La Défense de mon oncle/Édition Garnier/Chapitre 2

◄   Chapitre I. Chapitre III.   ►

CHAPITRE II.
l’apologie des dames de babylone.

L’ennemi de mon oncle commence son étrange livre par dire : « Voilà les raisons qui m’ont fait mettre la plume à la main[1]. »

Mettre la plume à la main ! mon ami, quelle expression ! Mon oncle, qui avait presque oublié sa langue dans ses longs voyages, parlait mieux français que toi.

Je te laisse déraisonner et dire des injures à propos de Khamos, et de Ninive, et d’Assur. Trompe-toi tant que tu voudras sur la distance de Ninive à Babylone : cela ne fait rien aux dames, pour qui mon oncle avait un si profond respect, et que tu outrages si barbarement.

Tu veux absolument que, du temps d’Hérodote, toutes les dames de la ville immense de Babylone vinssent religieusement se prostituer dans le temple au premier venu, et même pour de l’argent. Et tu le crois, parce qu’Hérodote l’a dit !

Oh ! que mon oncle était éloigné d’imputer aux dames une telle infamie ! Vraiment il ferait beau voir nos princesses, nos duchesses, madame la chancelière, madame la première présidente, et toutes les dames de Paris, donner dans l’église Notre-Dame leurs faveurs pour un écu au premier batelier, au premier fiacre qui se sentirait du goût pour cette auguste cérémonie !

Je sais que les mœurs asiatiques diffèrent des nôtres, et je le sais mieux que toi, puisque j’ai accompagné mon oncle en Asie ; mais la différence en ce point est que les Orientaux ont toujours été plus sévères que nous. Les femmes, en Orient, ont toujours été renfermées, ou du moins elles ne sont jamais sorties de la maison qu’avec un voile. Plus les passions sont vives dans ces climats, plus on a gêné les femmes. C’est pour les garder qu’on a imaginé les eunuques. La jalousie inventa l’art de mutiler les hommes pour s’assurer de la fidélité des femmes et de l’innocence des filles. Les eunuques étaient déjà très-communs dans le temps où les Juifs étaient en république. On voit que Samuel[2], voulant conserver son autorité et détourner les Juifs de prendre un roi, leur dit que ce roi aura des eunuques à son service.

Peut-on croire que dans Babylone, dans la ville la mieux policée de l’Orient, des hommes si jaloux de leurs femmes les aient envoyées toutes se prostituer[3] dans un temple aux plus vils étrangers ? Que tous les époux et tous les pères aient étouffé ainsi l’honneur et la jalousie ? Que toutes les femmes et toutes les filles aient foulé aux pieds la pudeur si naturelle à leur sexe ? Le faiseur de contes Hérodote a pu amuser les Grecs de cette extravagance ; mais nul homme sensé n’a dû le croire.

Le détracteur de mon oncle et du beau sexe veut que la chose soit vraie, et sa grande raison, c’est que quelquefois les Gaulois ou Welches ont immolé des hommes (et probablement des captifs) à leur vilain dieu Teutatès. Mais de ce que des barbares ont fait des sacrifices de sang humain ; de ce que les Juifs immolèrent au Seigneur trente-deux pucelles[4], des trente-deux mille pucelles trouvées dans le camp des Madianites avec soixante et un mille ânes ; et de ce qu’enfin, dans nos derniers temps, nous avons immolé tant de Juifs dans nos auto-da-fé, ou plutôt dans nos autos-de-fé, à Lisbonne, à Goa, à Madrid ; s’ensuit-il que toutes les belles Babyloniennes couchassent avec des palefreniers étrangers dans la cathédrale de Babylone ? La religion de Zoroastre ne permettait pas aux femmes de manger avec des étrangers ; leur aurait-elle permis de coucher avec eux ?

L’ennemi de mon oncle, qui me paraît avoir ses raisons pour que cette belle coutume s’établisse dans les grandes villes, appelle le prophète Baruch au secours d’Hérodote, et il cite le sixième chapitre de la prophétie de ce sublime Baruch ; mais il ne sait peut-être pas que ce sixième chapitre est précisément celui de tout le livre qui est le plus évidemment supposé. C’est une lettre prétendue de Jérémie aux pauvres Juifs qu’on menait enchaînés à Babylone ; saint Jérôme en parle avec le dernier mépris. Pour moi, je ne méprise rien de ce qui est inséré dans les livres juifs. Je sais tout le respect qu’on doit à cet admirable peuple, qui se convertira un jour, et qui sera le maître de toute la terre.

Voici ce qui est dit dans cette lettre supposée : « On voit dans Babylone des femmes qui ont des ceintures de cordelettes (ou de rubans) assises dans les rues, et brûlant des noyaux d’olives. Les passants les choisissent, et celle qui a eu la préférence se moque de sa compagne qui a été négligée, et dont on n’a pas délié la ceinture. »

Je veux bien avouer qu’une mode à peu près semblable s’est établie à Madrid et dans le quartier du Palais-Royal à Paris. Elle est fort en vogue dans les rues de Londres ; et les musicos d’Amsterdam ont eu une grande réputation.

L’histoire générale des b...... peut être fort curieuse. Les savants n’ont encore traité ce grand sujet que par parties détachées. Les b...... de Venise et de Rome commencent un peu à dégénérer, parce que tous les beaux-arts tombent en décadence. C’était sans doute la plus belle institution de l’esprit humain avant le voyage de Christophoro Colombo aux îles Antilles. La vérole, que la Providence avait reléguée dans ces îles, a inondé depuis toute la chrétienté ; et ces beaux b...... consacrés à la déesse Astarté, ou Dercéto, ou Milita, ou Aphrodise, ou Vénus, ont perdu aujourd’hui toute leur splendeur. Je crois bien que l’ennemi de mon oncle les fréquente encore comme des restes des mœurs antiques ; mais enfin ce n’est pas une raison pour qu’il affirme que la superbe Babylone n’était qu’un vaste b....., et que la loi du pays ordonnait aux femmes et aux filles des satrapes, voire même aux filles du roi, d’attendre les passants dans les rues. C’est bien pis que si on disait que les femmes et les filles des bourgmestres d’Amsterdam sont obligées, par la religion calviniste, de se donner, dans les musicos, aux matelots hollandais qui reviennent des Grandes-Indes.

Voilà comme les voyageurs prennent probablement tous les jours un abus de la loi pour la loi même, une grossière coutume du bas peuple pour un usage de la cour. J’ai entendu souvent mon oncle parler sur ce grand sujet avec une extrême édification. Il disait que, sur mille quintaux pesant de relations et d’anciennes histoires, on ne trierait pas dix onces de vérités.

Remarquez, s’il vous plaît, mon cher lecteur, la malice du paillard qui outrage si clandestinement la mémoire de mon oncle ; il ajoute au texte sacré de Baruch ; il le falsifie pour établir son b..... dans la cathédrale de Babylone même. Le texte sacré de l’apocryphe Baruch[5] porte, dans la Vulgate : Mulieres autem circumdatæ funibus in viis sedent. Notre ennemi sacrilége traduit : « Des femmes environnées de cordes sont assises dans les allées du temple. » Le mot temple n’est nulle part dans le texte.

Peut-on pousser la débauche au point de vouloir qu’on paillarde ainsi dans les églises ? Il faut que l’ennemi de mon oncle soit un bien vilain homme.

S’il avait voulu justifier la paillardise par de grands exemples, il aurait pu choisir ce fameux droit de prélibation, de marquette, de jambage, de cuissage, que quelques seigneurs de châteaux s’étaient arrogé dans la chrétienté, dans le commencement du beau gouvernement féodal. Des barons, des évêques, des abbés, devinrent législateurs, et ordonnèrent que, dans tous les mariages autour de leurs châteaux, la première nuit des noces serait pour eux. Il est bien difficile de savoir jusqu’où ils poussaient leur législation ; s’ils se contentaient de mettre une cuisse dans le lit de la mariée, comme quand on épousait une princesse par procureur, ou s’ils y mettaient les deux cuisses. Mais, ce qui est avéré, c’est que ce droit de cuissage, qui était d’abord un droit de guerre, a été vendu enfin aux vassaux par les seigneurs, soit séculiers, soit réguliers, qui ont sagement compris qu’ils pourraient, avec l’argent de ce rachat, avoir des filles plus jolies.

Mais surtout remarquez, mon cher lecteur, que ces coutumes bizarres, établies sur une frontière par quelques brigands, n’ont rien de commun avec les lois des grandes nations ; que jamais le droit de cuissage n’a été approuvé par nos tribunaux ; et jamais les ennemis de mon oncle, tout acharnés qu’ils sont, ne trouveront une loi babylonienne qui ait ordonné à toutes les dames de la cour de coucher avec les passants.


  1. La première édition du Supplément à la Philosophie de l’Histoire commence ainsi : « J’ai exposé, dans ma Préface, les raisons qui m’ont fait mettre la plume à la main. » Larcher changea ce début dans sa seconde édition.
  2. Rois, viii, 15.
  3. Voyez tome XVII, page 512.
  4. Nombres, xxi, 40.
  5. vi, 42.