La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/La Saga de Thorfin Karlsefni et de Snorri Thorbrandsson

Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 77-107).

LA SAGA DE THORFIN KARLSEFNI
ET DE SNORRI THORBRANDSSON

Texte du Hauk’s Bôk, ms. 557


Olaf était le nom d’un Roi-Soldat[1], il était surnommé « le Blanc ». C’était le fils du roi ! Ingjald, fils d’Elgi, fils d’Olaf, fils de Gudred, fils de Alfan « à la blanche jambe », roi des pays Hauts. Olaf alla ravager les terres dans l’Ouest et s’empara de Dublin en Irlande et du Comté de Dublin, dont il fut roi. Il épousa Aud « la Fortunée », fille de Ketil, « au nez plat », fils de Bjarn Buna, homme célèbre en Norvège. Leur fils s’appelait Thorstein le Rouge.

Olaf tomba au cours d’un combat en Irlande, Aud et Thorstein s’en furent alors aux îles du Sud[2]. Thorstein s’y maria avec Thord, fille d’Eyvind, homme de l’Est, et sœur d’Helga « la Maigre ». Ils eurent plusieurs enfants.

Thorstein devint un roi-soldat et s’associa avec le Jarl Sigurd « le Puissant », fils d’Eystein « le Bruyant ». Ils firent la conquête de Katanes[3] et du Sutherland, Ross et Moeraevie[4] et de plus de la moitié de l’Écosse ; Thorstein en devint roi, puis fut trahi par les Écossais et tomba dans une bataille. Aud était alors dans le Katanes, où elle apprit la mort de Thorstein. Elle fit construire en secret un bateau dans les bois. Quand il fut prêt, elle s’embarqua pour les îles Orkneys. Alors, elle accorda Grou, fille de Thorstein « le Rouge », qui fut mère de Grelad, qui épousa le Jarl Thorfin « fendeur de cervelle ». Après ceci, Aud s’en vint en Islande ; elle emmenait sur son bateau vingt hommes libérés. Elle y arriva et passa le premier hiver à Bjarnahöfn avec son frère Bjarn. Ensuite, elle prit tout le pays de Dale, entre la rivière Dögurdar et la rivière de Straumuhlaupsar ; elle se fixa à Huammi. Elle allait faire ses dévotions à Krossholar, elle y fit élever des croix, elle avait été baptisée et était fervente. Avec elle étaient venus plusieurs hommes remarquables, certains avaient été pris dans les expéditions dans l’Ouest et étaient qualifiés esclaves. L’un d’eux s’appelait Vifil, c’était un homme de haute naissance, qui avait été capturé dans une expédition dans les mers de l’Ouest ; il avait été appelé esclave jusqu’au moment où Aud l’eut affranchi. Alors que Aud recevait les membres de son équipage, Vifil demanda pourquoi Aud ne le faisait pas asseoir comme les autres hommes. Aud lui répliqua que peu devait lui importer, que partout où il serait, on le considérerait comme un homme de qualité. Elle lui donna Vifilsdal[5] où il demeura. Il prit femme du nom de…… dont les fils furent Thorbjön et Thorjeir. Ce furent des hommes d’avenir qui grandirent près de leur père.

Eirik le Rouge trouve le Groenland

Un homme s’appelait Thorvald, il était fils de Asvald, fils d’Ulf, fils d’Oxna Thoris. Son fils s’appelait Eirik. À la suite d’un meurtre, ils quittèrent Joederen[6] pour l’Islande et prirent des terres dans le Hornstrand[7] et s’établirent à Drangar. C’est là que Thorvald mourut, Eirik épousa Thorhild, fille de Jôrund, fils d’Atli et de Thorbjar, « au poitrail en forme de navire », qui avait été mariée auparavant avec Thorbjorn de Haukadal. Ensuite Eirik habita Eirikstad, puis s’en vint du Nord et se fixa au Vatshorn. Ses esclaves firent choir un éboulement sur la propriété de Valthjof, de Valthjoftad. Eyjol « le Mauvais », parent de Valthjof, tua les esclaves près de Skeldsbrekka, au-dessus de Vatshorn. Ce pourquoi Eirik tua Eyjolf « le Mauvais » et aussi Rafn « le Duelliste » à Leikskal. Des parents de Eyjolf, Geirstein et Odd de Jorva intentèrent une plainte pour meurtre ; Eirik fut chassé d’Haukadal ; il gagna les îles de Brok et Eyxn et demeura à Tröda dans les îles du Sud, pendant le premier hiver. Il prêta alors à Thorgest ses colonnes[8], puis il revint dans l’île d’Eyxn et s’y fixa à Eirikstad. Il réclama alors ses colonnes, mais l’autre ne voulut pas lui rendre. Il les alla prendre lui-même à Breitabolstad et Thorgest le poursuivit ; ils se livrèrent bataille près des fermes de Drangar ; deux fils de Thorgest périrent et quelques hommes. Les deux partis restèrent en armes. Styr soutint Eirik, ainsi que Eyjolf de Sviney, Thorbjorn, fils de Vifil, et les fils de Thorbrand d’Alptaford. Thorgest était soutenu par les fils de Thord « le Hurleur » et Thorgeir de Hitardal, Aslak et Illugi son fils. Eirik et les siens furent mis au ban par le tribunal du « Thorsnessthing »[9]. Il équipa son navire à Eiriksvag ; pendant cela, il fut caché par Eyjolf à Dimunarvag ; tandis que Thorgest le cherchait dans les îles.

Eirik dit aux siens qu’il voulait aller rechercher ses terres que Gunnbjorn, fils d’Ulf « le Corbeau » avait vues quand il avait été entraîné vers l’Ouest sur la mer et qu’il avait trouvé les roches de Guunbjorn. Il ajouta qu’il reviendrait vers eux, s’il retrouvait cette terre. Thorbjörn, Eyjolf et Styr l’accompagnèrent jusqu’au delà des îles ; ils se quittèrent avec de grandes marques d’amitiés et Eirik leur dit qu’il leur donnerait la même assistance si l’occasion se présentait qu’ils eussent besoin de son aide. Eirik prit la mer sous le glacier de Snjöfell.

Il atteignit cette montagne neigeuse qui s’appela Blaserkr[10], puis il alla vers le Sud pour y reconnaître s’il y avait des terres habitables. Il passa le premier hiver à Eiricksey[11], près du centre des établissements de l’Ouest[12]. Au printemps suivant, il s’avança jusqu’au Eiriksfjord et y construisit une maison. Dans l’été, il explora la région inhabitable de l’Ouest[13] où il resta longtemps et il baptisa un certain nombre d’endroits.

Il passa le deuxième hiver à Eirikskolms[14], par delà Huarfsgnipa ; le troisième été, il alla tout droit au Nord jusqu’au Snjofell et pénétra dans le Hrafnsfjord et il dit avoir atteint le fond du Eiriksfjord, il revint en arrière et resta le troisième hiver à Eiriksey a l’entrée du Eiriksfjord.

L’été suivant (le quatrième), il regagna l’Islande et vint au Breidafjord. Il y passa l’hiver avec Ingolf, à Holmlatr. Au printemps, il combattit Thorgest et fut défait. Alors, ils firent la paix. Cet été-là, Eirik partit pour coloniser cette terre qu’il avait découverte et qu’il appela le Groenland[15], pour que, disait-il, cette terre au nom agréable eut plus d’attrait pour les hommes.

Au sujet de Thorbjorn

Thorgeir, fils de Vifil, prit pour femme Arnora, fille d’Einar de Laugarbrekka, fils de Sigmund, fils de Ketil « le Chardon », qui habitait au Fjord des Chardons. Une autre fille d’Einar s’appelait Hallveig, elle était mariée à Thorbjorn, qui devint propriétaire de la terre de Laugarsbrekka dans le Kellisvellir. Thorbjorn y vint et fut un homme très distingué, c’était un bon administrateur et il acquit une grande situation. Gudrid était la fille de ce Thorbjorn, c’était la plus belle des femmes et sa conduite était digne d’admiration. À Arnastapa habitait un nommé Orm, qui avait une femme nommée Halldis. Orm était un bon administrateur et il aimait beaucoup Thorbjorn et Gudrid avait été longtemps élevée par lui.

Un homme du nom de Thorgeir vivait à Thorgeirsfell, il était riche en argent, c’était un affranchi. Il avait un fils nommé Einar, qui était un bel homme, bien élevé et fastueux. Einar faisait beaucoup de voyages parmi les pays et avait fait fortune. Il passait alternativement un hiver en Islande et l’autre en Norvège. Au cours d’un automne, alors qu’il était en Islande, il vint avec ses marchandises au delà de Snôfellstrand, pour les vendre. Il arriva à Arnastapa. Orm lui offrit l’hospitalité qu’Einar accepta et ils se lièrent d’amitié. Les marchandises furent transportées sous un abri. Il les étala et les montra à Orm et aux siens, en lui demandant d’en prendre ce qu’il voudrait. Orm accepta, dit à Einar qu’il était un bon marchand, favorisé par la fortune. Pendant qu’ils remuaient les marchandises, une femme passa devant la porte. Einar demanda à Orm qui était « cette belle femme qui passait devant la porte, je ne l’avais pas vue jusqu’alors. » Orm répondit : « C’est Gudrid, ma filleule, fille de Thorbjorn de Laugarbrekka. » Einar reprit : « Elle doit être un beau parti et quelques-uns ont dû la rechercher en mariage. » Orm répondit : « Il y en a beaucoup à vrai dire, mais ellr n’est pas facile à gagner, car elle est très difficile dans le choix d’un homme pour elle et son père est de même. » « Tant pis, dit Einar, c’est bien la femme à qui j’adresserai ma demande et je te prie, si tu veux, de présenter l’affaire pour moi à son père Thorbjorn et pour le mal que tu te donneras pour atteindre le résultat je te compterai la récompense avec mon amitié. Si je réussis, Thorbjorn pourra considérer le pion comme à notre avantage réciproque, car s’il est un homme puissant et qui possède une bonne propriété, il m’a été dit que ses affaires étaient en mauvais état. Moi et mon père ne manquons pas d’argent et de biens et si l’affaire va plus loin, Thorbjorn pourra se trouver aidé. » Orm répondit : « Je te dirai en vérité que je suis amicalement disposé de mon côté, mais je ne puis entreprendre cette affaire, car Thorbjorn est un homme hautain et, de plus très ambitieux. » Einar ajouta qu’il ne poursuivrait pas moins son projet. Orm le laissa maître de son désir. Einar s’en alla vers le Sud à son habitation.

À peu de temps de là, Thorbjorn célébra la fête de l’automne comme c’était coutume, étant homme de grande condition. Orm y vint d’Arnastapi et beaucoup d’autres amis de Thorbjörn. Orm parvint à parler avec lui ; il lui dit qu’Einar de Thorgeirfell était venu et que c’était maintenant un homme plein d’avenir. Il fit alors la demande pour Einar, ajoutant que pour certains et bien des motifs, le projet paraissait très convenable. « Tu pourras ainsi, maître, te soulager en ton besoin d’argent. » Thorbjôrn répondit : « Je n’attendais pas de pareilles paroles de toi, et je ne donnerai pas ma fille au fils d’un esclave ; tu t’imagines donc maintenant que ma fortune est si entamée que tu me donnes de tels conseils. Qu’elle ne soit pas plus longtemps dans ton voisinage, alors que tu estimes qu’elle est digne d’une condition si basse. » Là-dessus, Orm s’en fut, il retourna chez lui et les autres à leurs maisons.

Gudrid resta seule avec son père et demeura tout l’hiver. Mais au printemps, Thorbjorn convia ses amis chez lui. Beaucoup s’y rendirent et ce fut une grande fête. Au milieu du festival, Thorbjorn réclama le silence et dit : « J’ai vécu longtemps ici et j’ai les preuves du bon vouloir des hommes à mon égard et de leur attachement. Nos relations réciproques ont été bonnes, mais maintenant, je commence à me trouver embarrassé par des besoins d’argent ; bièn que ma propriété puisse être considérée comme encore de quelque valeur. Alors, je veux déménager plutôt que de perdre ma bonne renommée, je préfère quitter le pays plutôt que de déconsidérer ma famille. C’est pourquoi je mettrai à l’épreuve la promesse qu’Eirik le Rouge, mon ami, me fit quand nous nous quittâmes au Breidafjord. J’ai l’intention d’aller au Groenland cet été, si les choses vont comme je le veux. » Ses amis furent très étonnés, car il était aimé, mais on le savait trop entêté pour faire changer son projet. Thorbjorn fit beaucoup de cadeaux à ses familiers. La fête prit fin et chacun s’en fut.

Thorbjorn vendit ses biens, acheta un navire et le fit amener à l’entrée du Graumhofn. Trente personnes partirent avec lui. Orm de Arnastapi était de ceux-là avec sa femme et d’autres amis-de Thorbjorn qui n’avaient pas voulu le quitter.

Alors, ils prirent la mer, et lorsqu’ils furent au large, le bon vent tomba. Ils s’égarèrent et subirent beaucoup de maux cet été-là. Les maladies survinrent. Orm et sa femme Halldis moururent et la moitié de l’équipage. La mer devint forte, le surmenage et la misère se firent sentir de toutes façons.

Ils arrivèrent cependant à Herjolfness au Groenland au début de l’hiver. À Herjolfness vivait un nommé Thorkell. C’était un bon administrateur. Il recueillit Thorbjorn et son équipage durant tout l’hiver. Cette période fut mauvaise au Groenland. De ceux qui étaient partis à la pêche, les uns prirent peu de poisson, d’autres ne revinrent jamais.

Une femme, Thorbjarga, vivait dans la petite colonie[16]. C’était une voyante et on l’appelait la « petite sybille ». Elle avait eu neuf sœurs qui avaient été aussi des voyantes, mais elle seule leur survivait. Elle avait l’habitude, durant les hivers, de se rendre aux fêtes et on la recherchait particulièrement dans les demeures de ceux qui étaient curieux de connaître leur destinée, ou ce que leur réservait la vie. Comme Thorkel était un propriétaire important, on comptait sur lui pour essayer de savoir quand la mauvaise période que la colonie traversait cesserait.

Thorkel invita la voyante chez lui, et on fit de sérieux préparatifs pour la recevoir, selon la coutume habituelle, quand on traitait des femmes de son espèce. On prépara pour elle un siège élevé sur lequel on plaça un coussin qui devait être rempli de plumes de poules. Mais quand elle arriva, le soir, avec l’homme qu’on avait envoyé pour la chercher, elle était habillée d’un manteau bleu foncé, tenu par une courroie et garni de pierres jusqu’au bord inférieur. Elle portait des perles de verre autour du cou, sur la tête un bonnet de peau d’agneau noir, bordé d’une peau de chat blanc. Elle tenait à la main un bâton, terminé par un bouton, orné de cuivre et garni de pierres jusqu’aux environs du bouton. Autour de la poitrine, s’enroulait une ceinture d’écorce[17], à laquelle pendait une grande besace de peaux, dans laquelle elle conservait les charmes dont elle se servait pour ses pratiques de sorcellerie. Elle était chaussée de chaussures en peau de veau aux poils hérissés, avec de longs cordons grossiers, au bout desquels pendaient de gros boutons de laiton. Elle portait sur ses mains des gants en peau de chat, blancs à l’intérieur et bordés de fourrures. Quand elle entra, chacun sentit qu’il était de son devoir de lui offrir les souhaits de bienvenue. Elle reçut les salutations de chaque personne selon le degré de plaisir qu’elle éprouvait. Thorkel, le maître, prit la voyante par la main et la conduisit au siège qu’on lui avait préparé. Thorkel la pria de jeter les yeux sur hommes, bêtes et maison. Elle trouva peu à dire de tout cela. Les tables furent apportées dans la soirée et il faut dire quelque chose de la nourriture préparée pour la voyante : un bouillon de chèvre, et comme viande, des cœurs de toutes espèces d’animaux de la région. Elle se servait d’une cuillère de laiton et d’un couteau dont la poignée d’ivoire était ornée d’un double anneau de laiton autour du manche et dont la pointe était ébréchée. Les tables furent enlevées et Thorkel le maître s’approcha de Thorbjarga et lui demanda ce qu’elle pensait de la maison, du caractère de l’assemblée et si elle consentirait bientôt à se souvenir des choses sur lesquelles on l’avait questionnée et que l’assistance était désireuse de connaître. Elle répondit qu’elle ne pourrait pas se décider sur ce sujet avant le lendemain, après avoir dormi dans l’endroit toute la nuit. Et le lendemain, alors que la journée était fort avancée, on fit tout ce qu’il fallait pour qu’elle pût faire ses incantations. Elle demanda qu’on fit venir les femmes qui savaient les formules nécessaires à ces incantations qu’on appelait « vardlokkur »[18]. On ne connaissait point de telles femmes. On chercha dans toute la maison quelqu’un qui pût savoir ces incantations. Alors, Gudrid dit : « Bien que je ne sois pas versée dans l’art noir, ni une sybille, ma mère nourricière Halldis m’apprit en Islande ce chant magique qu’elle appelait « vardlokkur ». Thorbjarga dit alors : « Alors, tu es savante à propos. » Gudrid répliqua : « Cette cérémonie est d’un tel genre que je ne pense pas pouvoir y collaborer, car je suis chrétienne. » Thorbjarga répondit : « Tu pourrais aider l’assemblée présente sans être une plus mauvaise femme que devant ; cependant, je laisserai à Thorkel le soin de pourvoir à mes besoins. » Thorkel pressa alors tellement Gudrid qu’elle céda. Les femmes firent le cercle autour de l’estrade, tandis que Thorbjarga s’asseyait sur le siège élevé. Gudrid chanta le chant si doucement et si bien que personne ne se rappela jamais avoir entendu une mélodie chantée par une voix aussi belle que celle-là. La voyante la remercia pour le chant et dit : « Elle a ainsi attiré maints esprits ici, qui trouvèrent agréable d’entendre le chant, ceux-là même qui étaient désireux de nous délaisser jusqu’alors et refusaient de se soumettre à nous. Bien des choses se révèlent à moi maintenant, cachées à moi et à d’autres. Je puis t’annoncer, Thorkel, que cette période de famine ne durera pas plus longtemps, que la saison s’améliorera quand viendra le printemps. La visite de la maladie, qui a sévi si longtemps parmi vous, disparaîtra plus tôt que vous ne pouvez vous y attendre. Et toi Gudrid, je dois te récompenser en particulier pour l’aide que tu nous a prêtée. Le sort qui t’est réservé est visible tout entier pour moi. Tu auras le plus riche parti ici au Groenland, mais tu ne vivras pas longtemps dans ce pays, car ton avenir te mènera en Islande et tu seras la source d’une lignée à la fois grande et belle, et au-dessus de ta lignée les rayons les plus brillants resplendiront. Je ne puis te le dévoiler plus clairement. Et maintenant adieu et que la santé soit avec toi, ma fille ! »[19].

Après ceci, les membres de l’assemblée avancèrent vers la sybille et chacun la pressa de questions sur ce qui l’intéressait le plus. Elle consentit à répondre et peu de ce qu’elle prédit manqua d’arriver. Après cela, on vint la chercher pour une ferme voisine, et elle sortit pour y aller. Thorbjorn fut alors rappelé, car il n’avait voulu rester à la maison pendant qu’on y pratiquait de tels rites païens. Le temps s’améliora rapidement, puis le printemps commença, exactement comme Thorbjarga l’avait prophétisé. Thorbjorn arma son navire et prit la mer pour arriver à Brattalid[20]. Eirik le reçut à bras ouverts et lui dit qu’il avait bien fait de venir là. Thorbjorn et ses gens restèrent avec lui durant l’hiver, tandis que l’équipage était réparti parmi les fermes. Au printemps suivant, Eirik donna à Thorbjorn une terre sur le Stokkaness, où il fonda une bonne ferme et où il vécut depuis lors.

De Leif l’Heureux
et de l’introduction du christianisme
au Groenland

Eirik était marié avec une femme nommée Thorhild et il avait deux fils ; l’un d’eux s’appelait Thorstein et l’autre Leif. C’étaient deux hommes d’avenir. Thorstein vivait à la maison avec son père et il n’y avait pas dans ce temps au Groenland, un homme qui pût escompter un aussi bel avenir que lui. Leif était parti pour la Norvège où il alla à la cour du roi Olaf, fils de Tryggva[21]. En quittant le Groenland, pendant l’été, il avait été poussé hors de sa route jusqu’aux Hébrides. Il n’eut pas un vent favorable pendant un long moment et il resta très avant dans l’été. Leif tomba amoureux d’une certaine femme de bonne famille et Leif remarqua qu’elle était très savante en sciences occultes. Quand Leif fit des préparatifs de départ, Thorgunna sollicita l’autorisation de l’accompagner. Leif demanda si elle avait l’approbation de ses parents. Elle répliqua qu’elle ne s’en souciait nullement. Leif lui dit qu’il ne pensait pas qu’il fut sage d’emmener une femme de si bonne naissance dans une étrange contrée où ils étaient en si petit nombre. « Il n’est pas certain que vous ayiez trouvé là le meilleur parti », dit Thorgunna. « J’en ferai cependant l’épreuve », dit Leif. « Alors, je te dis, répliqua Thorgunna, que je ne suis plus une femme délaissée, car je suis enceinte et je t’en rends responsable. Je prévois que je donnerai naissance à un enfant mâle, et bien que tu ne veuilles y attacher d’importance, j’élèverai cependant le garçon et je te l’enverrai au Groenland, lorsqu’il sera en âge de prendre sa place parmi les autres hommes. Je prévois que ce fils te paiera la part que tu auras jouée dans notre séparation. De plus, je pense aller moi-même au Groenland avant que ma fin ne vienne. » Leif lui donna une bague en or, un manteau de bure du Groenland et une ceinture de dents de morse. Cet enfant vint au Groenland et fut nommé Thorgils. Leif reconnut sa paternité et certains hommes pensent que ce Thorgils vint en Islande dans l’été qui précèda les mystères de Froda[22]. Toutefois ce Thorgils revint par la suite au Groenland et il semble qu’il ne lui arriva rien que de naturel jusqu’à sa fin. Leif et ses compagnons prirent la mer aux Hébrides et gagnèrent la Norvège en automne. Leif alla à la cour du roi Olaf, fils de Tryggva. Il fut bien reçu par le roi qui devina que Leif était un homme de grands moyens. Le roi, au cours d’un entretien, lui demanda : « Est-ce ton intention de retourner au Groenland cet été ? » « C’est mon projet, dit Leif, si c’est votre volonté. » « Je pense que c’est bien, répliqua le roi, tu iras là sur ma recommandation et tu y proclameras le christianisme. » Leif répondit qu’il appartenait au roi de décider, mais déclara qu’à son avis, la chose n’irait pas sans difficultés au Groenland. Le roi repartit qu’il ne connaissait pas un homme plus apte que lui pour une telle entreprise « et dans tes mains, la cause prospérera sûrement ». « Cela ne se pourra, dit Leif, que si je suis favorisé par votre protection. » Leif prit la mer. Longtemps, il fut balancé de-ci, de-là sur l’océan et il arriva à des terres dont personne n’avait eu connaissance antérieurement[23]. Il y trouva du blé sauvage[24] et la vigne[25] y poussait. Il s’y trouvait aussi des arbres qu’on appelle « môsur »[26]. Il fit prendre des échantillons de tout ceci. Certains de ces arbres étaient si grands qu’ils pouvaient être employés comme bois de charpente. Leif trouva des hommes sur une épave et les ramena avec lui. En ceci, comme ailleurs, il montra sa noblesse et sa bonté, tout autant qu’en introduisant le Christianisme dans la contrée. Depuis, il fut toujours appelé Leif l’Heureux. Leif prit terre dans le Eiriksfjord et vint à son domicile de Brattalid, il fut bien accueilli par tous. Il proclama vite le Christianisme et la Foi catholique dans tout le pays ; il fit connaître au peuple le message du roi Olaf, fils de Tryggva, racontant à tous combien grandes étaient l’excellence et la gloire qui environnaient la croyance. Eirik tarda beaucoup à prendre le parti d’abandonner sa vieille religion, mais Thjohild[27] (sa femme) embrassa promptement la foi et fit construire une église non loin de son habitation. Cet édifice fut appelé l’église de Thjohild, et c’est là qu’elle et les personnes qui avaient embrassé le Christianisme, et ils étaient nombreux, venaient prier. Thjohild ne voulut plus avoir de commerce avec Eirik, après sa conversion, de quoi il fut cruellement blessé.

À cette époque, on commença à causer beaucoup d’un voyage d’exploration dans ces terres que Leif avait découvertes. Le chef de cette expédition fut Thorstein, fils d’Eirik, qui était un homme bon, intelligent et populaire. Eirik avait été convié à se joindre à eux, car on pensait que sa chance et son esprit de prévoyance seraient de grande utilité. Il fut long à se décider, mais ne dit pas non, sur les instances de ses amis. Là-dessus, ils équipèrent ce vaisseau sur lequel Thorbjorn était venu et vingt hommes furent choisis pour l’expédition. Ils ne prirent qu’un petit chargement avec eux, rien d’autres que des armes et des vivres. Le matin même où Eirik quitta sa maison, il prit avec lui un petit coffre contenant de l’or et de l’argent ; il cacha ce trésor et se mit en route. Il n’avait fait qu’un petit trajet quand il tomba de cheval, s’enfonça les côtes et se démit l’épaule. À la suite de cet accident, il envoya un mot à Thjohild[28] (sa femme) pour lui dire de prendre possession du trésor qu’il avait caché, attribuant son malheur à la cachette de ce trésor. Ils partirent alors gaiement du Eiriksfjord, pleins d’enthousiasme pour leur projet. Ils furent longtemps ballottés par les mers et ne pouvaient prendre la route qu’ils désiraient. Ils vinrent en vue de l’Islande et même aperçurent des oiseaux des côtes d’Irlande. Leur navire fut, à vrai, dire, drossé de-ci de-là par les mers. À l’automne, ils revinrent en arrière accablés par la misère, la lutte contre les éléments et épuisés par leurs travaux. Ils arrivèrent au Eiriksfjord au début de l’hiver. Eirik[29] dit alors « l’enthousiasme était plus grand en été ; lorsque nous quittâmes le fjord, mais nous sommes encore en vie, et il y a du bon, malgré tout ». Thorstein répondit : « Ce serait un acte de bon gouvernement que de chercher à accomplir ce que ces hommes-là désiraient qui sont maintenant dans le besoin et de les entretenir durant l’hiver. » Eirik répondit : « Il est toujours vrai, comme on dit, qu’une demande n’est jamais nette avant que la réponse soit arrivée. C’est le cas maintenant. Nous agirons selon ton conseil en la matière. » Tous les hommes qui n’étaient pas autrement pourvus accompagnèrent le père et le fils. Ils se rendirent à Brattalid où ils demeurèrent tout l’hiver.

Thorstein, fils d’Eirik, épouse Gudrid. — Apparitions

Alors, il faut dire que Thorstein, fils d’Eirik, rechercha Gudrid, fille de Thorbjorn, en mariage. Sa demande fut bien accueillie, tant par elle-même que par son père et la chose fut décidée. Thorstein épousa Gudrid et la noce eut lieu à Brattalid dans l’automne. La réception se passa bien et l’assistance fut nombreuse. Thorstein avait une maison dans les établissements de l’Ouest, dans une certaine ferme du Lysufjord. La moitié des intérêts dans cette propriété appartenait à un homme nommé aussi Thorstein, dont la femme s’appelait Sigrid. Thorstein alla au Lysufjord à l’automne, près de son homonyme et Gudrid l’accompagna. Ils furent bien reçus et restèrent durant l’hiver. Il arriva que la maladie s’abattit sur leur maison au début de l’hiver. Le régisseur s’appelait Gard, il n’était pas aimé ; il fut atteint le premier, et mourut. Peu de temps après, l’un et l’autre des hôtes furent pris et moururent. Thorstein, fils d’Eirik, tomba malade ainsi que Sigrid, la femme de l’autre Thorstein. Et un soir, Sigrid demanda à aller aux lieux qui étaient dans un bâtiment en face de la maison. Gudrid l’accompagna. Arrivée à la porte extérieure, Sigrid poussa une grande plainte : « Nous avons agi sans réflexion, dit Gudrid, il ne sert à rien de crier, bien que le froid te frappe, rentrons au plus vite ». Sigrid répondit : « Ceci ne peut se faire dans l’état actuel. Tous les morts sont dressés devant la porte, parmi eux, je vois ton mari Thorstein et je peux me voir moi-même et rien de plus effroyable à regarder ? » Mais, aussitôt que ceci fut passé, elle s’écria : « Allons maintenant Gudrid, je ne vois plus la bande. » Le surveillant avait disparu à sa vue, alors qu’il lui semblait auparavant se tenir avec un fouet à la main et faisait le geste de fouetter le troupeau. Alors elles rentrèrent. Avant le matin, elle était morte, et un cercueil fut fait pour son corps. Ce même jour, les hommes projetèrent d’aller à la pêche et Thorstein les accompagna au port. Au crépuscule, il descendit pour voir leur pêche. Thorstein, fils d’Eirik, envoya un mot à son homonyme, pour lui dire de venir, que tout n’allait pas comme il fallait là-bas[30] ; la maîtresse (morte) voulait se lever et demandait à s’habiller près de lui. Lorsqu’il entra dans la chambre, elle se dressa sur le lit funèbre. Il lui prit alors les mains, et lui plaça une hache devant la poitrine[31]. Thorstein, fils d’Eirik, mourut avant la tombée de la nuit. Thorstein, le maître de maison, pria Gudrid de se coucher et de dormir, disant qu’il veillerait sur les corps durant la nuit ; elle le fit. La nuit avait à peine commencé que Thorstein, fils d’Eirik, se souleva et parla, il demanda que Gudrid vint, car c’était son désir de lui parler : « C’est la volonté de Dieu que cette heure me soit accordée pour moi-même et pour l’amélioration de mon sort. »

Thorstein, l’hôte, alla chercher Gudrid, l’éveilla et la pria de se signer elle-même et d’implorer Dieu pour qu’il la gecourut : « Thorstein, fils d’Eirik m’a dit qu’il désirait te voir, réfléchis toi-même maintenant sur ce que tu veux faire, car je n’ai pas d’avis à te donner. » Elle répondit : « Il se peut qu’il s’agisse ici d’un de ces événements dont il faudra garder le souvenir, comme d’une étrange chose, j’espère que Dieu me gardera ; donc, sous la garde de Dieu, je vais essayer d’aller à lui et de savoir ce qu’il veut dire, car je ne puis l’éviter, même si cela doit me causer du mal. Je veux le faire, de crainte qu’il n’aîlle plus loin, car je crois que le cas est grave. »

Alors Gudrid alla et s’approcha de Thorstein, il lui sembla qu’il pleurait. Il lui dit quelques mots à l’oreille, à voix basse, de telle sorte qu’elle seule put entendre. Par contre, il dit de manière que tous purent le saisir, que toutes ces personnes-là seraient bénies qui garderaient bien leur foi et qu’ils en tireraient toute aide et consolation, mais qu’il y avait des personnes présentes qui la gardaient mal. Ce n’est pas une coutume convenable, que celle que l’on a suivie ici, au Groenland, depuis l’introduction du Christianisme dans le pays, d’enterrer les gens dans la terre non consacrée, après un court service funéraire seulement. Mon vœu est d’être transporté à l’église en même temps que les autres qui sont morts ici ; toutefois, je voudrais que vous brûliez Gard sur un bûcher aussi promptement que possible, car il fut la cause de toutes ces apparitions qu’on a vues ici durant l’hiver. » Il parla aussi à Gudrid de son avenir qui lui était réservé et qui était remarquable. Il la priait d’éviter d’épouser aucun Groenlandais. Il lui conseilla de donner leur bien à l’église et aux pauvres et il s’évanouit une deuxième fois. La coutume était au Groenland, même après l’introduction du Christianisme, d’enterrer les gens dans la ferme même où ils étaient morts, dans la terre non consacrée ; un bâton était planté dans le sol, touchant la poitrine du mort et par la suite, quand les prêtres vinrent, ces bâtons furent arrachés et on eut qu’à jeter de l’eau bénite dedans (le trou). Un service funèbre fut célébré, quoique ce fut longtemps après les décès. Les corps des morts furent conduits à l’église du Eiriksfjord et les rites funèbres furent accomplis par le clergé.

Thorbjorn mourut peu après et Gudrid entra en possession de son bien tout entier. Eirik la prit dans sa maison et surveilla ses affaires avec soins.

Au sujet de Thord de Höfdi

Il y avait un homme nommé Thord, qui vivait à Höfdi, sur la plage de Höfdi[32]. Il avait épousé Fridgerd, fille de Thori le Flâneur et de Fridgerd, fille de Kiarval, roi d’Irlande. Thord était un fils de Bjorn Byrdurmjôr, fils de Thorvald l’Épine, fils de Ragnar au poil hirsute. Ils avaient un fils, nommé Snorri, qui épousa Thornhild la Perdrix, fille de Thord « le Hurleur ». Leur fils était Thord, Tête de cheval. Thorfin Karlsefni était le nom du fils de ce Thord. Le nom de la mère de Thorfin était Thorun. Thorfin faisait des voyages de commerce et avait la réputation d’un bon marchand. Un été, il arma son navire, dans le but d’aller au Groenland. Snorri, fils de Thorbrand de l’Alptafjord, l’accompagna. Avec eux, il y avait quarante hommes à bord du navire. Un homme nommé Bjarni, fils de Grimolf, habitant le Breidafjord et un autre nommé Thorhall, fils de Gamli, habitant des fjords de l’Est, armèrent un navire le même été que Karlsefni, dans le but de faire aussi un voyage au Groenland ; ils avaient aussi quarante hommes à leur bord. Quand ils furent prêts à naviguer, les deux navires prirent la mer ensemble. La durée du voyage n’a pas été rapportée, mais on dit que les deux navires arrivèrent au Eiriksfjord dans l’automne.

Eirik et d’autres habitants du pays vinrent à cheval aux navires et un bon commerce s’établit entre eux bien vite. Les armateurs offrirent à Eirik de prendre autant de leurs marchandises qu’il lui plairait, tandis qu’Eirik, de son côté, montrait en retour une grande munificence en invitant les deux équipages à l’accompagner à sa maison et à prendre leur quartier d’hiver à Brattalid. Les marchands acceptèrent cette invitation et partirent avec Eirik. Les marchandises furent transportées à Brattalid ; il ne manquait pas là de bons et commodes magasins pour les abriter. Les hommes ne manquèrent non plus de ce dont ils avaient besoin et les marchands furent enchantés de l’hospitalité de la maison d’Eirik cet hiver là. Mais quand on approcha de Noël, Firik devint taciturne et moins gai qu’à l’habitude. Un beau jour, Karlsefni entra en conversation avec lui et dit : « As-tu quelque chose qui pèse sur toi, Eirik, mon maître. On a remarqué que tu étais quelque peu plus silencieux que tu ne l’avais été jusqu’ici. Tu nous a reçus avec une grande libéralité et il convient que nous te le rendions autant qu’il est en notre pouvoir. Fais-nous connaître, maintenant, les causes de ta mélancolie. » Eirik répondit : « Vous avez accepté mon hospitalité aimablement et en hommes. Je ne puis être satisfait que vous ayiez à souffrir par suite de notre situation. En plus, je suis fâché à la pensée qu’il pourrait être dit ailleurs que vous n’avez jamais passé un plus mauvais Noël qu’ici, et pour tout dire quand Eirik le Rouge fut votre hôte à Brattalid au Groenland. »

« Il ne doit y avoir aucune raison pour cela, mon maître, répliqua Karlsefni, nous avons de l’orge pour la bière et du grain dans nos navires et nous serons heureux que tu en prennes autant que tu peux le souhaiter et que tu t’approvisionnes pour la fête aussi libéralement qu’il te conviendra. » Eirik accepta et des préparatifs furent faits pour la Noël. Ce fut si somptueux que l’assistance eut l’impression de n’avoir jamais vu une aussi belle fête auparavant dans cette pauvre contrée. Après Noël, Karlsefni entama avec Eirik, le sujet d’un mariage avec Gudrid, estimant qu’il avait le droit de disposer de sa main. Eirik répondit favorablement et dit qu’elle devait accomplir le destin qui lui était réservé, ajoutant qu’il n’avait entendu que de bons rapports sur lui. Bref, le résultat fut que Thorfin fut fiancé à Thurid (Gudrid) et le banquet de mariage fut célébré. Ceci advint à Brattalid durant l’hiver.

Début des voyages au Vinland

À ce moment, on commença à parler beaucoup à Brattalid d’aller explorer le Vinland le Bon, car, disait-on, ce pays devait posséder maintes précieuses ressources. Et ainsi, Karlsefni et Snorri résolurent d’armer leurs navires pour aller trouver ce pays au printemps. Avec eux et leur expédition, se joignit un homme nommé Bjarni et un autre nommé Thorhall, avec leur navire, dont il a été question plus haut. Il y avait un homme nommé Thorvard, marié à Freydis, fille naturelle d’Eirik le Rouge. Il les accompagna aussi avec Thorvard, fils d’Eirik et Thorhall dit le Chasseur. Ce dernier avait été pendant longtemps compagnon de chasse d’Eirik durant les étés et son cuisinier durant les hivers. Ce Thorhall était vigoureux, basané et d’une taille gigantesque ; c’était un homme généralement silencieux, mais bavard à l’occasion. Il incita toujours Eirik au mal, c’était un mauvais chrétien. Il avait une grande connaissance des régions inhabitables « obygdir ». Il était sur le même bateau que Thorvard et Thorvald. C’était le bateau que Thorbjorn avait amené. Ils étaient en tout cent soixante hommes. Alors, ils firent route vers les établissements de l’Ouest et de là à l’île de l’Ours[33]. De là, ils allèrent vers le Sud pendant deux « doegr »[34]. Alors, ils virent une terre, mirent un canot à la mer et l’explorèrent. Ils y trouvèrent de grandes pierres plates (hellur) dont beaucoup avaient douze alna[35] de large. Il y avait là, aussi, beaucoup de renards polaires. Ils donnèrent un nom à cette contrée et l’appelèrent Helluland (pays des pierres).

Puis, ils naviguèrent deux « doegr » vers le Sud-Est et un pays se trouva devant eux où il y avait de grands bois et beaucoup de bêtes sauvages ; une île était située au large vers le Sud-Est ; ils y trouvèrent un ours et l’appelèrent l’île de l’Ours, tandis qu’ils nommèrent le pays boisé Markland (pays des forêts). De là, ils naviguèrent longtemps vers le Sud, le long de la contrée et arrivèrent à un cap ; la terre était à tribord (droite). Il y avait là de longues plages et des bancs de sable. Ils atterrirent à la rame et trouvèrent sur ce cap la quille d’un navire, ce pourquoi, ils le nommèrent Kjalarness[36] ; ils appelèrent aussi les plages Furdurstrandir[37] parce qu’ils les avaient longées très longtemps. Puis la côte se découpa en baies. Ils entrèrent dans l’une d’elles. Le roi Olaf avait donné à Leif, deux Écossais, au temps où il était à sa cour, alors qu’il l’avait invité à porter le Christianisme au Groenland. L’homme s’appelait Haki et la femme Haekia. Tous deux couraient plus vite que les animaux sauvages. Eirik et Leif avaient mis ce couple au service de Karlsefni. Alors, après avoir longé le Furdurstrandir, ils mirent les Gaels à terre et leur demandèrent de courir vers le Sud reconnaître la nature du pays et de revenir après trois doegr. Ils portaient l’un et l’autre un vêtement qu’ils appelaient « Kiafal » qui était fait de telle sorte qu’il formait un capuchon en haut, était ouvert sur les côtés, sans manches et était tenu entre les jambes avec des boutons et des boucles ; partout ailleurs ils étaient nus. Karlsefni et ses compagnons restèrent en place durant leur absence et quand ils revinrent, l’un d’eux portait une poignée de raisins[38], et l’autre des épis de froment nouvellement poussés. Ils revinrent à bord et alors Karlsefni et sa suite continuèrent leur route jusqu’au moment où ils arrivèrent à un endroit où la côte était découpée de baies. Ils entrèrent dans un fjord dont une île barrait l’entrée et autour duquel régnait un courant violent, ce pourquoi ils l’appelèrent Straumey[39], Il y avait sur cette île tant d’oiseaux qu’il était à peine possible de marcher entre les œufs. Ils baptisèrent le fjord Straumfjord[40]. Ils y débarquèrent leur chargement sur la rive et s’y établirent. Ils avaient amené avec eux toutes espèces de bestiaux vivants. C’était un endroit agréable. Ils s’occupèrent exclusivement d’explorer le pays. Ils y restèrent l’hiver, mais ils n’avaient point pris de précautions pour l’hivernage et dès la fin de l’été, la pêche commençant à être mauvaise, ils furent à court de nourriture. C’est alors que Thorhall le Chasseur disparut. Les équipages avaient déjà imploré Dieu pour obtenir de quoi manger, mais la nourriture ne vint pas aussi vite qu’il eut été nécessaire. Ils recherchèrent Thorhall pendant trois doegr et le trouvèrent sur une roche escarpée.

Il y était couché, regardant le ciel, la bouche et les narines béantes et marmonnant quelque chose. Ils lui demandèrent pourquoi il était venu là ; il répondit que ça ne regardait personne. Ils le prièrent de revenir avec eux à la maison, ce qu’il fit. Peu après, une baleine apparut ; ils la capturèrent et la découpèrent ; personne ne savait quelle espèce de bête c’était. Quand le cuisinier l’eut préparée, ils en mangèrent et furent tous malades. Alors Thorhall s’approchant d’eux leur dit : « La Barbe Rouge[41] n’a-t-il pas bien prouvé qu’il était plus puissant que votre Christ ? Voilà ma récompense pour les vers que j’ai composés pour Thor, le fidèle ; rarement il m’a manqué. » Quand les membres de l’équipage entendirent cela, ils rejetèrent la baleine à la mer et firent appel à Dieu. Le temps alors s’améliora, ils purent sortir à la pêche et dès lors, ils ne manquèrent plus de provisions, car ils pouvaient chasser dans l’intérieur, récolter des œufs dans l’île et prendre du poisson dans la mer.

De Karlsefni et Thorhall

On dit que Thorhall le Chasseur voulut aller chercher le Vinland vers le Nord, par delà le Furdurstrandir, tandis que Karlsefni désirait continuer vers le Sud, en suivant la côte. Thorhall prépara son voyage au-dessous de l’île[42], il n’avait que neuf compagnons, tout le reste de l’expédition restant avec Karlsefni. Un jour que Thorhall portait de l’eau à bord de son bateau et en buvait, il se mit à chanter :

Les hommes m’avaient promis
Quand je vins ici
Que j’aurais de bonnes choses à boire
Il est convenable pour moi
Avant tout de blâmer la contrée
Voyez, les hommes, comme je peux lever le broc
Au lieu de boire du vin
Il faut se baisser vers là source d’eau.

Quand son bateau fut prêt, et la voile hissée, Thorhall se mit encore à chanter :

Retournons vers nos concitoyens,
Que le marin explore bien la mer
Tandis que les guerriers, ceux qui aiment ce pays-ci,
Y vivent et cuisent de la baleine sur le Furdurstrandir.

Alors, ils firent voile vers le Nord, du côté du Furdurstrandir et de Kjalarness, puis ils voulurent croiser vers l’Ouest. Ils rencontrèrent des tempêtes de l’Ouest et furent chassés jusqu’aux côtes d’Irlande, où ils furent fort maltraités et jetés en esclavage. Thorhall y mourut, au dire des marchands.

Il faut dire maintenant que Karlsefni croisa vers le Sud en suivant la côte avec Snorri, Bjarni et leurs hommes. Ils naviguèrent longtemps, jusqu’à une rivière qui coulait de l’intérieur dans un lac et de là dans la mer. Il y avait des hauts fonds dangereux, si bien qu’on ne pouvait y entrer qu’à marée haute. Karlsefni et ses hommes entrèrent dans l’embouchure de la rivière et appelèrent l’endroit « Hóp »[43]. Ils trouvèrent des champs de blé sauvage dans la contrée, partout dans les fonds, tandis que sur les hauteurs, il y avait de la vigne[44]. Tous les ruisseaux étaient peuplés de poissons. Ils creusèrent des trous sur les rives, là où la marée montait le plus haut et quand elle descendait, ils y trouvaient des hallibuts[45]. Il y avait là beaucoup d’animaux sauvages de toutes sortes dans les bois. Ils y restèrent un demi-mois et s’y trouvèrent bien. Ils ne prenaient aucune mesure de sûreté et avaient leur bétail avec eux. Un beau matin, en regardant à la ronde, ils aperçurent un grand nombre de canots de peau. Les passagers brandissaient des bâtons au-dessus de ces bateaux et ça produisait le même bruit que le vent dans la paille. Ils les agitaient dans le sens de la marche du soleil. Karlsefni demanda alors : « Que peuvent signifier ces signaux ? » Snorri, fils Thorbrand lui répondit : « Il se peut que ce soit un signal de paix, prenons donc un bouclier blanc et montrons-le ». Ils firent ainsi. Alors, les étrangers ramèrent vers eux et débarquèrent, considérant avec curiosité ces gens qu’ils voyaient. Ils étaient basanés, avaient mauvais aspect et des cheveux sales. Ils avaient de grands yeux et étaient larges de poitrine. Ils restèrent immobiles quelque temps, regardant curieusement et s’en allèrent en contournant la pointe qui se trouvait vers le Sud.

Karlsefni et ses compagnons avaient construit leurs huttes au-dessus du lac, certaines étaient proches de la rivière, les autres plus éloignées. Ils y restèrent l’hiver. Il ne neiga pas et tout leur bétail vécut en pâturant. Quand vint le printemps, ils aperçurent de bonne heure, un matin, un grand nombre de canots de peau, venant du Sud et tournant le cap, si nombreux qu’on aurait cru la baie semée de charbon et sur chaque canot, on agitait une perche. Alors Karlsefni et les siens montrèrent leurs boucliers et quand ils se furent rapprochés, ils commencèrent à faire des échanges. Les étrangers désiraient surtout acheter de l’étoffe rouge, en échange de quoi, ils offraient des pelleteries et des peaux toutes grises. Ils désiraient aussi acheter des épées et des lances, Karlsefni et Snorri s’y opposèrent. En échange des peaux en très bon état, les Skroelings prenaient des morceaux d’étoffe rouge d’une main de large, qu’ils nouaient autour de leurs têtes. Le marché continua ainsi pendant quelque temps jusqu’au moment où Karlsefni et les siens commencèrent à être à court d’étoffe. Ils la coupèrent alors en morceaux qui n’avaient guère plus qu’un doigt de largeur. Les Skroelings continuèrent à donner juste autant qu’avant ou même plus.

Il arriva alors qu’un taureau qui appartenait à Karlsefni sortit du bois et beugla très fort. Ceci terrifia tellement les Skroelings qu’ils coururent à leurs canots et firent force rame le long de la côte vers le Sud. On ne vit plus rien d’eux pendant trois semaines entières. Puis, une grande quantité de bateaux de Skroelings furent aperçus venant du Sud, comme le courant d’un fleuve, et ils agitaient tous leurs bâtons dans le sens inverse de la course du soleil en poussant des cris. Alors Karlsefni et ses hommes prirent leurs boucliers rouges et les montrèrent. Les Skroelings sautèrent de leurs canots, les abordèrent et combattirent. Ce fut une pluie serrée de projectiles, car les Skroelings avaient des frondes. Les compagnons de Karlsefni observèrent que les Skroelings élevaient une perche avec une chose de la forme d’une grosse boule, presque de la taille d’un ventre de mouton et presque noire de couleur et ils lancèrent cette chose avec la perche par dessus les hommes de Karlsefni, Cela fit un bruit effrayant en tombant. Alors, une grande panique s’empara de Karlsefni et de tout son monde. Chacun ne pensa qu’à fuir le long de la berge de la rivière, car il semblait que la troupe des Skroelings attaquait de tous côtés. Les fuyards ne s’arrêtèrent qu’à un rocher saillant où ils offrirent une grande résistance. Freydis[46] sortit et voyant que Karlsefni et ses hommes fuyaient, elle cria : « Comment pouvez-vous fuir devant ces misérables, des hommes comme vous, alors que je pense que vous pourriez les massacrer comme du bétail. Si j’avais une arme, ma parole, je combattrais mieux qu’aucun de vous. » Ils ne prêtèrent aucune attention à ses paroles. Freydis essaya de les rejoindre, mais resta en arrière, car elle n’était pas bien portante, elle les suivit cependant dans la forêt, tandis que les Skroelings la poursuivaient. Elle rencontra devant elle le cadavre de Thorbrand, fils de Snorri, qui avait eu le crâne enfoncé par une pierre plate. Son épée nue gisait à côté de lui. Elle la ramassa et fit mine de se défendre avec cette arme.

Les Skroelings l’approchèrent, alors, elle abaissa sa chemise et frappa sa poitrine avec l’épée nue. Les Skroelings en furent si terrifiés qu’ils coururent à leurs canots et disparurent. Karlsefni et ses compagnons la rejoignirent et la félicitèrent de son courage. Deux hommes de Karlsefni étaient tombés et un grand nombre de Skroelings. La troupe de Karlsefni avait été écrasée par le nombre. On retourna aux buttes, les blessés pansèrent leurs blessures et on supputa le nombre d’ennemis qui avaient pu descendre sur le parti. Il leur apparut alors qu’ils n’avaient eu affaire qu’à une troupe venue des canots et que l’autre n’était qu’une illusion. En outre, les Skroelings avaient rencontré un cadavre et sa hache à côté. L’un d’eux la ramassa et en frappa un arbre ; ce qu’ils firent à tour de rôle. Ils parurent lui trouver beaucoup de valeur surtout à son tranchant. L’un s’en saisit et frappa une pierre avec (si bien que) la hache se brisa, ce pourquoi ils estimèrent qu’elle était moins bonne que la pierre et ils la jetèrent.

Karlsefni et les siens pensèrent alors que, bien que le pays fut plaisant, leur existence serait pleine de craintes et d’inquiétude du fait des habitants. Ils préparèrent leur départ et se décidèrent à retourner dans leur propre pays. Ils firent voile vers le Nord en suivant les côtes, ils trouvèrent cinq Skroelings habillés de vestes de peaux, endormis près de la mer. Près d’eux, étaient leurs barques souillées de cervelles d’animaux et de sang. Karlsefni et ses compagnons pensèrent qu’ils avaient dû être bannis de leur pays et ils les tuèrent. Ensuite, ils arrivèrent à un cap sur lequel il y avait un grand nombre d’animaux, le cap ressemblait à un tas de fumier, du fait que les animaux y restaient la nuit. Ils revinrent encore au Straumfjord, où ils trouvèrent une grande abondance de tout ce dont ils avaient besoin.

Quelques hommes disent que Bjarni et Freydis (ou Gudrid) étaient restés là en arrière avec une centaine d’hommes et n’étaient point allés plus loin, pendant que Karlsefni et Snorri avaient continué à aller vers le Sud avec cinquante hommes et n’étaient restés au « Hóp » que deux mois et étaient revenus dans le même été.

Karlsefni partit avec un navire à la recherche de Thorhall le Chasseur, mais le gros de l’expédition resta en arrière. Karlsefni fit route vers le Nord, contourna Kjalarness en se dirigeant vers l’Ouest, ayant la terre à bâbord[47]. La contrée était sauvage et boisée aussi loin qu’on pouvait le voir avec à peine quelques clairières. Après avoir voyagé sur une grande distance, ils trouvèrent une rivière qui coulait de l’Est vers l’Ouest. Ils entrèrent dans l’estuaire et atterrirent sur la rive sud.

Mort de thorvald, fils d’Eirik

Il arriva un matin que Karlsefni et ses compagnons découvrirent dans les bois, au-dessus de la rivière, une petite chose qui semblait briller, ils l’appelèrent, ça remua, c’était un unipède[48] qui vint en sautillant jusqu’à la berge de la rivière sur laquelle ils étaient. Thorvald, un fils d’Eirik le Rouge, était assis au gouvernail, l’unipède lui décocha une flèche. Thorvald arracha la flèche et dit : « C’est gros pour mon ventre, nous sommes tombés dans un pays fertile et cependant nous n’en tirerons pas beaucoup de profit ». Thorvald mourut peu après de sa blessure. Alors, l’unipède s’enfuit vers le Nord. Karlsefni et ses hommes le poursuivirent et l’aperçurent par moments, la dernière fois, il courait dans une rivière. Ils s’en revinrent alors et l’un des hommes chanta :

Les hommes l’ont poursuivi
c’est vraiment
un Unipède,
en bas sur la plage,
mais cet homme étrange
s’enfuit vite
par dessus les bancs
Entends, Karlsefni ?

Ils naviguèrent vers le Nord de nouveau, pensant avoir eu en vue le pays des Unipèdes, ils ne furent pas d’avis de risquer la vie des hommes plus longtemps. Ils pensèrent que les montagnes qui entouraient le Hóp et celles qu’ils voyaient alors formaient une seule et même chaîne, et ce, parce qu’ils étaient à la même distance du Straumfjord, mais dans une autre direction. Ils passèrent le troisième hiver au Straumfjord. Alors, les hommes commencèrent à se diviser en factions à cause des femmes ; ceux qui étaient sans femmes essayèrent de prendre celles de ceux qui étaient mariés, d’où un grand trouble.

Snorri, fils de Karlsefni, était né le premier automne et il avait trois hivers quand ils partirent. Alors, ils quittèrent le Vinland, ils avaient un vent du Sud, ils arrivèrent au Markland, où ils trouvèrent cinq Skroelings, dont l’un était barbu, deux femmes et deux enfants. Karlsefni et ses compagnons prirent les enfants, mais les autres s’échappèrent et ces Skroelings s’enfoncèrent dans la terre[49]. Ils emmenèrent les enfants, leur apprirent leur langue et les baptisèrent. Ces enfants dirent que le nom de leur mère était Vethilldi et celui de leur père Uvegi, que les Skroelings avaient des rois, dont l’un s’appelait Avalldama et l’autre Avilldudida. Ils constatèrent qu’il n’y avait pas de maisons et que les habitants vivaient dans les cavernes ou dans les trous. Ils dirent (les enfants) qu’il y avait un pays de l’autre côté de la mer, où habitaient des hommes qui portaient des vêtements blancs, qui chantaient fort et portaient devant eux des perches d’où pendaient des morceaux d’étoffe ; on croit que ce pouvait être le Huitramannaland[50] ou l’Irlande la Grande. Alors, ils arrivèrent au Groenland et restèrent l’hiver avec Eirik le Rouge.

Bjarni, fils de Grimolf et ses compagnons[51] furent entraînés dans l’Atlantique, ils arrivèrent dans une mer qui était remplie de vers et leur navire commença à couler. Ils avaient un canot qui était bien calfaté avec de la poix. Les vers de mer n’y pénétrèrent pas. Ils prirent leurs places dans ce canot. Alors Bjarni dit : « Puisque le canot ne peut pas contenir plus de la moitié de nos hommes, à mon avis, les hommes qui iront dans le canot seront choisis par le sort, car le choix ne pourra être fait selon le rang. » Ceci leur parut être si digne d’un homme que nul ne s’y opposa. Le plan fut adopté et on tira au sort. Bjarni fut désigné pour le canot et la moitié des hommes avec lui, car il ne pouvait contenir plus. Mais, quand les hommes furent dans le canot, un Islandais qui était resté dans le bateau et qui était venu d’Islande avec Bjarni, dit : « As-tu l’intention, Bjarni, de m’abandonner ici ? » — « Il en est ainsi, dit Bjarni ». « Ce n’est pas la promesse que tu fis à mon père, quand je quittais l’Islande avec toi, voudrais-tu te séparer de moi, quand tu as dit que nous partagerions le même destin ? » — « Qu’il en soit comme tu le veux, puisqu’il faut changer, dit Bjarni. Viens ici et moi, j’irai sur le bateau, car je vois que tu as grande envie de vivre. » Bjarni remonta sur le bateau et l’homme descendit dans le canot. Ils firent route jusqu’à ce qu’ils arrivassent à Dublin en Irlande, où ils racontèrent cette histoire. Maintenant, c’est la croyance de beaucoup de gens que Bjarni et ses compagnons périrent dans ceite mer de vers blancs, car on n’entendit plus jamais parler d’eux.

Karlsefni et la destinée de sa femme Thurid

L’été suivant, Karlsefni fit voile pour l’Islande et sa femme avec lui et ils allèrent à sa maison de Reyniness. Sa mère crut d’abord qu’il avait fait un mauvais mariage et Gudrid ne vint pas à la maison le premier hiver. Toutefois, la mère se convainquit que Gudrid était une femme vraiment supérieure, alors, celle-ci put venir à la maison et ils vécurent heureux ensemble. Hafllrid fut une fille de Snorri, fils de Karlsefni, elle fut la mère de l’évêque Thorlak, fils de Runolf. Ils eurent aussi un fils nommé Thorbjorn, qui eut une fille nommée Thorun, mère de l’évêque Bjarn. Tporgeir fut le nom d’un fils de Snorri, fils de Karlsefni, il fut le père de Ingvild, mère de l’évêque Brand l’aîné. Steinum fut une fille de Snorri, fils de Karlsefni, qui épousa Einar, fils de Grundarketil, un fils de Thorvald Krok, fils de Thori d’Erpithol.

Leur fils fut Thorstein l’Injuste qui fut le père de Gudrun, qui épousa Jorund de Keldu. Leur fille fut Halla, mère de Flosa, père de Valgerd, mère de Herra Herlend le Gros, père de Herra Hauk, l’homme de loi. Une autre fille de Flosa fut Thordis, mêre de Flu Ingigerd le Riche. Leur fille fut Flu Hallbera, abbesse de Reyniness à Stad.

Beaucoup de gens d’importance, en Islande, descendent de Karlsefni et de Thurid (Gudrid), que nous ne pouvons mentionner ici.

Dieu soit avec vous, Amen !

Analyse de la saga de Karlsefni

L’analyse de la Saga de Karlsefni met en relief une tendance essentielle : faire briller son héros principal, Karlsefni, quelque peu aux dépens de celui que célèbre la Saga d’Eirik, Leif. La comparaison seule des péroraisons des deux récits est déjà édifiante.

Dans l’ensemble, aussi bien dans la Saga de Karlsefni que dans le Flatey Bôk, le rôle d’Eirik le Rouge reste en relief. C’était justice, puisqu’il fut le découvreur, l’initiateur, et qu’à lui remonte toute l’aventure. Mais, hormi ce point, dans la Saga de Karlsefni, la famille d’Eirik passe au second plan. Leif, par exemple, ne trouve le Vinland que par l’effet d’une dérive due à la tempête. C’est le rôle de Bjarni dans la Saga d’Eirik. Les autres membres sont des comparses ou des personnages odieux, comme Freydis.

La grande vedette, c’est Karlsefni. Le tableau est poussé si loin, qu’au retour de son expédition au Groenland, il n’est plus question ni d’Eirik, ni des siens. Le Scalde les efface dans le rayonnement de la gloire de son héros.

Karlsefni est dépeint comme un habile commerçant, un marin audacieux et dans ses aventures avec les Skroelings, comme un chef militaire avisé. Tous titres de gloire particulièrement appréciés chez les Normands.

Son itinéraire, quelque peu différent de celui de Leif, longe les mêmes côtes et aboutit à une contrée qui ne doit pas être fort lointaine du Vinland de Leif, qui se trouve vraisemblablement sous la même latitude, mais où Karlsefni avoue implicitement n’avoir pas retrouvé les huttes de Leif, comme les autres aventuriers l’ont fait.

Arrivé au Straumfjord, il n’ose penser qu’il est au Vinland, bien qu’il ait trouvé de la vigne. Il ne semble pas certain d’avoir atteint le but qu’il s’était proposé en partant du Groenland, puisque quittant le Straumfjord, il va plus au Sud, où il trouve le Hóp. Il laisse Thorhall partir vers le Nord-Ouest à la recherche des huttes de Leif.

Des analyses des deux Sagas, on peut, dès maintenant, tirer les conclusions suivantes :

Il n’y a qu’une série de voyages en Amérique. Ils forment le fonds commun, mais sont relatés d’une façon légèrement différente dans chaque Saga. Au cours de ces voyages, les navigateurs ont suivi des itinéraires sensiblement voisins et ont dû aboutir à des régions sans doute peu éloignées l’une de l’autre.

Plusieurs de ces voyages furent faits par des Groenlandais apparentés à Eirik, un autre par des Islandais conduits par Karlsefni, de passage au Groenland et qui revint en Islande.

Les Scaldes groenlandais ou islandais recueillirent de ces voyages des versions foncièrement semblables, mais la distribution des rôles des acteurs y varia selon que les Scaldes appartenaient à la clientèle de l’un des groupes groenlandais (famille d’Eirik) ou islandais (famille de Karlsefni). Ils les arrangèrent selon leurs tendances, leur désir de plaire à leurs commensaux ordinaires pour la plus grande gloire de leur favori ou le plaisir de ses descendants.

Tout ceci forme une thèse qu’on trouve dans les ouvrages récents, Steensby, Hovgaard, et surtout dans Fossum. Basée sur une explication plus large et plus réaliste des textes, elle permet de mettre fin à une querelle inféconde qui consistait à opposer les textes et par conséquent à négliger l’un au profit de l’autre, sans avantage pour l’intelligence générale des faits.

Si l’on en admet les grandes lignes, les différences s’atténuent. Les événements s’expliquent tout simplement. Il en résulte une double localisation du Vinland, depuis longtemps soupçonnée, mais nettement exposée dans les dernières œuvres seulement.

Les explications des divergences ne manquent pas et on les trouvera développées dans la troisième partie.

Dégagée de toutes les enjolivures, des interpolations probables, la Saga de Karlsefni donne l’aspect d’un récit qui se tient. Les grandes lignes des faits ne diffèrent guère de celles de la Saga d’Eirik. Le Hóp de Karlsefni, comme le Vinland de Leif, se trouvaient quelque part au Sud-Ouest du Groenland, sur la côte américaine. Les itinéraires suivis pour aller à l’une ou à l’autre région, sont peu différents. Les pays rencontrés ont les mêmes caractéristiques.

Au Hóp et au Vinland, même climat, même faune, même flore, mêmes Skroelings.

L’ensemble des expéditions n’embrasse qu’une période assez courte, dix à douze ans au maximum, on pouvait donc s’attendre à ce que les relations ne présentassent pas de grandes dissemblances. C’est ce qu’on peut constater, en ce qui concerne le fond tout au moins, dans ces deux Sagas. La passion a pu faire mettre l’honneur de l’aventure au compte de l’un aux dépens de l’autre, le fait reste le même.

L’important, pour nous, ne réside pas dans une querelle de clans, ou une querelle littéraire, qui peut intéresser des spécialistes. Le résultat qui nous attire, se trouve dans les faits, c’est la possibilité d’affirmer que les Normands ont atteint à plusieurs reprises la côte américaine au xe siècle.

  1. Her-Konungr : de Her, armée, guerre (Allemand Heer) et Konungr (Norvégien-Konge ; Allemand König), roi-chef.
  2. Les îles Hébrides.
  3. Caithness, comté de la pointe nord-est de l’Écosse.
  4. Ross, comté du nord de l’Écosse ; Moray, comté d’Elgin ou de Murray.
  5. Le val de Vifil.
  6. Ville du district actuel de Stavanger. Sud-ouest de la Norvège.
  7. Hornstrand-Drangar, sur la côte de la péninsule nord-ouest de l’Islande.
  8. Voir précédemment.
  9. Voir précédemment.
  10. Montagne sur la côte est du Groenland.
  11. L’île d’Eirik.
  12. Vestri bygd, voir précédemment, établissements de l’Ouest.
  13. Vestri Obygd, il s’agit là, d’après Fossum, de la terre de Bafin.
  14. L’îlot d’Eirik.
  15. Terre verte.
  16. Scène de double vue.
  17. Hnjoskr, mot de sens mal déterminé, écorce, amadou.
  18. De « vard » : gardien et « lokkur » appeler, invocation aux génies tutélaires.
  19. La même prédiction, présentée d’une façon différente, se trouve dans la Saga d’Eirik (Voir précédemment).
  20. Eirik s’était fixé à Brattalid, dans les établissements de l’Est.
  21. Olaf, fils de Tryggva, roi de Norvège, 994-1000, baptisé à Londres. Sous son règne, les Farde, l’Islande et le Groenland furent réunis à la couronne.
  22. Froda était une ferme où demeura Thorgunna. Il y eut des apparitions après sa mort et nombre de personnes moururent jusqu’à ce qu’on en fit l’exorcisme.
  23. Leif joue ici le rôle de Bjarni de la Saga d’Eirik.
  24. Hvede : hvueiti, froment.
  25. Vinvidr, voir précédemment.
  26. On ne sait exactement ce qu’était ce bois, peut-être l’érable. C’était, en tous cas un bois rare ou peu commun dans les pays habités par les Normands.
  27. Thorhild, depuis son baptême, avait changé son nom, de Thorhild que l’on a vu plus haut en Thjohild, la racine Thor lui semblant trop païenne.
  28. Voir précédemment.
  29. Les textes ne permettent pas de démêler si Eirik a ou n’a pas accompagné l’expédition jusqu’à ce moment.
  30. C’est ici encore une scène de sorcellerie.
  31. La hache avait la propriété d’éloigner les spectres.
  32. Höfdi, nom d’une propriété en Islande.
  33. On verra pourquoi l’expédition se dirigea vers le nord-ouest dans la troisième partie.
     Cette île était probablement quelque part sur la côte de la Terre de Bafin.
  34. Le chiffre est fort peu lisible sur l’excellent fac-similé du parchemin donné dans l’ouvrage de Reeves.
  35. Alna : mesure égale à un avant-bras ; aune.
  36. Cap de la Quille.
  37. Plages étonnantes, ou ennuyeuses, ou trop longues.
  38. Vinberja et hueitiax.
  39. Île du courant.
  40. Baie du courant.
  41. Thor à la barbe rouge
  42. L’île qui était à l’entrée du fjord.
  43. « Hóp » désigne une petite surface d’eau entourée de terre ne communiquant avec la mer que par un chenal.
  44. À remarquer ici que, bien que Karlsefni ait trouvé du raisin, il n’appelle pas le pays Vinland, comme Leif le fit dans la région où il séjourna. Karlsefni n’était pas sûr d’avoir trouvé le Vinland de Leif.
  45. Gros poisson dans le genre de l’esturgeon.
  46. Fille d’Eirik, femme de Thorvald ?
  47. Kjalarness était donc orienté vers le nord.
  48. La légende des Unipèdes se rapporte à l’Afrique dans les vieilles légendes islandaises. À remarquer que certains auteurs ont longtemps supposé que le Vinland se rattachait à l’Afrique. Ce passage est probablement une interpolation.
  49. Il s’agit sans doute de la fuite des indigènes dans leurs huttes demi-souterraines ou igloos que nous connaissons comme habituelles en hiver aux Indiens ou aux Esquimaux du Labrador.
  50. « Huitramannaland » et « Irland it Mikla » textuellement, pays des hommes blancs et Irlande la Grande. On verra la discussion à ce sujet dans la troisième partie.
  51. Qui étaient sur un des navires de l’expédition, venu d’Islande avec Karksefni.