Texte établi par Jules JaninLévy (p. 342-365).

XXVI


» Ce qui suivit cette nuit fatale, vous le savez aussi bien que moi, mais ce que vous ne savez pas, ce que vous ne pouvez pas soupçonner, c’est ce que j’ai souffert depuis notre séparation.

» J’avais appris que votre père vous avait emmené, mais je me doutais bien que vous ne pourriez pas vivre longtemps loin de moi, et le jour où je vous rencontrai aux Champs-Élysées, je fus émue, mais non étonnée.

» Alors commença cette série de jours dont chacun m’apporta une nouvelle insulte de vous, insulte que je recevais presque avec joie, car outre qu’elle était la preuve que vous m’aimiez toujours, il me semblait que, plus vous me persécuteriez, plus je grandirais à vos yeux le jour où vous sauriez la vérité.

» Ne vous étonnez pas de ce martyre joyeux, Armand, l’amour que vous aviez eu pour moi avait ouvert mon cœur à de nobles enthousiasmes.

» Cependant je n’avais pas été tout de suite aussi forte.

» Entre l’exécution du sacrifice que je vous avais fait et votre retour, un temps assez long s’était écoulé pendant lequel j’avais eu besoin d’avoir recours à des moyens physiques pour ne pas devenir folle et pour m’étourdir sur la vie dans laquelle je me rejetais. Prudence vous a dit, n’est-ce pas, que j’étais de toutes les fêtes, de tous les bals, de toutes les orgies ?

» J’avais comme l’espérance de me tuer rapidement, à force d’excès, et je crois, cette espérance ne tardera pas à se réaliser. Ma santé s’altéra nécessairement de plus en plus, et le jour où j’envoyai madame Duvernoy vous demander grâce, j’étais épuisée de corps et d’âme.

» Je ne vous rappellerai pas, Armand, de quelle façon vous avez récompensé la dernière preuve d’amour que je vous ai donnée, et par quel outrage vous avez chassé de Paris la femme qui, mourante n’avait pu résister à votre voix quand vous lui demandiez une nuit d’amour, et qui, comme une insensée, a cru, un instant, qu’elle pourrait résoudre le passé et le présent. Vous aviez le droit de faire ce que vous avez fait, Armand : on ne m’a pas toujours payé mes nuits aussi cher !

» J’ai tout laissé alors ! Olympe m’a remplacée auprès de M. de N… et s’est chargée, m’a-t-on dit, de lui apprendre le motif de mon départ. Le comte de G… était à Londres. C’est un de ces hommes qui, ne donnant à l’amour avec les filles comme moi que juste assez d’importance pour qu’il soit un passe-temps agréable, restent les amis des femmes qu’ils ont eues et n’ont pas de haine, n’ayant jamais eu de jalousie ; c’est enfin un de ces grands seigneurs qui ne nous ouvrent qu’un côté de leur cœur, mais qui nous ouvrent les deux côtés de leur bourse. C’est à lui que je pensai tout de suite. J’allai le rejoindre. Il me reçut à merveille, mais il était là-bas l’amant d’une femme du monde, et craignait de se compromettre en s’affichant avec moi. Il me présenta à ses amis qui me donnèrent un souper après lequel l’un d’eux m’emmena.

» Que vouliez-vous que je fisse, mon ami ?

» Me tuer ? c’eût été charger votre vie, qui doit être heureuse, d’un remords inutile ; puis, à quoi bon se tuer quand on est si près de mourir ?

» Je passai à l’état de corps sans âme, de chose sans pensée ; je vécus pendant quelque temps de cette vie automatique, puis je revins à Paris et je demandai après vous ; j’appris alors que vous étiez parti pour un long voyage. Rien ne me soutenait plus. Mon existence redevint ce qu’elle avait été deux ans avant que je vous connaisse. Je tentai de ramener le duc, mais j’avais trop rudement blessé cet homme, et les vieillards ne sont pas patients, sans doute parce qu’ils s’aperçoivent qu’ils ne sont pas éternels. La maladie m’envahissait de jour en jour, j’étais pâle, j’étais triste, j’étais plus maigre encore. Les hommes qui achètent l’amour examinent la marchandise avant de la prendre. Il y avait à Paris des femmes mieux portantes, plus grasses que moi ; on m’oublia un peu. Voilà le passé jusqu’à hier.

» Maintenant je suis tout à fait malade. J’ai écrit au duc pour lui demander de l’argent, car je n’en ai pas, et les créanciers sont revenus, et m’apportent leurs notes avec un acharnement sans pitié. Le duc me répondra-t-il ? Que n’êtes-vous à Paris, Armand ! vous viendriez me voir et vos visites me consoleraient. »




          « 20 décembre.

» Il fait un temps horrible, il neige, je suis seule chez moi. Depuis trois jours j’ai été prise d’une telle fièvre que je n’ai pu vous écrire un mot. Rien de nouveau, mon ami ; chaque jour j’espère vaguement une lettre de vous, mais elle n’arrive pas et n’arrivera sans doute jamais. Les hommes seuls ont la force de ne pas pardonner. Le duc ne m’a pas répondu.

» Prudence a recommencé ses voyages au Mont de Piété.

» Je ne cesse de cracher le sang. Oh ! je vous ferais peine si vous me voyiez. Vous êtes bien heureux d’être sous un ciel chaud et de n’avoir pas comme moi tout un hiver de glace qui vous pèse sur la poitrine. Aujourd’hui, je me suis levée un peu, et, derrière les rideaux de ma fenêtre, j’ai regardé passer cette vie de Paris avec laquelle je crois bien avoir tout à fait rompu. Quelques visages de connaissance sont passés dans la rue, rapides, joyeux, insouciants. Pas un n’a levé les yeux sur mes fenêtres. Cependant, quelques jeunes gens sont venus s’inscrire. Une fois déjà, je fus malade, et vous, qui ne me connaissiez pas, qui n’aviez rien obtenu de moi qu’une impertinence le jour où je vous ai vu pour la première fois, vous veniez savoir de mes nouvelles tous les matins. Me voilà malade de nouveau. Nous avons passé six mois ensemble. J’ai eu pour vous autant d’amour que le cœur de la femme peut en contenir et en donner, et vous êtes loin, et vous me maudissez, et il ne me vient pas un mot de consolation de vous. Mais c’est le hasard seul qui fait cet abandon, j’en suis sûre, car si vous étiez à Paris, vous ne quitteriez pas mon chevet et ma chambre. »





            « 25 décembre.


» Mon médecin me défend d’écrire tous les jours. En effet, mes souvenirs ne font qu’augmenter ma fièvre, mais, hier, j’ai reçu une lettre qui m’a fait du bien, plus par les sentiments dont elle était l’expression que par le secours matériel qu’elle m’apportait. Je puis donc vous écrire aujourd’hui. Cette lettre était de votre père, et voici ce qu’elle contenait :


        « Madame, » J’apprends à l’instant que vous êtes malade. Si j’étais à Paris, j’irais moi-même savoir de vos nouvelles ; si mon fils était auprès de moi, je lui dirais d’aller en chercher, mais je ne puis quitter C…, et Armand est à six ou sept cents lieues d’ici ; permettez-moi donc simplement de vous écrire, madame, combien je suis peiné de cette maladie, et croyez aux vœux sincères que je fais pour votre prompt rétablissement.

» Un de mes bons amis, M. H…, se présentera chez vous, veuillez le recevoir. Il est chargé par moi d’une commission dont j’attends impatiemment le résultat.

» Veuillez agréer, Madame, l’assurance de mes sentiments les plus distingués. »


» Telle est la lettre que j’ai reçue. Votre père est un noble cœur, aimez-le bien, mon ami ; car il y a peu d’hommes au monde aussi dignes d’être aimés. Ce papier signé de son nom m’a fait plus de bien que toutes les ordonnances de notre grand médecin.

» Ce matin, M. H… est venu. Il semblait fort embarrassé de la mission délicate dont l’avait chargé M. Duval. Il venait tout bonnement m’apporter mille écus de la part de votre père. J’ai voulu refuser d’abord, mais M. H… m’a dit que ce refus offenserait M. Duval, qui l’avait autorisé à me donner d’abord cette somme, et à me remettre tout ce dont j’aurais besoin encore. J’ai accepté ce service qui, de la part de votre père, ne peut pas être une aumône. Si je suis morte quand vous reviendrez, montrez à votre père ce que je viens d’écrire pour lui, et dites-lui qu’en traçant ces lignes, la pauvre fille à laquelle il a daigné écrire cette lettre consolante versait des larmes de reconnaissance, et priait Dieu pour lui. »



            « 4 janvier.

» Je viens de passer une suite de jours bien douloureux. J’ignorais que le corps pût faire souffrir ainsi. Oh ! ma vie passée ! je la paye deux fois aujourd’hui.

» On m’a veillée toutes les nuits. Je ne pouvais plus respirer. Le délire et la toux se partageaient le reste de ma pauvre existence.

» Ma salle à manger est pleine de bonbons, de cadeaux de toutes sortes que mes amis m’ont apportés. Il y en a sans doute, parmi ces gens, qui espèrent que je serai leur maîtresse plus tard. S’ils voyaient ce que la maladie a fait de moi, ils s’enfuiraient épouvantés.

» Prudence donne des étrennes avec celles que je reçois.

» Le temps est à la gelée, et le docteur m’a dit que je pourrai sortir d’ici à quelques jours si le beau temps continue. »


            « 8 janvier.

» Je suis sortie hier dans ma voiture. Il faisait un temps magnifique. Les Champs-Élysées étaient pleins de monde. On eût dit le premier sourire du printemps. Tout avait un air de fête autour de moi. Je n’avais jamais soupçonné dans un rayon de soleil tout ce que j’y ai trouvé hier de joie, de douceur et de consolation.

» J'ai rencontré presque tous les gens que je connais, toujours gais, toujours occupés de leurs plaisirs. Que d’heureux qui ne savent pas qu’ils le sont ! Olympe est passée dans une élégante voiture que lui a donnée M. de N…. Elle a essayé de m’insulter du regard. Elle ne sait pas combien je suis loin de toutes ces vanités-là. Un brave garçon que je connais depuis longtemps m’a demandé si je voulais aller souper avec lui et un de ses amis qui désire beaucoup, disait-il, faire ma connaissance.

» J’ai souri tristement, et lui ai tendu ma main brûlante de fièvre.

» Je n’ai jamais vu visage plus étonné.

» Je suis rentrée à quatre heures, j’ai dîné avec assez d’appétit.

» Cette sortie m’a fait du bien.

» Si j’allais guérir !

» Comme l’aspect de la vie et du bonheur des autres fait désirer de vivre ceux-là qui, la veille, dans la solitude de leur âme et dans l’ombre de leur chambre de malade, souhaitaient de mourir vite ! »


              « 10 janvier.

» Cette espérance de santé n’était qu’un rêve. Me voici de nouveau dans mon lit, le corps couvert d’emplâtres qui me brûlent. Va donc offrir ce corps que l’on payait si cher autrefois, et vois ce que l’on t’en donnera aujourd’hui.

» Il faut que nous ayons bien fait du mal avant de naître, ou que nous devions jouir d’un bien grand bonheur après notre mort, pour que Dieu permette que cette vie ait toutes les tortures de l’expiation et toutes les douleurs de l’épreuve. »



              « 12 janvier.

» Je souffre toujours.

» Le comte de N… m’a envoyé de l’argent hier, je ne l’ai pas accepté. Je ne veux rien de cet homme. C’est lui qui est cause que vous n’êtes pas près de moi.

» Oh ! nos beaux jours de Bougival ! où êtes-vous ?

» Si je sors vivante de cette chambre, ce sera pour faire un pèlerinage à la maison que nous habitions ensemble, mais,je n’en sortirai plus que morte.

» Qui sait si je vous écrirai demain ? »



              « 25 janvier.

« Voilà onze nuits que je ne dors pas, que j’étouffe et que je crois à chaque instant que je vais mourir. Le médecin a ordonné qu’on ne me laissât pas toucher une plume. Julie Duprat, qui me veille, me permet encore de vous écrire ces quelques lignes. Ne reviendrez-vous donc point avant que je meure ? Est-ce donc éternellement fini entre nous ? Il me semble que, si vous veniez, je guérirais. A quoi bon guérir ? »

              « 28 janvier.

» Ce matin j’ai été réveillé par un grand bruit. Julie, qui dormait dans ma chambre, s’est précipitée dans la salle à manger. J’ai entendu des voix d’hommes contre lesquelles la sienne luttait en vain. Elle est rentrée en pleurant.

» On venait saisir. Je lui ai dit de laisser faire ce qu’ils appellent la justice. L’huissier est entré dans ma chambre, le chapeau sur la tête. Il a ouvert les tiroirs, a inscrit tout ce qu’il a vu, et n’a pas eu l’air de s’apercevoir qu’il y avait une mourante dans le lit qu’heureusement la charité de la loi me laisse.

» Il a consenti à me dire en partant que je pouvais mettre opposition avant neuf jours, mais il a laissé un gardien ! Que vais-je devenir, mon Dieu ! Cette scène m’a rendue encore plus malade. Prudence voulait demander de l’argent à l’ami de votre père, je m’y suis opposée. »



              « 30 janvier.

» J’ai reçu votre lettre ce matin. J’en avais besoin. Ma réponse vous arrivera-t-elle à temps ? Me verrez-vous encore ? Voilà une journée heureuse qui me fait oublier toutes celles que j’ai passées depuis six semaines. Il me semble que je vais mieux, malgré le sentiment de tristesse sous l’impression duquel je vous ai répondu.

» Après tout, on ne doit pas toujours être malheureux.

» Quand je pense qu’il peut arriver que je ne meure pas, que vous reveniez, que je revoie le printemps, que vous m’aimiez encore et que nous recommencions notre vie de l’année dernière !

» Folle que je suis ! c’est à peine si je puis tenir la plume avec laquelle je vous écris ce rêve insensé de mon cœur.

» Quoi qu’il arrive, je vous aimais bien, Armand, et je serais morte depuis longtemps si je n’avais pour m’assister le souvenir de cet amour, et comme un vague espoir de vous revoir encore près de moi. »



              « 4 février.

» Le comte de G... est revenu. Sa maîtresse l’a trompé. Il est fort triste, il l’aimait beaucoup. Il est venu me conter tout cela. Le pauvre garçon est assez mal dans ses affaires, ce qui ne l’a pas empêché de payer mon huissier et de congédier le gardien. Je lui ai parlé de vous et il m’a promis de vous parler de moi. Comme j’oubliais dans ces moments-là que j’avais été sa maîtresse et comme il essayait de me le faire oublier aussi ! C’est un brave cœur.

» Le duc a envoyé savoir de mes nouvelles hier, et il est venu ce matin. Je ne sais pas ce qui peut faire vivre encore ce vieillard. Il est resté trois heures auprès de moi, et il ne m’a pas dit vingt mots. Les grosses larmes sont tombées de ses yeux quand il m’a vue si pâle. Le souvenir de la mort de sa fille le faisait pleurer sans doute. Il l’aura vue mourir deux fois. Son dos est courbé, sa tête penche vers la terre, sa lèvre est pendante, son regard est éteint. L’âge et la douleur pèsent de leur double poids sur son corps épuisé. Il ne m’a pas fait un reproche. On eût même dit qu’il jouissait secrètement du ravage que la maladie avait fait en moi. Il semblait fier d’être debout, quand moi, jeune encore, j’étais écrasée par la souffrance.

» Le mauvais temps est revenu. Personne ne vient me voir. Julie veille le plus qu’elle peut auprès de moi. Prudence, à qui je ne peux plus donner autant d’argent qu’autrefois, commence à prétexter des affaires pour s’éloigner.

» Maintenant que je suis près de mourir, malgré ce que me disent les médecins, car j’en ai plusieurs, ce qui prouve que la maladie augmente, je regrette presque d’avoir écouté votre père ; si j’avais su ne prendre qu’une année à votre avenir, je n’aurais pas résisté au désir de passer cette année avec vous, et au moins je mourrais en tenant la main d’un ami. Il est vrai que si nous avions vécu ensemble cette année, je ne serais pas morte si tôt.

» La volonté de Dieu soit faite ! »



              « 5 février.

» Oh ! venez, venez, Armand, je souffre horriblement, je vais mourir, mon Dieu. J’étais si triste hier que j’ai voulu passer autre part que chez moi la soirée qui promettait d’être longue comme celle de la veille. Le duc était venu le matin. Il me semble que la vue de ce vieillard oublié par la mort me fait mourir plus vite.

» Malgré l’ardente fièvre qui me brûlait, je me suis fait habiller et conduire au Vaudeville. Julie m’avait mis du rouge, sans quoi j’aurais eu l’air d’un cadavre. Je suis allée dans cette loge où je vous ai donné notre premier rendez-vous ; tout le temps j’ai eu les yeux fixés sur la stalle que vous occupiez ce jour-là, et qu’occupait hier une sorte de rustre, qui riait bruyamment de toutes les sottes choses que débitaient les acteurs. On m’a rapportée à moitié morte chez moi. J’ai toussé et craché le sang toute la nuit. Aujourd’hui je ne peux plus parler, à peine si je peux remuer les bras. Mon Dieu ! mon Dieu ! je vais mourir. Je m’y attendais, mais je ne puis me faire à l’idée de souffrir plus que je ne souffre, et si… »

A partir de ce mot les quelques caractères que Marguerite avait essayé de tracer étaient illisibles, et c’était Julie Duprat qui avait continué.



            « 18 février.

    » Monsieur Armand,

» Depuis le jour où Marguerite a voulu aller au spectacle, elle a été toujours plus malade. Elle a perdu complètement la voix, puis l’usage de ses membres. Ce que souffre notre pauvre amie est impossible à dire. Je ne suis pas habituée à ces sortes d’émotions, et j’ai des frayeurs continuelles.

» Que je voudrais que vous fussiez auprès de nous ! Elle a presque toujours le délire, mais délirante ou lucide, c’est toujours votre nom qu’elle prononce quand elle arrive à pouvoir dire un mot.

» Le médecin m’a dit qu’elle n’en avait plus pour longtemps. Depuis qu’elle est si malade, le vieux duc n’est pas revenu.

» Il a dit au docteur que ce spectacle lui faisait trop de mal.

» Madame Duvernoy ne se conduit pas bien. Cette femme, qui croyait tirer plus d’argent de Marguerite, aux dépens de laquelle elle vivait presque complètement, a pris des engagements qu’elle ne peut tenir, et, voyant que sa voisine ne lui sert plus de rien, elle ne vient même pas la voir. Tout le monde l’abandonne. M, de G…, traqué par ses dettes, a été forcé de repartir pour Londres. En partant, il nous a envoyé quelque argent ; il a fait tout ce qu’il a pu, mais on est revenu saisir, et les créanciers n’attendent que la mort pour faire vendre.

» J’ai voulu user de mes dernières ressources pour empêcher toutes ces saisies, mais l’huissier m’a dit que c’était inutile, et qu’il avait d’autres jugements encore à exécuter. Puisqu’elle va mourir, il vaut mieux abandonner tout que de le sauver pour sa famille qu’elle n’a pas voulu voir, et qui ne l’a jamais aimée. Vous ne pouvez vous figurer au milieu de quelle misère dorée la pauvre fille se meurt. Hier nous n’avions pas d’argent du tout. Couverts, bijoux, cachemires, tout est en gage, le reste est vendu ou saisi. Marguerite a encore la conscience de ce qui se passe autour d’elle, et elle souffre du corps, de l’esprit et du cœur. De grosses larmes coulent sur ses joues, si amaigries et si pâles que vous ne reconnaîtriez plus le visage de celle que vous aimiez tant, si vous pouviez la voir. Elle m’a fait promettre de vous écrire quand elle ne pourrait plus, et j’écris devant elle. Elle porte les yeux de mon côté, mais elle ne me voit pas, son regard est déjà voilé par la mort prochaine ; cependant elle sourit, et toute sa pensée, toute son âme sont à vous, j’en suis sûre.

» Chaque fois que l’on ouvre la porte, ses yeux s’éclairent, et elle croit toujours que vous allez entrer ; puis, quand elle voit que ce n’est pas vous, son visage reprend son expression douloureuse, se mouille d’une sueur froide, et les pommettes deviennent pourpres. »



            « 19 février, minuit.

» La triste journée que celle d’aujourd’hui, mon pauvre monsieur Armand ! Ce matin Marguerite étouffait, le médecin l’a saignée, et la voix est un peu revenue. Le docteur lui a conseillé de voir un prêtre. Elle a dit qu’elle y consentait, et il est allé lui-même chercher un abbé à Saint-Roch.

» Pendant ce temps, Marguerite m’a appelée près de son lit, m’a priée d’ouvrir son armoire, puis elle m’a désigné un bonnet, une chemise longue toute couverte de dentelles, et m’a dit d’une voix affaiblie :

» Je vais mourir après m’être confessée, alors tu m’habilleras avec ces objets : c’est une coquetterie de mourante.

» Puis elle m’a embrassée en pleurant, et elle a ajouté :

» — Je puis parler, mais, j’étouffe trop quand je parle ; j’étouffe ! de l’air !

» Je fondais en larmes, j’ouvris la fenêtre, et quelques instants après le prêtre entra.

» J’allai au-devant de lui.

Quand il sut chez qui il était, il parut craindre d’être mal accueilli.

» — Entrez hardiment, mon père, lui ai-je dit.

» Il est resté peu de temps dans la chambre de la malade, et il en est ressorti en me disant :

» — Elle a vécu comme une pécheresse, mais elle mourra comme une chrétienne.

» Quelques instants après, il est revenu accompagné d’un enfant de chœur qui portait un crucifix, et d’un sacristain qui marchait devant eux en sonnant, pour annoncer que Dieu venait chez la mourante.

» Ils sont entrés tous trois dans cette chambre à coucher qui avait retenti autrefois de tant de mots étranges, et qui n’était plus à cette heure qu’un tabernacle saint.

» Je suis tombée à genoux. Je ne sais pas combien de temps durera l’impression que m’a produite ce spectacle, mais je ne crois pas que, jusqu’à ce que j’en sois arrivée au même moment, une chose humaine pourra m’impressionner autant.

» Le prêtre oignit des huiles saintes les pieds, les mains et le front de la mourante, récita une courte prière, et Marguerite se trouva prête à partir pour le ciel où elle ira sans doute, si Dieu a vu les épreuves de sa vie et la sainteté de sa mort.

» Depuis ce temps elle n’a pas dit une parole et n’a pas fait un mouvement. Vingt fois je l’aurais crue morte, si je n’avais entendu l’effort de sa respiration. »




            « 20 février, cinq heures du soir.


» Tout est fini.

» Marguerite est entrée en agonie cette nuit à deux heures environ. Jamais martyre n’a souffert pareilles tortures, à en juger par les cris qu’elle poussait. Deux ou trois fois elle s’est dressée tout debout sur son lit, comme si elle eût voulu ressaisir sa vie qui remontait vers Dieu.

» Deux ou trois fois aussi, elle a dit votre nom, puis tout s’est tu, elle est retombée épuisée sur son lit. Des larmes silencieuses ont coulé de ses yeux et elle est morte.

» Alors, je me suis approchée d’elle, je l’ai appelée, et comme elle ne répondait pas, je lui ai fermé les yeux et je l’ai embrassée sur le front.

» Pauvre chère Marguerite, j’aurais voulu être une sainte femme, pour que ce baiser te recommandât à Dieu.

» Puis, je l’ai habillée comme elle m’avait priée de le faire, je suis allée chercher un prêtre à Saint-Roch, j’ai brûlé deux cierges pour elle, et j’ai prié pendant une heure dans l’église.

» J’ai donné à des pauvres de l’argent qui venait d’elle.

» Je ne me connais pas bien en religion, mais je pense que le bon Dieu reconnaîtra que mes larmes étaient vraies, ma prière fervente, mon aumône sincère, et qu’il aura pitié de celle, qui, morte jeune et belle, n’a eu que moi pour lui fermer les yeux et l’ensevelir. »



              « 22 février.

» Aujourd’hui l’enterrement a eu lieu. Beaucoup des amies de Marguerite sont venues à l’église. Quelques-unes pleuraient avec sincérité. Quand le convoi a pris le chemin de Montmartre, deux hommes seulement se trouvaient derrière, le comte de G… qui était revenu exprès de Londres, et le duc qui marchait soutenu par deux valets de pied.

» C’est de chez elle que je vous écris tous ces détails, au milieu de mes larmes et devant la lampe qui brûle tristement près d’un dîner auquel je ne touche pas, comme bien vous pensez, mais que Nanine m’a fait faire, car je n’ai pas mangé depuis plus de vingt-quatre heures.

» Ma vie ne pourra pas garder longtemps ces impressions tristes, car ma vie ne m’appartient pas plus que la sienne n’appartenait à Marguerite, c’est pourquoi je vous donne tous ces détails sur les lieux mêmes où ils se sont passés, dans la crainte, si un long temps s’écoulait entre eux et votre retour, de ne pas pouvoir vous les donner avec toute leur triste exactitude. »