CHAPITRE LXIX.

COMMENT LE DUC D’ANJOU ALLA À MÉRIDOR POUR FAIRE À MADAME DE MONSOREAU DES COMPLIMENTS SUR LA MORT DE SON MARI, ET COMMENT IL TROUVA M. DE MONSOREAU QUI VENAIT AU-DEVANT DE LUI.


Aussitôt l’entretien rompu entre le duc d’Anjou et sa mère, le premier s’était empressé d’aller trouver Bussy pour connaître la cause de cet incroyable changement qui s’était fait en lui.

Bussy, rentré chez lui, lisait pour la cinquième fois la lettre de Saint-Luc, dont chaque ligne lui offrait des sens de plus en plus agréables.

De son côté, Catherine, retirée chez elle, faisait venir ses gens, et commandait ses équipages pour un départ qu’elle croyait pouvoir fixer au lendemain ou au surlendemain au plus tard.

Bussy reçut le prince avec un charmant sourire.

— Comment ! Monseigneur, dit-il, Votre Altesse daigne prendre la peine de passer chez moi ?

— Oui, mordieu ! dit le duc, et je viens te demander une explication.

— À moi ?

— Oui, à toi.

— J’écoute, Monseigneur.

— Comment ! s’écria le duc, tu me commandes de m’armer de pied en cap contre les suggestions de ma mère, et de soutenir vaillamment le choc ; je le fais, et, au plus fort de la lutte, quand tous les coups se sont émoussés sur moi, tu viens me dire : ôtez votre cuirasse, monseigneur ; ôtez-la.

— Je vous avais fait toutes ces recommandations, Monseigneur, parce que j’ignorais dans quel but était venue madame Catherine. Mais maintenant que je vois qu’elle est venue pour la plus grande gloire et pour la plus grande fortune de Votre Altesse…

— Comment ! fit le duc, pour ma plus grande gloire et pour ma plus grande fortune ; comment comprends-tu donc cela ?

— Sans doute, reprit Bussy ; que veut Votre Altesse, voyons ? Triompher de ses ennemis, n’est-ce pas ? car je ne pense point, comme l’avancent certaines personnes, que vous songiez à devenir roi de France.

Le duc regarda sournoisement Bussy.

— Quelques-uns vous le conseilleront peut-être, Monseigneur, dit le jeune homme ; mais ceux-là, croyez-le bien, ce sont vos plus cruels ennemis ; puis, s’ils sont trop tenaces, si vous ne savez comment vous en débarrasser, envoyez-les-moi : je les convaincrai qu’ils se trompent.

Le duc fit la grimace.

— D’ailleurs, continua Bussy, examinez-vous, Monseigneur, sondez vos reins, comme dit la Bible ; avez-vous cent mille hommes, dix millions de livres, des alliances à l’étranger ; et puis, enfin, voulez-vous aller contre votre seigneur ?

— Mon seigneur ne s’est pas gêné d’aller contre moi, dit le duc.

— Ah ! si vous le prenez sur ce pied-là, vous avez raison ; déclarez-vous, faites-vous couronner et prenez le titre de roi de France, je ne demande pas mieux que de vous voir grandir, puisque, si vous grandissez, je grandirai avec vous.

— Qui te parle d’être roi de France ? repartit aigrement le duc ; tu discutes là une question que jamais je n’ai proposé à personne de résoudre, pas même à moi.

— Alors tout est dit, Monseigneur, et il n’y a plus de discussion entre nous, puisque nous sommes d’accord sur le point principal.

— Nous sommes d’accord ?

— Cela me semble, au moins. Faites-vous donc donner une compagnie de gardes, cinq cent mille livres. Demandez, avant que la paix soit signée, un subside à l’Anjou pour faire la guerre. Une fois que vous le tiendrez, vous le garderez ; cela n’engage à rien. De cette façon, nous aurons des hommes, de l’argent, de la puissance, et nous irons… Dieu sait où !

— Mais, une fois à Paris, une fois qu’ils m’auront repris, une fois qu’ils me tiendront, ils se moqueront de moi, dit le duc.

— Allons donc ! Monseigneur, vous n’y pensez pas. Eux, se moquer de vous ! N’avez-vous pas entendu ce que vous offre la reine-mère ?

— Elle m’a offert bien des choses.

— Je comprends, cela vous inquiète ?

— Oui.

— Mais, entre autres choses, elle vous a offert une compagnie de gardes, cette compagnie fût-elle commandée par Bussy.

— Sans doute elle a offert cela.

— Eh bien ! acceptez, c’est moi qui vous le dis ; nommez Bussy votre capitaine ; nommez Antraguet et Livarot, vos lieutenants ; nommez Ribérac, enseigne. Laissez-nous à nous quatre composer cette compagnie comme nous l’entendrons ; puis vous verrez, avec cette escorte à vos talons, si quelqu’un se moque de vous, et ne vous salue pas quand vous passerez, même le roi.

— Ma foi, dit le duc, je crois que tu as raison, Bussy, j’y songerai.

— Songez-y, Monseigneur.

— Oui ; mais que lisais-tu là si attentivement, quand je suis arrivé ?

— Ah ! pardon, j’oubliais, une lettre.

— Une lettre.

— Qui vous intéresse encore plus que moi ; où diable avais-je donc la tête de ne pas vous la montrer tout de suite ?

— C’est donc une grande nouvelle.

— Oh ! mon Dieu oui, et même une triste nouvelle : M. de Monsoreau est mort.

— Plaît-il ! s’écria le duc avec un mouvement si marqué de surprise, que Bussy, qui avait les yeux fixés sur le prince, crut, au milieu de cette surprise, remarquer une joie extravagante.

— Mort, Monseigneur.

— Mort, M. de Monsoreau ?

— Eh ! mon Dieu oui ! ne sommes-nous pas tous mortels ?

— Oui ; mais l’on ne meurt pas comme cela tout à coup.

— C’est selon. Si l’on vous tue.

— Il a donc été tué ?

— Il paraît que oui.

— Par qui ?

— Par Saint-Luc, avec qui il s’est pris de querelle.

— Ah ! ce cher Saint-Luc, s’écria le prince.

— Tiens, dit Bussy, je ne le savais pas si fort de vos amis, ce cher Saint-Luc !

— Il est des amis de mon frère, dit le duc ; et du moment où nous nous réconcilions, les amis de mon frère sont les miens.

— Ah ! Monseigneur, à la bonne heure, et je suis charmé de vous voir dans de pareilles dispositions.

— Et tu es sûr…?

— Dame ! aussi sûr qu’on peut l’être. Voici un billet de Saint-Luc qui m’annonce cette mort, et, comme je suis aussi incrédule que vous, et que je doutais, Monseigneur, j’ai envoyé mon chirurgien Remy, pour constater le fait, et présenter mes compliments de condoléance au vieux baron.

— Mort ! Monsoreau mort ! répéta le duc d’Anjou ; mort tout seul !

Le mot lui échappait comme le cher Saint-Luc lui avait échappé. Tous deux étaient d’une effroyable naïveté.

— Il n’est pas mort tout seul, dit Bussy, puisque c’est Saint-Luc qui l’a tué.

— Oh ! je m’entends, dit le duc.

— Monseigneur l’avait-il par hasard donné à tuer par un autre ? demanda Bussy.

— Ma foi non, et toi.

— Oh ! moi, Monseigneur, je ne suis pas assez grand prince pour faire faire cette sorte de besogne par les autres, et je suis obligé de la faire moi-même.

— Ah ! Monsoreau, Monsoreau, fit le prince avec son affreux sourire.

— Tiens ! Monseigneur ! on dirait que vous lui en vouliez, à ce pauvre comte ?

— Non, c’est toi qui lui en voulais.

— Moi c’était tout simple que je lui en voulusse, dit Bussy en rougissant malgré lui. Ne m’a-t-il pas un jour fait subir, de la part de Votre Altesse, une affreuse humiliation.

— Tu t’en souviens encore ?

— Oh ! mon Dieu non, Monseigneur, vous le voyez bien ; mais vous, dont il était le serviteur, l’ami, l’âme damnée…

— Voyons, voyons, dit le prince, interrompant la conversation qui devenait embarrassante pour lui, fais seller les chevaux, Bussy.

— Seller les chevaux, et pourquoi faire ?

— Pour aller à Méridor ; je veux faire mes compliments de condoléance à madame Diane. D’ailleurs, cette visite était projetée depuis longtemps, et je ne sais comment elle ne s’est pas faite encore ; mais je ne la retarderai pas davantage. Corbleu ! je ne sais pas pourquoi, mais j’ai le cœur aux compliments aujourd’hui.

— Ma foi, se dit Bussy en lui-même, à présent que le Monsoreau est mort et que je n’ai plus peur qu’il vende sa femme au duc, peu m’importe qu’il la revoie ; s’il l’attaque, je la défendrai bien tout seul. Allons, puisque l’occasion de la revoir m’est offerte, profitons de l’occasion.

Et il sortit pour donner l’ordre de seller les chevaux.

Un quart d’heure après, tandis que Catherine dormait ou feignait de dormir pour se remettre des fatigues du voyage, le prince, Bussy et dix gentilshommes, montés sur de beaux chevaux, se dirigeaient vers Méridor avec cette joie qu’inspirent toujours le beau temps, l’herbe fleurie et la jeunesse, aux hommes comme aux chevaux.

À l’aspect de cette magnifique cavalcade, le portier du château vint au bord du fossé demander le nom des visiteurs.

— Le duc d’Anjou ! cria le prince.

Aussitôt le portier saisit un cor et sonna une fanfare qui fit accourir tous les serviteurs au pont-levis.

Bientôt ce fut une course rapide dans les appartements, dans les corridors et sur les perrons ; les fenêtres des tourelles s’ouvrirent, on entendit un bruit de ferrailles sur les dalles, et le vieux baron parut au seuil, tenant à la main les clefs de son château.

— C’est incroyable comme Monsoreau est peu regretté, dit le duc ; vois donc, Bussy, comme tous ces gens-là ont des figures naturelles.

Une femme parut sur le perron.

— Ah ! voilà la belle Diane, s’écria le duc, vois-tu, Bussy, vois-tu ?

— Certainement que je la vois, Monseigneur, dit le jeune homme ; mais, ajouta-t-il tout bas, je ne vois pas Remy.

Diane sortait en effet de la maison ; mais immédiatement derrière Diane sortait une civière, sur laquelle, couché, l’œil brillant de fièvre ou de jalousie, se faisait porter Monsoreau, plus semblable à un sultan des Indes sur son palanquin qu’à un mort sur sa couche funèbre.

— Oh ! oh ! Qu’est ceci ? s’écria le duc, s’adressant à son compagnon, devenu plus blanc que le mouchoir à l’aide duquel il essayait d’abord de dissimuler son émotion.

— Vive Monseigneur le duc d’Anjou, cria Monsoreau en levant, par un violent effort, sa main en l’air.

— Tout beau ! fit une voix derrière lui, vous allez rompre le caillot.

C’était Remy, qui, fidèle jusqu’au bout à son rôle de médecin, faisait au blessé cette prudente recommandation.

Les surprises ne durent pas longtemps à la cour, sur les visages du moins : le duc d’Anjou fit un mouvement pour changer la stupéfaction en sourire.

— Oh ! mon cher comte, s’écria-t-il, quelle heureuse surprise ! Croyez-vous qu’on nous avait dit que vous étiez mort ?

— Venez, venez, Monseigneur, dit le blessé, venez, que je baise la main de Votre Altesse. Dieu merci ! non seulement je ne suis pas mort, mais encore j’en réchapperai, je l’espère, pour vous servir avec plus d’ardeur et de fidélité que jamais.

Quant à Bussy, qui n’était ni prince ni mari, ces deux positions sociales où la dissimulation est de première nécessité, il sentait une sueur froide couler de ses tempes, il n’osait regarder Diane. Ce trésor, deux fois perdu pour lui, lui faisait mal à voir, si près de son possesseur.

— Et vous, monsieur de Bussy, dit Monsoreau, vous qui venez avec Son Altesse, recevez tous mes remercîments, car c’est presque à vous que je dois la vie.

— Comment ! à moi ! balbutia le jeune homme, croyant que le comte le raillait.

— Sans doute, indirectement, c’est vrai ; mais ma reconnaissance n’est pas moindre, car voici mon sauveur, ajouta-t-il en montrant Remy qui levait des bras désespérés au ciel, et qui eût voulu se cacher dans les entrailles de la terre, c’est à lui que mes amis doivent de me posséder encore.

Et malgré les signes que lui faisait le pauvre docteur pour qu’il gardât le silence, et que lui prenait pour des recommandations hygiéniques, il raconta emphatiquement les soins, l’adresse, l’empressement dont le Haudoin avait fait preuve envers lui.

Le duc fronça le sourcil ; Bussy regarda Remy avec une expression effrayante.

Le pauvre garçon, caché derrière Monsoreau, se contenta de répliquer par un geste qui voulait dire :

— Hélas ! ce n’est point ma faute.

— Au reste, continua le comte, j’ai appris que Remy vous a trouvé un jour mourant comme il m’a trouvé moi-même. C’est un lien d’amitié entre nous ; comptez sur la mienne, monsieur de Bussy : quand Monsoreau aime, il aime bien ; il est vrai que, lorsqu’il hait, c’est comme lorsqu’il aime, c’est de tout son cœur.

Bussy crut remarquer que l’éclair qui avait un instant brillé en prononçant ces paroles dans l’œil fiévreux du comte était à l’adresse de M. le duc d’Anjou.

Le duc ne vit rien.

— Allons donc ! dit-il en descendant de cheval et en offrant la main à Diane. Veuillez, belle Diane, nous faire les honneurs de ce logis, que nous comptions trouver en deuil, et qui continue au contraire à être un séjour de bénédictions et de joie. Quant à vous, Monsoreau, reposez-vous ; le repos sied aux blessés.

— Monseigneur, dit le comte, il ne sera pas dit que vous viendrez chez Monsoreau vivant, et que, tant que Monsoreau vivra, un autre fera à Votre Altesse les honneurs de son logis ; mes gens me porteront, et, partout où vous irez, j’irai.

Pour le coup, on eût cru que le duc démêlait la véritable pensée du comte, car il quitta la main de Diane.

Dès lors Monsoreau respira.

— Approchez d’elle, dit tout bas Remy à l’oreille de Bussy.

Bussy s’approcha de Diane, et Monsoreau leur sourit, Bussy prit la main de Diane, et Monsoreau lui sourit encore.

— Voilà bien du changement, monsieur le comte, dit Diane à demi-voix.

— Hélas ! murmura Bussy, que n’est-il plus grand encore !

Il va sans dire que le baron déploya, à l’égard du prince et des gentilshommes qui l’accompagnaient, tout le faste de sa patriarcale hospitalité.