Texte établi par Jules JaninLévy (p. 329-341).

XXV


Armand, fatigué de ce long récit souvent interrompu par ses larmes, posa ses deux mains sur son front et ferma les yeux, soit pour penser, soit pour essayer de dormir, après m’avoir donné les pages écrites de la main de Marguerite.

Quelques instants après, une respiration un peu plus rapide me prouvait qu’Armand dormait, mais de ce sommeil léger que le moindre bruit fait envoler.

Voici ce que je lus, et que je transcris sans ajouter ni retrancher aucune syllabe :

« C’est aujourd’hui le 15 décembre. Je suis souffrante depuis trois ou quatre jours. Ce matin j’ai pris le lit ; le temps est sombre, je suis triste ; personne n’est auprès de moi, je pense à vous, Armand. Et vous, où êtes-vous à l’heure où j’écris ces lignes ? Loin de Paris, bien loin, m’a-t-on dit, et peut-être avez-vous déjà oublié Marguerite. Enfin, soyez heureux, vous à qui je dois les seuls moments de joie de ma vie.

» Je n’avais pu résister au désir de vous donner l’explication de ma conduite, et je vous avais écrit une lettre ; mais écrite par une fille comme moi, une pareille lettre peut être regardée comme un mensonge, à moins que la mort ne la sanctifie de son autorité et qu’au lieu d’être une lettre, elle ne soit une confession.

» Aujourd’hui, je suis malade ; ,je puis mourir de cette maladie, car j’ai toujours eu le pressentiment que je mourrais jeune. Ma Mère est morte de la poitrine, et la façon dont j’ai vécu jusqu’à présent n’a pu qu’empirer cette affection, le seul héritage qu’elle m’ait laissé ; mais je ne veux pas mourir sans que vous sachiez bien à quoi vous en tenir sur moi, si toutefois, lorsque vous reviendrez, vous vous inquiétez encore de la pauvre fille que vous aimiez avant de partir.

» Voilà ce que contenait cette lettre, que je serai heureuse de récrire, pour me donner une nouvelle preuve de ma justification.

» Vous vous rappelez, Armand, comment l’arrivée de votre père nous surprit à Bougival ; vous vous souvenez de la terreur involontaire que cette arrivée me causa, de la scène qui eut lieu entre vous et lui et que vous me racontâtes le soir.

» Le lendemain, pendant que vous étiez à Paris et que vous attendiez votre père qui ne rentrait pas, un homme se présentait chez moi, et me remettait une lettre de M. Duval.

» Cette lettre, que je joins à celle-ci, me priait, dans les termes les plus graves, de vous éloigner le lendemain sous un prétexte quelconque et de recevoir votre père ; il avait à me parler et me recommandait surtout de ne vous rien dire de sa démarche.

» Vous savez avec quelle insistance je vous conseillai à votre retour d’aller de nouveau à Paris le lendemain.

» Vous étiez parti depuis une heure quand votre père se présenta.Je vous fais grâce de l’impression que me causa son visage sévère. Votre père était imbu des vieilles théories, qui veulent que toute courtisane soit un être sans cœur, sans raison, une espèce de machine à prendre l’or, toujours prête, comme les machines de fer, à broyer la main qui lui tend quelque chose, et à déchirer sans pitié, sans discernement celui qui la fait vivre et agir.

» Votre père m’avait écrit une lettre très convenable pour que je consentisse à le recevoir ; il ne se présenta pas tout à fait comme il avait écrit. Il y eut assez de hauteur, d’impertinence et même de menaces, dans ses premières paroles, pour que je lui fisse comprendre que j’étais chez moi et que je n’avais de compte à lui rendre de ma vie qu’à cause de la sincère affection que j’avais pour son fils.

» M. Duval se calma un peu, et se mit cependant à me dire qu’il ne pouvait souffrir plus longtemps que son fils se ruinât pour moi ; que j’étais belle, il est vrai, mais que, si belle que je fusse, je ne devais pas me servir de ma beauté pour perdre l’avenir d’un jeune homme par des dépenses comme celles que je faisais.

» A cela, il n’y avait qu’une chose à répondre, n’est-ce pas ? C’était de montrer les preuves que, depuis que j’étais votre maîtresse, aucun sacrifice ne m’avait coûté pour vous rester fidèle sans vous demander plus d’argent que vous ne pouviez en donner. Je montrai les reconnaissances du Mont-de-Piété, les reçus des gens à qui j’avais vendu les objets que je n’avais pu engager, je fis part à votre père de ma résolution de me défaire de mon mobilier pour payer mes dettes, et pour vivre avec vous sans vous être une charge trop lourde. Je lui racontai notre bonheur, la révélation que vous m’aviez donnée d’une vie plus tranquille et plus heureuse, et il finit par se rendre à l’évidence, et me tendre la main, en me demandant pardon de la façon dont il s’était présenté d’abord.

» Puis il me dit :

» — Alors, madame, ce n’est plus par des remontrances et des menaces, mais par des prières, que j’essayerai d’obtenir de vous un sacrifice plus grand que tous ceux que vous avez encore faits pour mon fils.

» Je tremblai à ce préambule.

» Votre père se rapprocha de moi, me prit les deux mains et continua d’un ton affectueux :

» — Mon enfant, ne prenez pas en mauvaise part ce que je vais vous dire ; comprenez seulement que la vie a parfois des nécessités cruelles pour le cœur, mais qu’il faut s’y soumettre. Vous êtes bonne, et votre âme a des générosités inconnues à bien des femmes qui peut-être vous méprisent et ne vous valent pas. Mais songez qu’à côté de la maîtresse il y a la famille ; qu’outre l’amour il y a les devoirs ; qu’à l’âge des passions succède l’âge où l’homme, pour être respecté, a besoin d’être solidement assis dans une position sérieuse. Mon fils n’a pas de fortune, et cependant il est prêt à vous abandonner l’héritage de sa mère. S’il acceptait de vous le sacrifice que vous êtes sur le point de faire, il serait de son honneur et de sa dignité de vous faire en échange cet abandon qui vous mettrait toujours à l’abri d’une adversité complète. Mais ce sacrifice, il ne peut l’accepter, parce que le monde, qui ne vous connaît pas, donnerait à ce consentement une cause déloyale qui ne doit pas atteindre le nom que nous portons. On ne regarderait pas si Armand vous aime, si vous l’aimez, si ce double amour est un bonheur pour lui et une réhabilitation pour vous ; on ne verrait qu’une chose, c’est qu’Armand Duval a souffert qu’une fille entretenue, pardonnez-moi, mon enfant, tout ce que je suis forcé de vous dire, vendît pour lui ce qu’elle possédait. Puis le jour des reproches et des regrets arriverait, soyez-en sûre, pour vous comme pour les autres, et vous porteriez tous deux une chaîne que vous ne pourriez briser. Que feriez-vous alors ? Votre jeunesse serait perdue, l’avenir de mon fils serait détruit ; et moi, son père, je n’aurais que de l’un de mes enfants la récompense que j’attends des deux.

» Vous êtes jeune, vous êtes belle, la vie vous consolera ; vous êtes noble, et le souvenir d’une bonne action rachètera pour vous bien des choses passées. Depuis six mois qu’il vous connaît, Armand m’oublie. Quatre fois je lui ai écrit sans qu’il songeât une fois à me répondre. J’aurais pu mourir sans qu’il le sût !

» Quelle que soit votre résolution de vivre autrement que vous avez vécu, Armand qui vous aime ne consentira pas à la réclusion à laquelle sa modeste position vous condamnerait, et qui n’est pas faite pour votre beauté. Qui sait ce qu’il ferait alors ! Il a joué, je l’ai su ; sans vous en rien dire, je le sais encore ; mais, dans un moment d’ivresse, il eût pu perdre une partie de ce que j’amasse, depuis bien des années, pour la dot de ma fille, pour lui, et pour la tranquillité de mes vieux jours. Ce qui eût pu arriver peut arriver encore.

» Êtes-vous sûre en outre que la vie que vous quitteriez pour lui ne vous attirerait pas de nouveau ? Êtes-vous sûre, vous qui l’avez aimé, de n’en point aimer un autre ? Ne souffrirez-vous pas enfin des entraves que votre liaison mettra dans la vie de votre amant, et dont vous ne pourrez peut-être pas le consoler, si, avec l’âge, des idées d’ambition succèdent à des rêves d’amour ? Réfléchissez à tout cela, madame : vous aimez Armand, prouvez-le-lui par le seul moyen qui vous reste de le lui prouver encore : en faisant à son avenir le sacrifice de votre amour. Aucun malheur n’est encore arrivé, mais il en arriverait, et peut-être de plus grands que ceux que je prévois. Armand peut devenir jaloux d’un homme qui vous a aimée ; il peut le provoquer, il peut se battre, il peut être tué enfin, et songez à ce que vous souffririez devant ce père qui vous demanderait compte de la vie de son fils.

» Enfin, mon enfant, sachez tout, car je ne vous ai pas tout dit, sachez donc ce qui m’amenait à Paris. J’ai une fille, je viens de vous le dire, jeune, belle, pure comme un ange. Elle aime, et elle aussi elle a fait de cet amour le rêve de sa vie. J’avais écrit tout cela à Armand, mais, tout occupé de vous, il ne m’a pas répondu. Eh bien, ma fille va se marier. Elle épouse l’homme qu’elle aime, elle entre dans une famille honorable qui veut que tout soit honorable dans la mienne. La famille de l’homme qui doit devenir mon gendre a appris comment Armand vit à Paris, et m’a déclaré reprendre sa parole si Armand continuait cette vie. L’avenir d’une enfant qui ne vous a rien fait, et qui a le droit de compter sur l’avenir, est entre vos mains.

» Avez-vous le droit et vous sentez-vous la force de le briser ? Au nom de votre amour et de votre repentir, Marguerite, accordez-moi le bonheur de ma fille.

» Je pleurais silencieusement, mon ami, devant toutes ces réflexions que j’avais faites bien souvent, et qui, dans la bouche de votre père, acquéraient encore une plus sérieuse réalité. Je me disais tout ce que votre père n’osait pas me dire, et ce qui vingt fois lui était venu sur les lèvres que je n’étais après tout qu’une fille entretenue, et que, quelque raison que je donnasse à notre liaison, elle aurait toujours l’air d’un calcul ; que ma vie passée ne me laissait aucun droit de rêver un pareil avenir, et que j’acceptais des responsabilités auxquelles mes habitudes et ma réputation ne donnaient aucune garantie. Enfin, je vous aimais, Armand. La manière paternelle dont me parlait M. Duval, les chastes sentiments qu’il évoquait en moi, l’estime de ce vieillard loyal que j’allais conquérir, la vôtre que j’étais sûre d’avoir plus tard, tout cela éveillait en mon cœur de nobles pensées qui me relevaient à mes propres yeux, et faisaient parler de saintes vanités, inconnues jusqu’alors. Quand je songeais qu’un jour ce vieillard, qui m’implorait pour l’avenir de son fils, dirait à sa fille de mêler mon nom à ses prières, comme le nom d’une mystérieuse amie, je me transformais et j’étais fière de moi.

» L’exaltation du moment exagérait peut-être la vérité de ces impressions ; mais voilà ce que j’éprouvais, ami, et ces sentiments nouveaux faisaient taire les conseils que me donnait le souvenir des jours heureux passés avec vous.

» — C’est bien, monsieur, dis-je à votre père en essuyant mes larmes. Croyez-vous que j’aime votre fils ?

» — Oui, me dit M. Duval.

» — D’un amour désintéressé ?

» — Oui.

» — Croyez-vous que j’avais fait de cet amour l’espoir, le rêve et le pardon de ma vie ?

» — Fermement.

» — Eh bien, monsieur, embrassez-moi une fois comme vous embrasseriez votre fille, et je vous jure que ce baiser, le seul vraiment chaste que j’aie reçu, me fera forte contre mon amour, et qu’avant huit jours votre fils sera retourné auprès de vous, peut-être malheureux pour quelque temps, mais guéri pour jamais.

» — Vous êtes une noble fille, répliqua votre père en m’embrassant sur le front, et vous tentez une chose dont Dieu vous tiendra compte ; mais je crains bien que vous n’obteniez rien de mon fils.

» — Oh ! soyez tranquille, monsieur, il me haïra.

» Il fallait entre nous une barrière infranchissable, pour l’un comme pour l’autre.

» J’écrivis à Prudence que j’acceptais les propositions de M. le comte de N… et qu’elle allât lui dire que je souperais avec elle et lui.

» Je cachetai la lettre, et sans lui dire ce qu’elle renfermait, je priai votre père de la faire remettre à son adresse en arrivant à Paris.

» Il me demanda néanmoins ce qu’elle contenait.

» — C’est le bonheur de votre fils, lui répondis-je.

» Votre père m’embrassa une dernière fois. Je sentis sur mon front deux larmes de reconnaissance qui furent comme le baptême de mes fautes d’autrefois, et au moment où je venais de consentir à me livrer à un autre homme, je rayonnai d’orgueil en songeant à ce que je rachetais par cette nouvelle faute.

» C’était bien naturel, Armand ; vous m’aviez dit que votre père était le plus honnête homme que l’on pût rencontrer.

» M. Duval remonta en voiture et partit.

» Cependant j’étais femme, et quand je vous revis, je ne pus m’empêcher de pleurer, mais je ne faiblis pas.

» Ai-je bien fait ? Voilà ce que je me demande aujourd’hui que j’entre malade dans un lit que je ne quitterai peut-être que morte.

» Vous avez été témoin de ce que j’éprouvais à mesure que l’heure de notre inévitable séparation approchait ; votre père n’était plus là pour me soutenir, et il y eut un moment où je fus bien près de tout vous avouer, tant j’étais épouvantée de l’idée que vous alliez me haïr et me mépriser.

» Une chose que vous ne croirez peut-être pas, Armand, c’est que je priai Dieu de me donner de la force, et ce qui prouve qu’il acceptait mon sacrifice, c’est qu’il me donna cette force que j’implorais.

» A ce souper, j’eus besoin d’aide encore, car je ne voulais pas savoir ce que j’allais faire, tant je craignais que le courage ne me manquât !

» Qui m’eût dit, à moi, Marguerite Gautier, que je souffrirais tant à la seule pensée d’un nouvel amant ?

» Je bus pour oublier, et quand je me réveillai le lendemain, j’étais dans le lit du comte.

» Voilà la vérité tout entière, ami, jugez et pardonnez-moi, comme je vous ai pardonné tout le mal que vous m’avez fait depuis ce jour.