à une portée de trait, pour détacher une des chaloupes attachées au rivage. Nous aurons bientôt réduit ces loups, quand nous serons maîtres de leur tanière et de leur lignée.

Un des lanciers sort des rangs, se dépouille de son casque et de sa cuirasse, et plonge dans l’onde. Son action est remarquée de tous, et les échos du Ben-Venu répétèrent les diverses clameurs des Saxons et des montagnards : ceux-ci rugissent de rage, et ceux-là encouragent leur compagnon, pendant que les femmes de l’île expriment leur terreur par des cris d’alarme. Ce fut alors que les nuages s’entr’ouvrirent soudain, comme si le tumulte avait déchiré leurs flancs ; un tourbillon bouleversa le loch Katrine, dont les vagues élevèrent leurs crêtes couronnées d’une blanche écume et empêchèrent les montagnards de diriger sur le nageur leurs flèches vengeresses qui tombèrent en vain autour de lui, mêlées à la pluie et à la grêle… Il atteint l’île, et sa main est déjà sur l’avant d’une chaloupe… Dans cet instant brilla un éclair qui teignit les flots et la rive d’une couleur de flamme ; je vis la châtelaine de Duncraggan debout contre le tronc d’un chêne, et le bras armé d’un glaive nu… Le ciel s’obscurcit ;… mais, au milieu du mugissement des flots, je distinguai un cri d’agonie… L’éclair luit encore ;… le cadavre du Saxon surnageait près des bateaux, la terrible veuve de Duncan brandissait sa dague sanglante[6].

XXI.

— Vengeance ! vengeance ! s’écrient les Saxons. Les montagnards leur répondent par des acclamations de triomphe. En dépit de la fureur des élémens ils allaient de nouveau engager le combat ; mais, avant qu’ils en vinssent aux mains, il arriva un chevalier dont l’éperon était rougi par le sang de son cheval : il mit pied à terre, et du haut d’un rocher il agita un drapeau blanc entre les deux armées. A côté de lui, les clairons et les trompettes firent résonner au loin un air de paix, tandis qu’au nom du monarque la voix d’un héraut défendait la bataille en répétant que le seigneur de Bothwell et le fier Roderic étaient l’un et l’autre prisonniers. —

Mais ici le récit poétique du ménestrel est soudain interrompu ; la harpe échappe à ses mains… Plusieurs fois Allan avait jeté un regard furtif sur le fils d’Alpine pour voir quelle impression ses chants inspirés produisaient sur lui : d’abord le Chef, levant la main, suivait par un faible mouvement la mesure de ses accords ; bientôt son bras s’affaissa… mais l’énergie de ses sentimens faisait suivre à ses yeux les sons variés de la harpe ; enfin son oreille insensible ne peut plus rien entendre ; son visage se ride, ses mains se contractent, ses dents se heurtent, son regard flétri est fixe et distrait. Ce fut ainsi qu’immobile et sans proférer une plainte, le sauvage Roderic expira.

Allan le considérait avec effroi pendant son agonie silencieuse ; mais, quand il vit qu’il n’était plus, il fit entendre le chant de mort du guerrier.

XXII.
LE CHANT FUNÈBRE DE RODERIC.

Tu n’es donc plus, noble fils des batailles,
Orgueil des tiens, terreur de tes rivaux !
Qui redira le chant des funérailles
Sur le cercueil où descend un héros ?
Du ménestrel la harpe te fut chère ;
Tu fus l’appui de Douglas malheureux :
Triste témoin de ton heure dernière,
Je gémirai sur ton clan belliqueux !

Dans tes vallons j’entends des cris d’alarmes,
Je vois pleurer tes vassaux éperdus !
C’est la fureur qui fait couler leurs larmes :
On leur a dit que Roderic n’est plus !
Quel est celui de ta tribu guerrière
Qui n’eût donné ses jours pour le héros ?
Malheur ! malheur au pin de ta bannière !
Qu’un crêpe noir en voile les rameaux !

Le sort cruel a trahi ton courage !
Le passereau surpris par le chasseur,
Faible captif, vit encor dans la cage ;
L’aigle y périt de rage et de douleur.
Noble héros ! un ménestrel sincère
Ose t’offrir l’hommage de ses chants :
A mes accords celle qui te fut chère,
Hélène, un jour unira ses accens !…

XXIII.

Cependant Hélène, le cœur gros de soupirs, attendait l’audience du roi dans un appartement à l’écart, où les rayons du soleil levant se jouaient à travers les couleurs variées des carreaux de la fenêtre. C’est vainement qu’ils brillent sur les murailles dorées et sur une magnifique tapisserie ; c’est vainement qu’une somptueuse collation est servie par des suivantes empressées ; le luxe du banquet, la richesse de l’appartement ne peuvent fixer son œil curieux : si elle regarde ce n’est que pour se dire que le jour commençait sous de plus heureux présages dans cette île solitaire, où la dépouille du chevreuil était le seul dais disposé au-dessus de sa tête. Elle se rappelait le temps où son noble père goûtait les simples mets préparés par elle ; Lufra, rampant à ses pieds, réclamait sa place accoutumée avec une orgueilleuse jalousie ; Douglas, toujours amoureux de la chasse, parlait du cerf à Malcolm Græme, dont la réponse, faite au hasard, trahissait la secrète pensée. Ceux qui ont goûté ces plaisirs purs apprennent à les regretter quand ils les ont perdus. Mais tout à coup Hélène lève la tête, et s’approche de la fenêtre avec un pas prudent. Quelle est la mélodie lointaine qui a la vertu de la charmer dans cette heure de tristesse ? C’est d’une tour située au-dessus de l’appartement ois elle se trouve, qu’un prisonnier chante cette romance.

XXIV.
LE LAI DU CHASSEUR PRISONNIER.

Mon faucon regrette la chasse
J’entends murmurer mon limier ;
Du repos mon coursier se lasse…
Plaignez le chasseur prisonnier !
Hélas ! quand pourra-t-il encore,
Armé de l’arc et du carquois,
Aller, au lever de l’aurore,
Poursuivre le cerf dans les bois ?

L’airain de ce clocher gothique
Marque pour moi tous les instans ;
Par l’ombre de ce mur antique
Je compte encor les pas du temps !
Mais l’alouette matinale
Peut seule réjouir mon cœur :
Combien dans cette tour fatale
Les jours sont longs pour le chasseur !

Jours heureux, si courts dans la vie,
A jamais vous ai-je perdus !
Lieux embellis par mon amie !
Ne vous reverrai-je donc plus ?
Quand du soir la douce rosée
Aux vallons rendait leur fraîcheur,
Hélène, acceptant mon trophée,
Souriait à l’heureux chasseur !

XXV.

Ce lai mélancolique était à peine fini, Hélène attentive n’avait pas encore tourné la tête, une larme brillait au bord de sa paupière, lorsqu’elle entendit le bruit d’un pas léger ; c’était l’aimable chevalier de Snowdoun qui s’approchait d’elle. Hélène s’empressa de s’éloigner de la fenêtre, de peur que le prisonnier ne recommençât son chant.

— Oh ! soyez le bienvenu, brave Fitz-James, dit-elle. Comment une pauvre orpheline pourra-t-elle s’acquitter envers vous ?… — Cessez ce langage, interrompit le chevalier ; ce n’est point à moi que votre reconnaissance est due ; il ne m’appartient pas de vous accorder la faveur que vous désirez, et de conserver la vie de votre noble père ; je ne puis qu’être votre guide, chère Hélène, pour implorer avec vous le roi d’Ecosse. Jacques n’est pas un tyran, quoique la colère et son orgueil blessé lui fassent oublier parfois son bon cœur. Venez, Hélène ; venez !… Il est temps ; le prince tient sa cour de bonne heure.

Le cœur ému et palpitant de crainte, Hélène prit le bras du chevalier comme celui d’un frère. Fitz-James essuya avec douceur les larmes de la fille de Douglas, et lui dit tout bas d’espérer et d’avoir bon courage. Il guida ses pas chancelans, à travers de riches galeries et sous de hautes arcades, jusqu’à un portique dont les deux battans s’ouvrirent aussitôt que sa main les eut touchés.

XXVI.

L’appartement où ils entrèrent était étincelant de lumières et rempli d’un cortège brillant. Les yeux d’Hélène furent éblouis, comme lorsque le soleil couchant embellit l’horizon du soir de mille couleurs que l’imagination transforme en chevaliers aériens et en dames fantastiques.

Hélène restait immobile auprès de Fitz-James ; elle fit ensuite quelques pas timides, leva lentement la tête, et promena ses regards craintifs dans la salle, pour chercher celui qui tenait le sceptre, ce prince redouté, dont la volonté servait de loi !… Elle vit plusieurs chevaliers dont l’aspect était digne d’un monarque, et bien faits pour présider la cour ; elle vit maint vêtement splendide ; et puis elle se retourna surprise et comme effrayée ; car tous avaient la tête découverte, et Fitz-James seul gardait sa toque et son panache. Les yeux des dames et des courtisans étaient tournés vers lui. Au milieu de tous ces riches joyaux, de ces costumes magnifiques, Fitz-James, vêtu de simple drap vert de Lincoln, était le centre de ce cercle brillant : le chevalier de Snowdoun est le roi d’Ecosse lui-même (q) !

XXVII.

Comme une guirlande de neige se détache du rocher qui lui servait d’appui, la pauvre Hélène abandonne le bras du monarque, et tombe à ses genoux. Sa voix étouffée ne prononce aucune parole… elle montre la bague et croise ses mains. Le prince généreux ne put souffrir ce regard suppliant ; il la releva avec douceur, et fit cesser d’un coup d’œil le sourire de sa cour. Rempli de grâce, mais conservant sa gravité, il déposa un baiser sur le front d’Hélène et lui dit de bannir tout effroi.

— Oui, dit-il, le pauvre Fitz-James est le roi d’Ecosse ! Racontez-lui vos malheurs, exprimez-lui vos vœux, il rachètera son gage. Ne demandez rien pour Douglas ; hier soir le roi et lui ont beaucoup pardonné. La calomnie lui a été funeste, et moi j’ai souffert de la révolte de ses amis. Nous n’avons pas voulu accorder à la populace ce qu’elle demandait par de bruyantes clameurs ; nous avons entendu et jugé sa cause avec calme. Notre conseil et les lois ont décidé ; j’ai terminé les dissensions fatales de votre père avec Devaux et le vieux Glencairn : nous reconnaîtrons désormais le seigneur de Bothwell pour l’ami et le bouclier de notre trône. Mais, aimable incrédule, qu’est-ce donc ? quel nuage obscurcit ton visage, où le doute se peint encore ? Lord James de Douglas, aide-moi à persuader cette fille méfiante.

XXVIII.

Alors le noble Douglas s’avance, et sa fille se jette dans ses bras. Le monarque, dans cette heure de bonheur, savoura la plus douce volupté que puisse goûter la puissance, celle de dire avec un accent céleste — Vertu malheureuse, lève-toi, et triomphe ! Cependant Jacques ne voulut pas que les transports de la nature servissent long-temps de spectacle à sa cour ; il se mit entre le père et la fille.

— Allons, Douglas, dit-il, ne m’enlevez pas ma protégée ; c’est à moi de lui expliquer l’énigme qui a hâté cet heureux moment. — Oui, Hélène, lorsque je me déguise pour errer dans les sentiers plus humbles mais plus heureux de la vie, je prends un nom qui cache mon rang et ma puissance : ce nom n’est point un nom emprunté, car la tour de Stirling s’appelait jadis la tour de Snowdoun[7], et les Normands me nomment James Fitz-James. C’est ainsi que je veille sur les lois outragées, et que j’apprends à redresser l’injustice. — Et il ajouta à part, et d’un ton plus bas : Petite traîtresse, chacun doit ignorer que ma folle illusion, une pensée plus frivole, une vanité chèrement payée, et tes yeux noirs, m’attirèrent à Ben-Venu, par un charme invincible, dans un moment de danger, où le glaive montagnard faillit trancher les jours du monarque.

Il poursuivit à haute voix : Vous tenez encore le petit talisman, gage de ma parole, l’anneau de Fitz-James ; qu’avez-vous, belle Hélène, à demander au roi ?

XXIX.

La jeune fille comprit aisément que le prince sondait la faiblesse de son cœur : avec cette pensée se réveillèrent ses craintes pour Græme ; mais elle pensa en même temps que la colère du monarque devait être allumée surtout contre celui qui avait tiré un fer rebelle en faveur de son père ; et, constante dans ses sentimens généreux, elle implora la grâce de Roderic.

— Fais-moi une autre demande, dit Jacques ; le roi des rois peut seul arrêter l’essor d’une vie prête à s’échapper. Je connais le cœur de Roderic, je connais sa vaillance ; j’ai partagé son repas et éprouvé son épée, je donnerais la plus belle de mes provinces pour prolonger les jours du chef du clan d’Alpine : n’as-tu pas une autre faveur à solliciter, un autre captif à sauver ?

Hélène rougit et détourna les yeux ; elle remit la bague à Douglas, comme pour prier son père d’adresser pour elle la demande qui la faisait rougir.

— Non, non ! dit le roi ; mon gage a perdu sa vertu ; la justice sévère reprend son cours. Approche, Malcolm. Et Græme vint fléchir le genou auprès du monarque.

— Personne n’implore ta grâce, audacieux jeune homme, ajouta celui-ci ; la vengeance réclame ses droits contre l’ingrat qui, élevé sous notre protection, a payé nos soins par des trahisons, et cherché dans son clan fidèle un refuge pour un proscrit : tu as déshonoré le nom de tes ancêtres, connus par leur loyauté ; il faut des fers et un gardien pour Græme.

A ces mots, le roi détache en souriant sa chaîne d’or, la passe au cou de Malcolm, et remet dans les mains d’Hélène l’agrafe qui en réunit les brillans anneaux[8].

Harpe du nord, adieu ! Les collines se rembrunissent ; une ombre plus épaisse descend sur les pics de la montagne couronnée de pourpre ; la luciole[9] brille comme un diamant dans le crépuscule, et les daims, qu’on ne voit qu’à demi, se retirent sous l’abri de la feuillée ; reprends place sur ton ormeau magique ; réponds au murmure de la fontaine et à l’harmonie sauvage de la brise ; mêle tes doux accords à l’hymne du soir, aux échos lointains de la colline, à la flûte du jeune pâtre et au bourdonnement de l’abeille qui retourne à la ruche.

Adieu encore une fois, Harpe du ménestrel ! pardonne mon faible essai ; je m’inquiéterai peu si la censure sévère s’amuse par oisiveté à critiquer ces fruits de mes loisirs. Que n’ai-je pas dû à tes accords dans le long pèlerinage de la vie, quand des peines secrètes que le monde ignora toujours, assiégeaient mes nuits sans sommeil auxquelles succédaient des jours plus tristes encore ! Ah ! le chagrin qu’on dévore dans la solitude est de tous le plus amer !… Si je n’ai pas succombé à tant de maux, c’est à toi que je le dois, céleste enchanteresse !

Mais silence ! pendant que mes pas ralentis s’éloignent à regret, quelque esprit aérien vient de réveiller tes cordes : c’est tantôt la touche brûlante d’un séraphin inspiré, et tantôt l’aile joyeuse d’une fée qui les caresse à son tour. Ces sons mourans s’affaiblissent de plus en plus dans la pente du vallon ; et maintenant la brise de la montagne apporte à peine jusqu’à moi un dernier accent de cette harmonie mystérieuse !… Déjà règne le silence. — Enchanteresse, adieu !


FIN DE LA DAME DU LAC.

Notes


CHANT SIXIÈME.

Note p. — Paragraphe iii.

Les armées écossaises étaient composées de la noblesse et des barons avec leurs vassaux, qui étaient tenus au service militaire. L’autorité patriarcale des chefs de clans dans les montagnes et sur les frontières était d’une nature différente, et quelquefois peu d’accord avec les principes de la féodalité ; elle était fondée sur la patria potestas, exercée par le Chef, qui représentait le père de toute la tribu, et à qui on obéissait souvent contre son supérieur féodal.

Il paraît que Jacques V fut le premier qui introduisit dans les armées écossaises une compagnie de mercenaires, qui formaient une garde pour le roi, et qu’on appelait les gardes à pied.

Le poète satirique sir David de Lindsay (ou l’auteur du prologue de la comédie The Estates) a choisi pour un de ses personnages un certain Finlay, des gardes à pied, qui, après beaucoup de rodomontades, est mis en fuite par le fou, qui lui fait peur avec une tête de mouton au bout d’une perche. J’ai donné à mes soldats les traits grossiers des mercenaires de ce temps-là, plutôt que ceux de ce Thraso écossais ; ils tenaient beaucoup du caractère des aventuriers de Froissart, ou des condottieri d’Italie.

Note q. — Paragraphe xxvi.

Le chevalier de Snowdoun est le roi d’Écosse. Cette découverte rappellera probablement au lecteur le beau conte arabe d’il Bondocâni. Cependant cet incident n’a pas été emprunté aux Mille et une Nuits, mais à la tradition écossaise. Jacques V était un monarque dont les bonnes intentions excusaient les caprices romanesques : il faut même lui savoir gré du surnom de roi des Communes, que lui valut l’intérêt qu’il prenait à la classe opprimée de ses sujets.

Afin de voir par lui-même si la justice était régulièrement administrée, mais souvent aussi par des motifs, moins louables, de galanterie, il avait l’habitude de parcourir la contrée sous divers déguisemens. Deux de nos meilleures ballades sont fondées sur le succès de ses aventures amoureuses. Celle qui est intitulée : Nous n’irons plus errer (Weell gae nae mair roving), est peut-être la meilleure ballade comique de toutes les langues connues.

Une autre aventure, qui faillit coûter la vie à Jacques, eut lieu, dit-on, au village de Cramond, près d’Édimbourg, où il était parvenu à plaire à une jolie fille d’un rang peu élevé. Quatre ou cinq hommes, parens ou amans de sa maîtresse, attaquèrent le monarque déguisé à son retour du rendez-vous. Naturellement brave et d’une rare habileté dans l’art de l’escrime, le roi se posta sur le pont étroit de la rivière d’Almond, et se défendit vaillamment avec son épée.

Un paysan qui battait du blé dans une grange voisine accourut au bruit, et, n’écoutant que sa bravoure naturelle, se rangea du parti le plus faible, et employa si bien son fléau, qu’il dispersa les assaillans, bien battus, c’est le cas de le dire ; il conduisit ensuite le roi dans sa grange, où le prince demanda un bassin et une serviette pour essuyer le sang dont il était couvert. Jacques fit ensuite parler le paysan, pour savoir quel serait le terme de ses désirs ; il apprit que toute son ambition était de posséder en toute propriété la ferme de Brachead, où il n’était qu’un simple journalier. Il se trouva que la terre appartenait à la couronne, et Jacques engagea son libérateur à se rendre au palais d’Holy-Rood, et d’y demander le fermier de Ballanguish, nom sous lequel il était connu dans ses excursions, et qui répondait à celui d’il Bondacâni, qu’avait adopté le calife Haroun-al-Réchyd.

Le paysan se présenta au palais suivant son instruction, et ne fut pas peu surpris de voir qu’il avait sauvé la vie du monarque, qui lui remit en pur don la terre de Brachead. Pour toute redevance, il fut tenu, lui et ses héritiers, d’offrir au roi, toutes les fois qu’il passerait sur le pont de Cramond, une aiguière, un bassin et une serviette pour se laver les mains.

Ce paysan est l’ancêtre des Howisons de Brachead, famille respectable qui conserve cette propriété avec la même clause.

Une autre aventure de Jacques est ainsi rapportée par Campbell :

« Jacques, surpris par la nuit dans une partie de chasse, et séparé de sa suite, entra dans une chaumière au milieu d’un marais, au pied des coteaux d’Ochill, Il fut accueilli parfaitement, quoiqu’il ne fût pas connu. Pour régaler son hôte, le fermier voulut que sa femme tuât pour le souper la poule perchée le plus près du coq, comme celle qui est toujours la plus grasse. Le roi, en partant, engagea le fermier à venir le voir quand il viendrait à Stirling, et à demander le fermier de Ballanguish. Donaldson, c’était son nom, le lui promit, et tint parole. Quand il découvrit qu’il avait été l’hôte du roi, il amusa toute la cour par sa surprise, et fut toujours désigné depuis sous le nom de roi des Marais, par Jacques lui-même. Ce titre a passé jusqu’à son dernier descendant, que M. Erskine de Mar vient de renvoyer de sa ferme parce que Sa Majesté, indolente au dernier point, refusait d’imiter les innovations que les progrès de l’agriculture ont indiquées de nos jours. »

Les lecteurs de l’Arioste accueilleront avec plaisir le roi Jacques tel que la tradition nous le représente ; car il est généralement regardé comme le prototype de Zerbin, le héros le plus intéressant de Roland furieux.

  1. Nous allons donner ici une idée de la chanson du soldat, telle qu’elle est dans l’original : peut-être la trouvera-t-on déplacée dans un poëme ; c’est l’opinion de quelques critiques. Cependant elle se chante dans un corps-de-garde ; ce n’est peut-être pas le cas de dire : Non erat his locus.
     « Notre vicaire prêche toujours que Pierre et Paul ont maudit le verre plein ; il prétend qu’il n’y a que colère et désespoir dans un broc, et que les sept péchés mortels sont tous renfermés dans un flacon de vin des Canaries : mais, Barnabé, verse ta liqueur ; buvons sec ; et au diable le vicaire !
     « Notre vicaire dit que c’est se damner que de pomper la rouge rosée qui colore la jolie bouche d’une femme ; il dit que Béelzebuth se cache en tapinois sous son fichu, et qu’Appollyon lance des traits par son œil noir : mais, Jacques, n’en donne que plus vite un baiser à Gillette, jusqu’à ce qu’elle fleurisse comme une rose, et au diable le vicaire !
     « Notre vicaire ne cesse de prêcher… Et pourquoi ne prêcherait-il pas ? il reçoit les honoraires de sa cure pour prêcher. C’est son devoir de blâmer les laïques qui violent les lois de notre mère l’Eglise. Allons, mes braves, vidons nos brocs, buvons à la tendre Madeleine ; et au diable le vicaire ! »
  2. Vinum bonum lætificat cor hominis.
  3. Les jongleurs avaient plusieurs aides pour rendre leurs spectacles aussi attrayans que possible. La fille de joie (the glee-maiden) jouait toujours un rôle nécessaire ; c’était elle qui dansait et sautait ; aussi la version anglo-saxonne de l’Evangile de saint Marc dit qu’Herodias exécuta des danses devant le roi Hérode. Il paraît que ces pauvres filles ont été, jusqu’à une époque récente, les esclaves de leurs maîtres : voici une pièce qui semble le prouver ; elle est rapportée par Fountainhall.
     « Reid le jongleur poursuivait Scott de Harden et sa femme, pour lui avoir dérobé une petite fille appelée la sauteuse qui dansait sur son théâtre. Il réclamait des dommages, et il produisait un contrat qui certifiait qu’il l’avait achetée à la mêre pour trente scots (monnaie d’Ecosse). Mais nous n’avons point d’esclaves en Ecosse ; les mères ne peuvent vendre leurs enfans. La jeune fille risquait de périr dans son métier de sauteuse, d’après les consultations des médecins, et elle refusait de retourner auprès de son maître.
     « Supposé qu’elle fût seulement apprentie, on aurait pu citer la loi de Moïse, qui dit : — Si un serviteur vient vous demander un refuge contre la cruauté de son maître, vous ne le livrerez pas. — Les juges, renitente canceliario, donnèrent gain de cause à Scott de Harden. »
    Les grimaces du singe le rendirent bientôt un acteur indispensable dans la troupe ambulante du jongleur. Dans son Introduction à la Foire de Saint-Barthélemi, Ben Jonson annonce qu’il n’y a dans sa Foire ni bateleur ni singe bien élevés comme ceux qui dansent sur la corde pour le roi d’Angleterre, et qui s’asseyent sur leur derrière pour le pape et pour le roi d’Espagne.
  4. Il y a plusieurs exemples de personnes tellement attachées à des airs particuliers, qu’elles ont demandé à les entendre sur leur lit de mort. C’est ce qu’on rapporte d’un certain laird écossais, d’un barde du pays de Galles, etc.
    Mais l’exemple le plus curieux est celui que Brantôme nous fournit au sujet d’une fille d’honneur de la cour de France, appelée mademoiselle de Limeuil.
    « Durant sa maladie, dont elle trespassa, jamais elle ne cessa : ainsi causa toujours ; car elle estoit fort grande parleuse, brocardeuse, et très bien et fort à propos, et très belle avec cela.
    « Quand l’heure de sa fin fut venue, elle fit venir à soy son valet (ainsi que les filles de la cour en ont chacune un), qui s’appeloit Julien, et sçavoit très bien jouer du violon:— Julien, luy dit-elle, prenez votre violon, et sonnez-moy toujours, jusqu’à ce que vous me voyiez morte (car je m’y en vais), la défaite des Suisses, et le mieux que vous pourrez ; et, quand vous serez sur le mot Tout est perdu, sonnez-le par quatre ou cinq fois le plus piteusement que vous pourrez. — Ce que fit l’autre, et elle-même luy aidoit de la voix; et quand ce vint Tout est perdu, elle le réitéra par deux fois, et, se tournant de l’autre costé du chevet, elle dit à ses compagnes : Tout est perdu à ce coup, et à bon escient. — Et ainsi décéda. Voilà une morte joyeuse et plaisante. Je tiens ce « conte de deux de ses compagnes, dignes de foy, qui virent jouer ce mystère. » (Œuvres de Brantôme, III, 507.)
    L’air que cette dame choisit pour faire sa sortie de ce monde fut composé sur la défaite des Suisses à Marignan. Le refrain est cité par Panurge dans Rabelais, et se compose de ces mots, qui sont une imitation du jargon des Suisses, avec un mélange de français et d’allemand :

    Tout est velore,
    La tintelore :
    Tout est velore, bi got !

  5. Des chasseurs entourent une grande étendue de terrain, et, rétrécissant peu à peu le cercle, rassemblent au milieu d’eux de nombreux troupeaux de daims, qui font d’inutiles efforts pour rompre le tinchel. Voyez les détails de cette chasse dans Waverley.
  6. Un combat qui eut lieu dans le défilé des Trosachs, sous Cromwell, fut célèbre par le courage d’une héroïne qui m’a fourni le trait de la veuve de Duncan ; elle s’appelait Hélène Stuart.
  7. William de Worcester, qui écrivait au milieu du quinzième siècle, appelle Stirling le château de Snowdoun.
    Comme on l’a vu dans la note précédente, le véritable nom que prenait Jacques dans ses excursions était celui du fermier de Ballanguish ; j’ai préféré y substituer celui du chevalier de Snowdoun, comme plus propre à la poésie, et parce que l’autre aurait annoncé trop tôt le dénouement à plusieurs de mes compatriotes qui sont familiers avec toutes les traditions que je viens de citer.
    Ballanguish est le nom d’un sentier escarpé qui conduit au château de Stirling.
  8. « Maintenant, me laissant de côté, permettez-moi de vous parler du prince-régent. Il ordonna que je lui fusse présenté dans un bal, et après quelques paroles très flatteuses sur mes propres essais, il me parla de vous et de votre immortalité. Il vous préfère à tous les poètes passés et présens, et me demanda lequel de vos ouvrages me plaisait davantage : c’était une question difficile. Je pense que c’est le Lai, répondis-je. Il répliqua que sa propre opinion était presque semblable. Parlant de vos autres poëmes, je lui répondis — qu’il me semblait que vous étiez plus particulièrement le poète des princes, que jamais ils n’avaient paru plus attrayans que dans Marmion et la Dame du Lac. Le prince se plut à accueillir cette idée, et appuya sur le caractère non moins royal que poétique que vous avez donné à Jacques. Ensuite il parla tour à tour d’Homère et de vous, et parut également familier avec tous deux. » (Lettre de lord Byron à sir Walter Scott, 6 juillet 1812. Vie et Œuvres de Byron, vol. II, p. 156.)
  9. Luciole, lampyris, ver-luisant.