CHAPITRE LXXI.

DANS QUELLES DISPOSITIONS ÉTAIT LE ROI HENRI III QUAND M. DE SAINT-LUC REPARUT À LA COUR.


Depuis le départ de Catherine, le roi, quelle que fût sa confiance dans l’ambassadeur qu’il avait envoyé dans l’Anjou, le roi, disons-nous, ne songeait plus qu’à s’armer contre les tentatives de son frère.

Il connaissait par expérience le génie de sa maison ; il savait tout ce que peut un prétendant à la couronne, c’est-à-dire l’homme nouveau contre le possesseur légitime, c’est-à-dire contre l’homme ennuyeux et prévu.

Il s’amusait, ou plutôt il s’ennuyait, comme Tibère, à dresser des listes de proscription, où l’on inscrivait, par ordre alphabétique, tous ceux qui ne se montraient pas zélés à prendre le parti du roi.

Ces listes devenaient chaque jour plus longues.

Et à l’S et à l’L, c’est-à-dire plutôt deux fois qu’une, le roi inscrivait chaque jour le nom de M. de Saint-Luc.

Au reste, la colère du roi contre l’ancien favori était bien servie par les commentaires de la cour, par les insinuations perfides des courtisans et par les amères récriminations de la fuite en Anjou de l’époux de Jeanne de Cossé, fuite qui était une trahison depuis le jour où le duc, fuyant lui-même, avait dirigé sa course vers cette province.

En effet, Saint-Luc fuyant à Méridor ne devait-il pas être considéré comme le fourrier de M. le duc d’Anjou, allant préparer les logements du prince à Angers ?

Au milieu de tout ce trouble, de tout ce mouvement, de toute cette émotion, Chicot, encourageant les mignons à affiler leurs dagues et leurs rapières, pour tailler et percer les ennemis de Sa Majesté Très Chrétienne, Chicot, disons-nous, était magnifique à voir.

D’autant plus magnifique à voir, que, tout en ayant l’air de jouer le rôle de la mouche du coche, Chicot jouait en réalité un rôle beaucoup plus sérieux. Chicot, petit à petit, et pour ainsi dire homme par homme, mettait sur pied une armée pour le service de son maître.

Tout à coup, une après-midi, tandis que le roi soupait avec la reine, dont à chaque péril politique il cultivait la société plus assidûment, et que le départ de François avait naturellement amenée près de lui, Chicot entra les bras étendus et les jambes écartées, comme les pantins que l’on écarte à l’aide d’un fil.

— Ouf ! dit-il.

— Quoi ? demanda le roi.

M. de Saint-Luc, fit Chicot.

M. de Saint-Luc ! exclama Sa Majesté.

— Oui.

— À Paris ?

— Oui.

— Au Louvre ?

— Oui.

Sur cette triple affirmation, le roi se leva de table, tout rouge et tout tremblant.

Il eût été difficile de dire quel sentiment l’animait.

— Pardon, dit-il à la reine en essuyant sa moustache et en jetant sa serviette sur son fauteuil, mais ce sont des affaires d’État qui ne regardent point les femmes.

— Oui, dit Chicot en grossissant la voix, ce sont des affaires d’État.

La reine voulut se lever de table pour laisser la place libre à son mari.

— Non, madame, dit Henri, restez, s’il vous plaît ; je vais entrer dans mon cabinet.

— Oh ! Sire, dit la reine avec ce tendre intérêt qu’elle eut constamment pour son ingrat époux, ne vous mettez pas en colère, je vous prie.

— Dieu le veuille, répondit Henri, sans remarquer l’air narquois avec lequel Chicot tortillait sa moustache.

Henri s’éloigna vivement hors de la chambre. Chicot le suivit.

Une fois dehors :

— Que vient-il faire ici, le traître ? demanda Henri d’une voix émue.

— Qui sait ? fit Chicot.

— Il vient, j’en suis sûr, comme député des États d’Anjou. Il vient comme ambassadeur de mon frère, car ainsi vont les rébellions, ce sont des eaux troubles et fangeuses dans lesquelles les révoltés pêchent toutes sortes de bénéfices, sordides, c’est vrai, mais avantageux, et qui, de provisoires et précaires, deviennent peu à peu fixes et immuables. Celui-ci a flairé la rébellion, et il s’en est fait un sauf-conduit pour venir m’insulter ici.

— Qui sait ? dit Chicot.

Le roi regarda le laconique personnage.

— Il se peut encore, dit Henri, toujours traversant les galeries d’un pas inégal, et qui décelait son agitation ; il se peut qu’il vienne pour me redemander ses terres, dont je retiens les revenus, ce qui est un peu abusif peut-être, lui n’ayant pas commis, après tout, de crime qualifié, hein ?

— Qui sait ? continua Chicot.

— Ah ! fit Henri, tu répètes, comme mon papegeai, toujours la même chose ; mort de ma vie ! tu m’impatientes enfin avec ton éternel qui sait ?

— Eh ! mordieu ! te crois-tu bien amusant, toi, avec tes éternelles questions ?

— On répond quelque chose, au moins.

— Et que veux-tu que je te réponde ? Me prends-tu, par hasard, pour le Fatum des anciens ; me prends-tu pour Jupiter, pour Apollon ou pour Manto ? Eh ! c’est toi-même qui m’impatientes, morbleu ! avec tes sottes suppositions !

— Monsieur Chicot…

— Après, monsieur Henri ?

— Chicot, mon ami, tu vois ma douleur et tu me rudoies.

— N’aie pas de douleur, mordieu !

— Mais tout le monde me trahit.

— Qui sait ? ventre-de-biche ! qui sait ?

Henri, se perdant en conjectures, descendit en son cabinet, où, sur l’étrange nouvelle du retour de Saint-Luc, se trouvaient déjà réunis tous les familiers du Louvre, parmi lesquels, ou plutôt à la tête desquels brillait Crillon, l’œil en feu, le nez rouge et la moustache hérissée comme un dogue qui demande le combat.

Saint-Luc était là, debout, au milieu de tous ces menaçants visages, sentant bruire autour de lui toutes ces colères, et ne se troublant pas le moins du monde. Chose étrange ! il avait amené sa femme, et l’avait fait asseoir sur un tabouret contre la balustrade du lit.

Lui se promenait le poing sur la hanche, regardant les curieux et les insolents du même regard dont ils le regardaient.

Par égard pour la jeune femme, quelques seigneurs s’étaient écartés, malgré leur envie de coudoyer Saint-Luc, et s’étaient tus, malgré leur désir de lui adresser quelques paroles désagréables.

C’était dans ce vide et dans ce silence que se mouvait l’ex-favori.

Jeanne, modestement enveloppée dans sa mante de voyage, attendait, les yeux baissés.

Saint-Luc, drapé fièrement dans son manteau, attendait, de son côté, avec une attitude qui semblait plutôt appeler que craindre la provocation.

Enfin les assistants attendaient, pour provoquer, de bien savoir ce que revenait faire Saint-Luc à cette cour où chacun, désireux de se partager une portion de son ancienne faveur, le trouvait bien inutile.

En un mot, comme on le voit, de toutes parts, l’attente était grande lorsque le roi parut.

Henri entra, tout agité, tout occupé de s’exciter lui-même : cet essoufflement perpétuel compose la plupart du temps ce qu’on appelle la dignité chez les princes.

Il entra, suivi de Chicot, qui avait pris les airs calmes et dignes qu’aurait dû prendre le roi de France, et qui regardait le maintien de Saint-Luc, ce qu’aurait dû commencer par faire Henri III.

— Ah ! Monsieur, vous ici ? s’écria tout d’abord le roi, sans faire attention à ceux qui l’entouraient, et semblable en cela au taureau des arènes espagnoles, qui, dans des milliers d’hommes, ne voit qu’un brouillard mouvant, et dans l’arc-en-ciel des bannières que la couleur rouge.

— Oui, Sire, répondit simplement et modestement Saint-Luc en s’inclinant avec respect.

Cette réponse frappa si peu l’oreille du roi, ce maintien plein de calme et de déférence communiqua si peu à son esprit aveuglé ces sentiments de raison et de mansuétude que doit exciter la réunion du respect des autres et de la dignité de soi-même, que le roi continua sans intervalle :

— Vraiment, votre présence au Louvre me surprend étrangement.

À cette agression brutale, un silence de mort s’établit autour du roi et de son favori.

C’était le silence qui s’établit en un champ-clos autour de deux adversaires qui vont vider une question suprême.

Saint-Luc le rompit le premier.

— Sire, dit-il avec son élégance habituelle et sans paraître troublé le moins du monde de la boutade royale, je ne suis, moi, surpris que d’une chose, c’est que, dans les circonstances où elle se trouve, Votre Majesté ne m’ait pas attendu.

— Qu’est-ce à dire, Monsieur ? répliqua Henri avec un orgueil tout à fait royal et en relevant sa tête, qui, dans les grandes circonstances, prenait une incomparable expression de dignité.

— Sire, répondit Saint-Luc, Votre Majesté court un danger.

— Un danger ! s’écrièrent les courtisans.

— Oui, messieurs, un danger grand, réel, sérieux, un danger dans lequel le roi a besoin depuis le plus grand jusqu’au plus petit de tous ceux qui lui sont dévoués ; et, convaincu que, dans un danger pareil à celui que je signale, il n’y a pas de faible assistance, je viens remettre aux pieds de mon roi l’offre de mes très humbles services.

— Ah ! ah ! fit Chicot ; vois-tu, mon fils, que j’avais raison de dire : Qui sait ?

Henri III ne répondit point tout d’abord : il regarda l’assemblée ; l’assemblée était émue et offensée ; mais Henri distingua bientôt dans le regard des assistants la jalousie qui s’agitait au fond de la plupart des cœurs.

Il en conclut que Saint-Luc avait fait quelque chose dont était incapable la majorité de l’assemblée, c’est-à-dire quelque chose de bien.

Cependant il ne voulut point se rendre ainsi tout à coup.

— Monsieur, répondit-il, vous n’avez fait que votre devoir, car vos services nous sont dus.

— Les services de tous les sujets du roi sont dus au roi, je le sais, Sire, répondit Saint-Luc ; mais par le temps qui court, beaucoup de gens oublient de payer leurs dettes. Moi, Sire, je viens payer la mienne, heureux que Votre Majesté veuille bien me compter toujours au nombre de ses débiteurs.

Henri, désarmé par cette douceur et cette humilité persévérantes, fit un pas vers Saint-Luc.

— Ainsi, dit-il, vous revenez sans autre motif que celui que vous dites, vous revenez sans mission, sans sauf-conduit ?

— Sire, dit vivement Saint-Luc, reconnaissant au ton dont lui parlait le roi, qu’il n’y avait plus dans son maître ni reproche ni colère, je reviens purement et simplement pour revenir, et cela à franc étrier. Maintenant, Votre Majesté peut me faire jeter à la Bastille dans une heure, arquebuser dans deux ; mais j’aurai fait mon devoir. Sire, l’Anjou est en feu ; la Touraine va se révolter ; la Guyenne se lève pour lui donner la main. M. le duc d’Anjou travaille l’ouest et le midi de la France.

— Et il y est bien aidé, n’est-ce pas ? s’écria le roi.

— Sire, dit Saint-Luc, qui comprit le sens des paroles royales, ni conseils ni représentations n’arrêtent le duc ; et M. de Bussy, tout ferme qu’il soit, ne peut rassurer votre frère sur la terreur que Votre Majesté lui a inspirée.

— Ah ! ah ! dit Henri, il tremble donc, le rebelle ?

Et il sourit dans sa moustache.

— Tudieu ! dit Chicot en se caressant le menton, voilà un habile homme !

Et, poussant le roi du coude :

— Range-toi donc, Henri, dit-il, que j’aille donner une poignée de main à M. de Saint-Luc.

Ce mouvement entraîna le roi. Il laissa Chicot faire son compliment à l’arrivant, puis, marchant avec lenteur vers son ancien ami, et, lui posant la main sur l’épaule :

— Sois le bien venu, Saint-Luc, lui dit-il.

— Ah ! Sire, s’écria Saint-Luc en baisant la main du roi, je retrouve donc enfin mon maître bien-aimé !

— Oui ; mais moi, je ne te retrouve pas, dit le roi, ou du moins je te retrouve si maigri, mon pauvre Saint-Luc, que je ne t’eusse pas reconnu en te voyant passer.

À ces mots, une voix féminine se fit entendre.

— Sire, dit cette voix, c’est du chagrin d’avoir déplu à Votre Majesté.

Quoique cette voix fût douce et respectueuse, Henri tressaillit. Cette voix lui était aussi antipathique que l’était à Auguste le bruit du tonnerre.

— Madame de Saint-Luc ! murmura-t-il. Ah ! c’est vrai ; j’avais oublié…

Jeanne se jeta à ses genoux.

— Relevez-vous, madame, dit le roi. J’aime tout ce qui porte le nom de Saint-Luc.

Jeanne saisit la main du roi, et la porta à ses lèvres.

Henri la retira vivement.

— Allez, dit Chicot à la jeune femme, allez, convertissez le roi, ventre de biche ! vous êtes assez jolie pour cela.

Mais Henri tourna le dos à Jeanne, et passant son bras autour du col de Saint-Luc, entra avec lui dans ses appartements.

— Ah çà ! lui dit-il, la paix est faite, Saint-Luc ?

— Dites, Sire, répondit le courtisan, que la grâce est accordée !

— Madame, dit Chicot à Jeanne indécise, une bonne femme ne doit pas quitter son mari… surtout lorsque son mari est en danger.

Et il poussa Jeanne sur les talons du roi et de Saint-Luc.