CHAPITRE LXX.

DU DÉSAGRÉMENT DES LITIÈRES TROP LARGES ET DES PORTES TROP ÉTROITES.


Bussy ne quittait point Diane ; le sourire bienveillant de Monsoreau lui donnait une liberté dont il se fût bien gardé de ne point user. Les jaloux ont ce privilège qu’ayant rudement fait la guerre pour conserver leur bien ils ne sont point épargnés, quand une fois les braconniers ont mis le pied sur leurs terres.

— Madame, disait Bussy à Diane, je suis en vérité le plus misérable des hommes. Sur la nouvelle de sa mort, j’ai conseillé au prince de retourner à Paris et de s’accommoder avec sa mère ; il a consenti, et voilà que vous restez en Anjou.

— Oh ! Louis, répondit la jeune femme en serrant du bout de ses doigts effilés la main de Bussy, osez-vous dire que nous sommes malheureux ? Tant de beaux jours, tant de joies ineffables dont le souvenir passe comme un frisson sur mon cœur, vous les oubliez donc, vous ?

— Je n’oublie rien, madame ; au contraire, je me souviens trop, et voilà pourquoi, pendant ce bonheur, je me trouve si fort à plaindre. Comprenez-vous ce que je vais souffrir, madame, s’il faut que je retourne à Paris, à cent lieues de vous ! Mon cœur se brise, Diane, et je me sens lâche.

Diane regarda Bussy ; tant de douleur éclatait dans ses yeux, qu’elle baissa la tête et qu’elle se prit à réfléchir.

Le jeune homme attendit un instant, le regard suppliant et les mains jointes.

— Eh bien ! dit tout à coup Diane, vous irez à Paris, Louis, et moi aussi.

— Comment ! s’écria le jeune homme, vous quitteriez M. de Monsoreau ?

— Je le quitterais, répondit Diane, que lui ne me quitterait pas ; non, croyez-moi, Louis, mieux vaut qu’il vienne avec nous.

— Blessé, malade comme il est, impossible !

— Il viendra, vous dis-je.

Et aussitôt, quittant le bras de Bussy, elle se rapprocha du prince, lequel répondait de fort mauvaise humeur à Monsoreau, dont Ribérac, Antraguet et Livarot entouraient la litière.

À l’aspect de Diane, le front du comte se rasséréna ; mais cet instant de calme ne fut pas de longue durée, il passa comme passe un rayon de soleil entre deux orages.

Diane s’approcha du duc, et le comte fronça le sourcil.

— Monseigneur, dit-elle avec un charmant sourire, on dit Votre Altesse passionnée pour les fleurs. Venez, je veux montrer à Votre Altesse les plus belles fleurs de tout l’Anjou.

François lui offrit galamment la main.

— Où conduisez-vous donc Monseigneur, Madame ? demanda Monsoreau inquiet.

— Dans la serre, Monsieur.

— Ah ! fit Monsoreau. Eh bien ! soit, portez-moi dans la serre.

— Ma foi, se dit Remy, je crois maintenant que j’ai bien fait de ne pas le tuer ; Dieu merci ! il se tuera bien tout seul.

Diane sourit à Bussy d’une façon qui promettait merveilles.

— Que M. de Monsoreau, lui dit-elle tout bas, ne se doute pas que vous quittez l’Anjou, et je me charge du reste.

— Bien ! fit Bussy.

Et il s’approcha du prince, tandis que la litière du Monsoreau tournait derrière un massif.

— Monseigneur, dit-il, pas d’indiscrétion surtout ; que le Monsoreau ne sache pas que nous sommes sur le point de nous accommoder.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’il pourrait prévenir la reine-mère de nos intentions pour s’en faire une amie, et que, sachant la résolution prise, madame Catherine pourrait bien être moins disposée à nous faire des largesses.

— Tu as raison, dit le duc. Tu t’en défies donc ?

— Du Monsoreau ? parbleu !

— Eh bien ! moi aussi ; je crois, en vérité, qu’il a fait exprès le mort.

— Non par ma foi, il a bel et bien reçu un coup d’épée à travers la poitrine ; cet imbécile de Remy, qui l’a tiré d’affaire, l’a cru lui-même mort un instant ; il faut, en vérité, qu’il ait l’âme chevillée dans le corps.

On arriva devant la serre. Diane souriait au duc d’une façon plus charmante que jamais.

Le prince passa le premier, puis Diane. Monsoreau voulut venir après ; mais, quand sa litière se présenta pour passer, on s’aperçut qu’il était impossible de la faire entrer : la porte, de style ogival, était longue et haute, mais large seulement comme les plus grosses caisses, et la litière de M. de Monsoreau avait six pieds de largeur.

À la vue de cette porte trop étroite et de cette litière trop large, le Monsoreau poussa un rugissement.

Diane entra dans la serre sans faire attention aux gestes désespérés de son mari.

Bussy, pour qui le sourire de la jeune femme dans le cœur de laquelle il avait l’habitude de lire par les yeux, devenait parfaitement clair, demeura près de Monsoreau en lui disant avec une parfaite tranquillité :

— Vous vous entêtez inutilement, Monsieur le comte ; cette porte est trop étroite, et jamais vous ne passerez par là.

— Monseigneur ! monseigneur ! criait Monsoreau, n’allez pas dans cette serre ; il y a de mortelles exhalaisons, des fleurs étrangères qui répandent les parfums les plus vénéneux. Monseigneur !

Mais François n’écoutait pas. Malgré sa prudence accoutumée, heureux de sentir dans ses mains la main de Diane, il s’enfonçait dans les verdoyants détours.

Bussy encourageait Monsoreau à patienter avec la douleur ; mais, malgré les exhortations de Bussy, ce qui devait arriver arriva : Monsoreau ne put supporter, non pas la douleur physique, sous ce rapport il semblait de fer, mais la douleur morale. Il s’évanouit.

Remy reprenait tous ses droits ; il ordonna que le blessé fût reconduit dans sa chambre.

— Maintenant, demanda Remy au jeune homme, que dois-je faire ?

— Eh ! pardieu ! dit Bussy, achève ce que tu as si bien commencé : reste près de lui, et guéris-le.

Puis il annonça à Diane l’accident arrivé à son mari.

Diane quitta aussitôt le duc d’Anjou et s’achemina vers le château.

— Avons-nous réussi ? lui demanda Bussy lorsqu’elle passa à ses côtés.

— Je le crois, dit-elle ; en tout cas, ne partez point sans avoir vu Gertrude.

Le duc n’aimait les fleurs que parce qu’il les visitait avec Diane. Aussitôt que Diane fût éloignée, les recommandations du comte lui revinrent à l’esprit, et il sortit du bâtiment.

Ribérac, Livarot et Antraguet le suivirent.

Pendant ce temps, Diane avait rejoint son mari, à qui Remy faisait respirer des sels.

Le comte ne tarda pas à rouvrir les yeux.

Son premier mouvement fut de se soulever avec violence ; mais Remy avait prévu ce premier mouvement, et le comte était attaché sur son matelas.

Il poussa un second rugissement, mais en regardant autour de lui il aperçut Diane debout à son chevet.

— Ah ! c’est vous, madame, dit-il ; je suis bien aise de vous voir pour vous dire que ce soir nous partons pour Paris.

Remy jeta les hauts cris ; mais Monsoreau ne fit pas plus attention à Remy que s’il n’était pas là.

— Y pensez-vous, monsieur ? dit Diane avec son calme habituel, et votre blessure !

— Madame, dit le comte, il n’y a pas de blessure qui tienne, j’aime mieux mourir que souffrir, et dussé-je mourir par les chemins, ce soir nous partirons.

— Eh bien ! monsieur, dit Diane, comme il vous plaira.

— Il me plaît ainsi ; faites donc vos préparatifs, je vous prie.

— Mes préparatifs seront vite faits, monsieur. Mais puis-je savoir quelle cause a amené cette subite détermination ?

— Je vous le dirai, madame, quand vous n’aurez plus de fleurs à montrer au prince, ou quand j’aurai fait construire des portes assez larges pour que ma litière entre partout.

Diane s’inclina.

— Mais, madame, dit Remy.

— M. le comte le veut, répondit Diane, mon devoir est d’obéir.

Et Remy crut reconnaître à un signe de la jeune femme qu’il devait cesser ses observations.

Il se tut tout en grommelant :

— Ils me le tueront, et puis on dira que c’est la faute de la médecine.

Pendant ce temps le duc d’Anjou s’apprêtait à quitter Méridor. Il témoigna la plus grande reconnaissance au baron de l’accueil qu’il lui avait fait et remonta à cheval.

Gertrude apparut en ce moment. Elle venait annoncer tout haut au duc que sa maîtresse, retenue près du comte, ne pouvait avoir l’honneur de lui présenter ses hommages, et tout bas à Bussy, que Diane partait le soir.

On partit.

Le duc avait les volontés dégénérescentes, ou plutôt les perfectionnements de ses caprices.

Diane cruelle le blessait et le repoussait de l’Anjou ; Diane souriante lui fut une amorce.

Comme il ignorait la résolution prise par le grand veneur, tout le long du chemin il ne cessa de méditer sur le danger qu’il y aurait à obéir trop facilement aux désirs de la reine-mère.

Bussy avait prévu cela, et il comptait bien sur ce désir de rester.

— Vois-tu, Bussy, lui dit le duc, j’ai réfléchi.

— Bon ! monseigneur. Et à quoi ? demanda le jeune homme.

— Qu’il n’est pas bon de me rendre ainsi tout de suite aux raisonnements de ma mère.

— Vous avez raison ; elle se croit déjà bien assez profonde politique comme cela.

— Tandis que, vois-tu, en lui demandant huit jours, ou plutôt en traînant huit jours ; en donnant quelques fêtes auxquelles nous appellerons la noblesse, nous montrerons à notre mère combien nous sommes forts.

— Puissamment raisonné, monseigneur. Cependant il me semble…

— Je resterai ici huit jours, dit le duc, et, grâce à ce délai, j’arracherai de nouvelles conditions à ma mère ; c’est moi qui te le dis.

Bussy parut réfléchir profondément.

— En effet, monseigneur, dit-il, arrachez, arrachez ; mais tâchez qu’au lieu de profiter par ce retard, vos affaires n’en souffrent pas. Le roi, par exemple…

— Eh bien ! le roi ?

— Le roi, ne connaissant pas vos intentions, peut s’irriter. Il est très irascible, le roi.

— Tu as raison ; il faudrait que je pusse envoyer quelqu’un pour saluer mon frère de ma part et pour lui annoncer mon retour : cela me donnera les huit jours dont j’ai besoin.

— Oui, mais ce quelqu’un court grand risque, dit Bussy.

Le duc d’Anjou sourit de son mauvais sourire.

— Si je changeais de résolution, n’est-ce pas ? dit-il.

— Eh ! malgré la promesse faite à votre frère, vous en changerez si l’intérêt vous y pousse, n’est-ce pas ?

— Dame ! fit le prince.

— Très bien ! et alors on enverra votre ambassadeur à la Bastille.

— Nous ne le préviendrons pas de ce qu’il porte, et nous lui donnerons une lettre.

— Au contraire, dit Bussy, ne lui donnez pas de lettre et prévenez-le.

— Mais alors personne ne voudra se charger de la mission.

— Allons donc !

— Tu connais un homme qui s’en chargera, toi ?

— Oui, j’en connais un.

— Lequel ?

— Moi, monseigneur.

— Toi ?

— Oui, moi, j’aime les négociations difficiles.

— Bussy, mon cher Bussy, s’écria le duc, si tu fais cela, tu peux compter sur mon éternelle reconnaissance.

Bussy sourit. Il connaissait la mesure de cette reconnaissance dont lui parlait Son Altesse.

Le duc crut qu’il hésitait.

— Et je te donnerai dix mille écus pour ton voyage, ajouta-t-il.

— Allons donc ! monseigneur, dit Bussy, soyez plus généreux, est-ce que l’on paye ces choses-là ?

— Ainsi tu pars ?

— Je pars.

— Pour Paris ?

— Pour Paris.

— Et quand cela ?

— Dame ! quand vous voudrez.

— Le plus tôt serait le mieux.

— Oui, eh bien !

— Eh bien !

— Ce soir, si vous voulez, monseigneur.

— Brave Bussy, cher Bussy, tu consens donc réellement ?

— Si je consens ? dit Bussy ; mais pour le service de Votre Altesse, vous savez bien, monseigneur, que je passerais dans le feu. C’est donc convenu ! je pars ce soir. Vous, vivez joyeusement ici, et attrapez-moi de la reine-mère quelque bonne abbaye.

— J’y songe déjà, mon ami.

— Alors adieu ! monseigneur.

— Adieu, Bussy ! ah ! n’oublie pas une chose.

— Laquelle ?

— Prends congé de ma mère.

— J’aurai cet honneur.

En effet, Bussy, plus leste, plus joyeux, plus léger qu’un écolier pour lequel la cloche vient de sonner l’heure de la récréation, fit sa visite à Catherine et s’apprêta pour partir aussitôt que le signal du départ lui viendrait de Méridor.

Le signal se fit attendre jusqu’au lendemain matin. Monsoreau s’était senti si faible après cette émotion éprouvée, qu’il avait jugé lui-même qu’il avait besoin de cette nuit de repos.

Mais, vers sept heures, le même palefrenier qui avait apporté la lettre de Saint-Luc vint annoncer à Bussy que, malgré les larmes du vieux baron et les oppositions de Remy, le comte venait de partir pour Paris dans une litière qu’escortaient à cheval Diane, Remy et Gertrude.

Cette litière était portée par huit hommes qui, de lieue en lieue, devaient se relayer.

Bussy n’attendait que cette nouvelle. Il sauta sur un cheval sellé depuis la veille et prit le même chemin.