La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/La Saga d’Eirik le Rouge

Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 53-76).


DEUXIÈME PARTIE


LES DEUX SAGAS DE VINLAND

LA SAGA D’EIRIK LE ROUGE

Version du Flatey Bók


Il y avait (en Norvège) un homme nommé Thorvald, fils d’Osvald, fils d’Ulf, fils d’Eyxna Thori. Thorvald et Eirik le Rouge, son fils, quittèrent Joederen[1] à cause d’un meurtre et allèrent en Islande. Ils atterrirent sur le Hornstrand. Ils s’installèrent à Drangar. C’est là que Thorvald mourut. Eirik, alors, épousa Thorhild, fille de Jarund et de Thorbiog « à la poitrine de navire », qui était alors mariée à Thorbjorn du Haukdal et qui vint ensuite demeurer à Eirikstad, après qu’Eirik eut quitté le Nord près du Vatshorn. Le fils d’Eirik et de Thorhild s’appelait Leif.

Après le meurtre d’Eyiolf le Mauvais et de Hrafn « le Combattant », Eirik fut banni du Haukadal et s’en alla vers l’Ouest au Breidafjord et s’établit dans l’île d’Œxn[2] à Eirikstad. Il prêta ses colonnes[3] à Thorgest et ne put se les faire rendre. Ceci fit naître des troubles et des batailles entre lui et Thorgest, comme la Saga d’Eirik le relate. Eirik fut soutenu dans sa dispute par Styr, fils de Thorgrim, Eyjulf de Sviney, les fils de Brand d’Alptafjord et de Thorbjorn, fils de Vifil, tandis que les partisans de Thorgest étaient les fils de Thord le Hurleur et Thorgeir de Hitardal. Eirik fut mis hors la loi par le tribunal de Thorsness[4]. Alors, il arma son navire pour un voyage dans Eiriksvag et quand il fut prêt, Styr et les autres l’accompagnèrent au delà des îles. Eirik leur dit qu’il avait l’intention d’aller à la recherche de cette terre que Gunnbjorn, fils d’Ulf « le corbeau » avait vue, alors qu’il était drossé vers l’Ouest à travers la pleine mer, au temps où il découvrit les roches de Gunnbjorn[5].

Il ajouta qu’il reviendrait à ses amis s’il réussissait à trouver cette contrée. Eirik partit du Snoefelljôkull. Il trouva la terre. Il donna le nom de Midjôkull à l’endroit où il toucha, c’est ce que nous appelons maintenant Blaserkr. De là, il alla au Sud, le long de la côte, à la recherche des terres habitables. Il passa le premier hiver à l’île d’Eirik, près du milieu des établissements de l’Est[6] et au printemps, il vint à Eiriksfjord, où il avait élu domicile pour vivre. Dans l’été, il explora les contrées inhabitables de l’Ouest[7] et baptisa plusieurs endroits de la région.

Le deuxième hiver, il resta à Homar près de Hrafnsgnipa et le troisième été, il navigua vers le Nord, à Snoefell et dans tout le Hrafnsfjord ; puis dit qu’il aurait atteint le fond du Eiriksfjord.

Il revint alors et hiverna pour la troisième fois à Eiriksey, à l’embouchure de l’Eiriksfjord[8]. Dans le troisième été, il retourna en Islande et atterrit au Breidafjord. Il nomma le pays qu’il avait découvert Groenland, parce que, disait-il, les gens seraient attirés là par un si joli nom.

Eirik passa l’hiver en Islande et l’été suivant, partit pour coloniser le pays. Il s’établit dans le Brattalid dans le Eiriksfjord, les savants disent que ce même été où Eirik partit pour coloniser, 35 bateaux partirent du Breidafjord et du Borgafjord ; 14 d’entre eux arrivèrent sains et saufs, d’autres revinrent au port, d’autres furent perdus. Ceci se passait quinze ans avant que le christianisme fut légalement adopté en Islande[9].

Pendant ce même été, l’évêque Frédéric[10] et Thorvald, fils de Kodrans, quittèrent l’Islande. Parmi les compagnons d’Eirik au Groenland, les suivants s’établirent dans des fermes là-bas : Herjolf du Herjolfjord, qui habita à Herjolfness ; Ketil, du Ketilfjord ; Hrafn du Hrafnfjord ; Sorvi du Solvadal ; Helgi, fils de Thorbrand du Alptafjord ; Thornbjorn « l’Étincelant » du Siglufjord ; Einar du Einarfjord[11] ; Hafgrim du Hafgrimfjord et Vatnahverfi ; Arnlaug du Armlaugfjord ; tandis que quelques-uns allèrent dans les établissements de l’Ouest (voir croquis).

Baptême de Leif l’Heureux

Seize ans après qu’Eirik le Rouge eut colonisé le Groenland, Leif, son fils, fit voile du Groenland vers la Norvège. Il arriva à Drontheim dans l’automne, alors que le roi Olaf, fils de Tryggva, était revenu du Nord, du Halogaland[12]. Leif vint à Nidaros[13] et aussitôt débarqué pour rendre visite au roi. Le roi Olaf lui expliqua la Foi, comme il faisait aux autres païens qui venaient lui rendre visite. Il fut aisé pour le roi de persuader Leif, qui en conséquence fut baptisé, en même temps que tout son équipage. Leif demeura tout l’hiver avec le roi qui le traita bien.

Bjarni se met à la recherche du Groenland

Herjolf était fils de Barda, fils d’Herjolf. C’était un parent d’Ingolf, « le Colon ». Ingolf donna de la terre à cet Herjolf entre Vag et Reykjaness, et il habita à Dreptstok. La femme d’Herjolf s’appelait Thorgerd et leur fils Bjarni était un homme d’un grand avenir. Il était très porté à voyager dès sa jeunesse et il devint riche et estimé. Il avait l’habitude de passer ses hivers, alternativement l’un en voyage et le suivant chez son père. Bjarni devint bientôt propriétaire d’un bateau de commerce et pendant qu’il passait un dernier hiver en Norvège, Herjolf (son père) se résolut d’accompagner Eirik dans son voyage au Groenland et prit ses dispositions pour abandonner sa ferme. Sur le même bateau qu’Herjolf était un chrétien des Hébrides qui composa le chant des « rouliers de la mer »[14] qui contient ces vers :

« Je prie le chercheur de moines sans fautes
(le Christ) de protéger mon voyage
Lui, le Seigneur de la salle de la calotte des cieux
De maintenir le siège des faucons au-dessus de moi »[15]

Herjolf s’établit à Herjolfness et fut un homme remarquable. Eirik demeurait à Brattalid où il était tenu en haute estime et tous les hommes lui rendaient hommage.

Les enfants d’Eirik étaient : Leif, Thorvald, Thorstein et une fille nommée Freydis. Elle était mariée à un homme nommé Thorvard. Ils habitaient Gardar, qui est maintenant le siège d’un évêché. C’était un faible. En ce temps-là, les habitants du Groenland étaient païens.

Bjarni arriva avec son navire à Eyrar[16], dans l’été de la même année où son père était parti. Ce dont Bjarni fut bien surpris. Il ne voulut pas débarquer ses marchandises. Son équipage lui demanda ce qu’il entendait faire ; il répondit qu’à son habitude, il passerait l’hiver à la maison de son père « et je veux aller avec le navire au Groenland, si vous me tenez compagnie ». Ils répondirent tous qu’ils feraient ce qu’il voudrait. Alors, Bjarni dit : « Notre voyage peut être considéré comme une folie, car pas un de nous n’a jamais été dans la mer du Groenland. » Néanmoins, ils partirent dès que le navire fut équipé pour le voyage.

Fig. 2. — Itinéraire de Bjarni.

Ils naviguèrent trois jours[17], jusqu’av moment où la terre fut perdue de vue, alors le bon vent tomba, des vents du Nord s’élevèrent et du brouillard, ils ne surent plus où ils étaient entraînés et ainsi se passèrent plusieurs « doegr »[18]. Puis ils revirent le soleil et purent reconnaître (aux astres) la région du ciel, ils hissèrent la voile et passèrent un doegr entier avant d’apercevoir une terre. Ils discutèrent entre eux quelle terre ce pouvait bien être et Bjarni dit qu’il ne croyait que ce puisse être le Groenland. Ils lui demandèrent s’il voulait aller à terre ou non : « Mon avis est que nous longions cette terre ». Ils le firent et purent bientôt voir que le pays était peu accidenté et couvert de forêts et qu’il y avait de petites hauteurs. Ils laissèrent la côte à bâbord (gauche) avec leur écoute tournée vers la terre[19]. Ils naviguèrent deux[20] doegr et ils aperçurent une autre terre. L’équipage demanda à Bjarni s’il pensait que c’était là le Groenland. Il répondait qu’il ne le pensait pas plus que précédemment, parce que, au Groenland, disait-on, il y avait de grands glaciers. Ils approchèrent bientôt cette terre et virent qu’elle était plate et boisée. Le bon vent leur manqua alors et l’on tint conseil, l’équipage fut d’avis qu’il serait sage d’aborder là, mais Bjarni n’y consentit point. Les matelots prétendirent qu’ils étaient à court de bois et d’eau : « Vous ne manquez d’aucune de ces choses » leur dit Bjarni, ce qui lui valut des reproches de son équipage. Il les pria de hisser la voile, ce qu’ils firent et tournant le dos à la terre, ils gagnèrent la haute mer avec de forts vents de Sud-Ouest, et naviguèrent pendant trois doegr ; alors, ils aperçurent une troisième terre, elle était élevée et montagneuse, avec des pics neigeux au-dessus. Ils demandèrent alors à Bjarni s’il voulait atterrir, il répondit qu’il n’y était point disposé « parce que ce pays ne me semble pas attrayant ». Ils ne carguèrent pas leurs voiles et continuèrent à longer la terre, ils virent que c’était une île. Ils la laissèrent en arrière[21] et gagnèrent la haute mer avec le même bon vent. Le vent devint fort, Bjarni donna l’ordre de prendre des ris et de ne pas aller à une vitesse mal appropriée au navire et au gréement. Ils naviguèrent alors quatre doegr et aperçurent une quatrième terre. L’équipage demanda encore à Bjarni s’il pensait que c’était là le Groenland ou non. Bjarni répondit : « Ceci ressemble beaucoup au Groenland, selon ce qu’on m’a raconté et cette fois, nous allons gouverner vers la terre ».

Ils mirent le cap dessus et atterrirent vers la fin du jour au pied d’un cap où se trouvait un bateau. C’était sur ce cap qu’habitait Herjolf, le père de Bjarni. Ce cap a pris son nom et s’appelait Herjolfsness. Bjarni alla vers son père, abandonna ses navigations et resta avec son père tant qu’il vécut. Par la suite, après la mort de son père, il continua à y demeurer.

Ici commence un résumé de l’histoire des Groenlandais
Groenlendinga Pattr[22]

En suite de quoi, il faut dire maintenant comment Bjarni, fils d’Herjolf, partit du Groenland pour aller visiter le Jarl par qui il fut bien reçu. C’est alors que Bjarni raconta à Eirik[23] ses voyages, où il avait vu des terres (nouvelles) et l’on pensa qu’il avait manqué d’esprit d’entreprises, puisqu’il ne pouvait donner aucun renseignement sur ces contrées et le fait lui fut reproché. Bjarni fut nommé garde du corps du Jarl et retourna au Groenland l’été suivant. On y parlait beaucoup alors de voyages de découverte. Leif, le fils d’Eirik le Rouge, de Brattalid vint visiter Bjarni, fils d’Herjolf et lui acheta son navire.

Il rassembla un équipage qui se composa de trente-cinq hommes. Leif convia son père à être le chef de l’expédition, Eirik refusa en prétextant qu’il était âgé et ajouta qu’il était moins capable de supporter les risques d’une vie à la mer qu’autrefois. Leif répliqua que, malgré tout, il était un des plus capables à apporter la chance et Eirik céda aux sollicitations de Leif. Il quitta sa maison à cheval quand tout fut prêt pour le départ. À une courte distance du port, son cheval butta et il fut projeté à terre et blessé au pied, alors il dit : « Il ne m’est pas donné de découvrir plus de terres que celle où nous vivons maintenant, il faut nous séparer en ce moment ».

Eirik retourna à sa demeure de Brattalid et Leif continua vers le port avec ses trente-cinq compagnons, l’un d’eux était un homme du Sud (germain), nommé Tyrker. Ils mirent le bateau en état, Quand il fut prêt, ils mirent à la voile et trouvèrent d’abord cette terre que Bjarni avait rencontrée en dernier lieu. Ils en approchèrent et jetèrent l’ancre, mirent un canot à la mer et abordèrent. Ils ne virent point d’herbe, mais de grandes montagnes neigeuses qui se trouvaient dans l’intérieur, c’était un pays de roches plates depuis la plage jusqu’aux montagnes et la contrée semblait entièrement dépourvue de bonnes qualités. Alors Leif leur dit : « On ne pourra pas dire que nous avons agi ici comme Bjarni et que nous ne sommes pas descendus à terre. Je veux donner un nom à cette terre, je l’appellerai Helluland (pays des pierres). Ils retournèrent au navire, prirent le large et trouvèrent une I. Ils l’accostèrent encore, jetèrent l’ancre, mirent le canot à l’eau et abordèrent. C’était un pays plat et boisé, où il y avait de grands espaces de sable blanc, ils y allèrent, la terre était en pente douce vers la mer. Leif dit alors : « Ce pays doit porter un nom conforme à sa nature et nous l’appellerons Markland (pays plat et boisé) ». Ils retournèrent au navire et prirent la mer avec un vent du Nord-Est. Ils naviguèrent deux doegr, avant de revoir une terre. Ils se dirigèrent dessus et arrivèrent à une île qui se trouvait au Nord de la terre. Ils y abordèrent et l’explorèrent, le temps était bon et ils virent de la rosée sur l’herbe. Ils touchèrent la rosée[24] avec leurs mains et leur bouche et il leur sembla qu’ils n’avaient jamais rien goûté auparavant d’aussi agréable. Ils regagnèrent leur bateau et arrivèrent à un détroit situé entre cette île et un cap qui pointait vers le Nord, ils dépassèrent le cap vers l’Ouest. À la basse mer, il y avait de grandes étendues de hauts fonds, et ils échouèrent leur bateau ; il y avait une grande distance du bateau à la mer[25]. Ils étaient si désireux d’aller à terre qu’ils ne purent attendre que la marée revint sous leur bateau, ils coururent à la terre à un endroit où une rivière coulait d’un lac.

Dès que la marée souleva leur navire, ils prirent le canot et ramèrent jusqu’au navire, qu’ils amenèrent sur la rive et dans le lac, où ils jetèrent l’ancre. Ils descendirent leurs hamacs à terre et se construisirent de grands abris. Ils décidèrent de s’y installer pour l’hiver et bâtirent de grandes huttes. Il ne manquait pas là de saumons, tant dans la rivière que dans le lac, et des saumons plus grands qu’ils n’en avaient vus auparavant. La contrée tout autour leur parut posséder de telles qualités que le bétail n’aurait pas besoin de fourrage pendant l’hiver, l’herbe ne blanchissait presque pas. La longueur relative des jours et des nuits était plus égale qu’au Groenland ou qu’en Islande. Au jour le plus court de l’hiver, le soleil était au-dessus de l’horizon entre eyktarstad et dagmalastad[26].

Quand ils eurent terminé leurs huttes, Leif dit à ses compagnons : « Je propose de nous diviser en deux groupes et d’explorer le pays ; la moitié restera au campement, tandis que l’autre fouillera le pays et n’ira pas plus loin qu’elle ne puisse rentrer le soir même et ne soit pas isolée. On fit ainsi pendant un temps ; Leif, lui-même, selon son tour, se joignait au groupe qui explorait ou qui restait au campement. Leif était un homme averti et capable, de grande influence, sagace et juste en toutes choses.

Leif l’Heureux trouve des hommes
sur un rocher en mer

Un soir, on découvrit que quelqu’un manquait, c’était Tyrker, l’homme du Sud. Leif en fut peiné, car Tyrker avait vécu avec lui et son père pendant longtemps et lui avait été attaché quand il était enfant. Leif réprimanda sévèrement ses compagnons et se mit à la recherche, emmenant douze hommes avec lui. Il n’était pas loin du campement, quand ils le rencontrèrent et l’accueillirent cordialement. Leif vit de suite que son père nourricier était très en gaîté. Tyrker avait un front proéminent, des yeux inquiets, des traits fins, petit de taille, il paraissait d’aspect triste, mais était par contre un artisan très capable. Leif l’interrogea : « D’où vient que tu sois si en retard, père nourricier, et à l’écart des autres ? » Tyrker parla d’abord quelque temps en allemand, en roulant des yeux et en faisant des grimaces, on ne pouvait le comprendre, mais peu après, il parla en langue nordique : « Je n’ai pas été plus loin que vous, mais j’ai du nouveau à vous apprendre, j’ai trouvé des vignes et du raisin. »[27]

« Est-ce vrai, père nourricier, demanda Leif ? » « Tout ce qu’il y a de vrai, car je suis né là où il ne manque ni vigne ni raisin. »

Ils dormirent toute la nuit et le lendemain. Leif dit à ses compagnons : « Nous allons partager notre travail et chaque jour, ou bien nous cueillerons des raisins, ou bien nous couperons des vignes et abattrons les arbres, de façon à faire de tout cela, un chargement pour mon navire ». Ils firent ainsi et l’on dit que leur canot était rempli de raisin. On coupa un chargement de bois suffisant pour le navire et quand vint le printemps, ils armèrent et prirent la mer.

À cause de sa production, Leif baptisa le pays Vinland. Ils partirent et eurent un bon vent jusqu’en vue du Groenland et des montagnes recouvertes de glaciers ; alors, quelqu’un dit : « Pourquoi gouvernez-vous tant dans le vent ? » Leif répondit : « J’ai mon idée sur la direction aussi bien que sur le reste. Ne voyez-vous pas quelques chose d’extraordinaire ? » Ils répondirent qu’ils ne voyaient rien d’étrange. « Je ne sais, dit Leif, si je vois un bateau ou une roche. »

Alors, ils aperçurent l’objet et dirent que ce pouvait être une roche ; mais il avait tellement meilleure vue qu’eux qu’il put distinguer des hommes sur la roche : « Je pense, dit Leif, que le mieux est de louvoyer, de façon à les approcher, pour leur prêter assistance, s’ils en ont besoin et au cas où ils n’auraient pas des intentions pacifiques, nous serons toujours en meilleure posture qu’eux. » Ils approchèrent de la roche et baissant la voile, jetèrent l’ancre, mirent à l’eau un deuxième canot qu’ils avaient pris avec eux. Tyrker demanda qui était le chef de la Bande. Ce chef répondit qu’ils se prénommais Thori et qu’il était du Nord. « Mais quel est ton nom ? » Leif donna son nom. « Es-tu un fils d’Eirik le Rouge de Brattalid ? » Leif répondit affirmativement. « C’est mon désir maintenant, dit Leif, que vous veniez tous à bord et avec autant de vos affaires que le bateau en pourra tenir ». L’offre fut agréée et l’on fit le chargement. Ils firent route vers le Eirikfjord et arrivèrent avec leur navire à Brattalid.

Après avoir déchargé avec son navire, Leif invita Thori avec sa femme Gudrid et trois autres dans sa propre maison et procura un logis aux autres membres des équipages, le sien et celui de Thori. Leif sauva quinze personnes de la roche. On l’appela dans la suite Leif l’Heureux. Leif avait acquis une bonne part de richesses et d’honneur. Cet hiver-là, une grave épidémie sévit dans l’équipage de Thori qui mourut ainsi que la plupart des siens. Eirik mourut aussi cet hiver. On parla alors beaucoup du voyage de Leif au Vinland et son frère Thorvald prétendit qu’on avait pas assez exploré le pays. Sur quoi, Leif dit à Thorvald : « Si cela te dit, frère, tu peux aller au Vinland avec mon navire, mais je désire que le navire aille d’abord chercher le bois que Thori a laissé sur la roche ». Ainsi fut fait.

Thorvald va au Vinland

Alors Thorvald, d’après le conseil de son frère Leif, se prépara à faire le voyage avec trente hommes. Ils armèrent un navire et prirent la mer. Il n’y a rien à dire sur le voyage avant leur arrivée au campement de Leif au Vinland. Ils tirèrent leur bateau sur la côté et demeurèrent tranquillement là durant l’hiver, se nourrissant de poissons. Au printemps, cependant, Thorvald dit qu’il fallait armer un bateau, que quelques-uns d’entre eux prendraient le canot, avanceraient le long de la côté vers l’Ouest, et exploreraient les lieux pendant l’été ? Ceux-là découvrirent une contrée agréable et bien boisée ; les bois s’étendaient près de la mer et il y avait des plages de sable blanc et un grand nombre d’îles et de hauts fonds. Ils ne trouvèrent ni habitation humaine, ni repaire d’animaux, mais dans une île à l’Ouest, ils découvrirent une hutte en bois pour abriter le grain. Ils ne trouvèrent aucune trace de travail humain et ils revirent au campement de Leif à l’automne. L’été qui suivit, Thorvald s’en alla vers l’Est avec le grand bateau et longea la côte nord d’une terre. Il trouva un vent violent au large d’un promontoire sur lequel il fut jeté. Il endommagea la quille de son navire et fut contraint de rester là un temps assez long, pour réparer les avaries. Alors Thorvald dit à ses compagnons : « je vous propose d’élever la quille sur ce cap et de l’appeler Kjalarness[28]. Ainsi fut fait. Ils continuèrent alors leur navigation vers l’Est, le long de cette terre, entrèrent dans un fjord voisin et atteignirent un cap qui se projetait dans la mer et qui était entièrement couvert de forêts. Ils trouvèrent un ancrage pour le navire et jetèrent une passerelle à terre. Thorvald et les siens descendirent à terre : « C’est là une région agréable, dit-il et j’aimerais à y construire ma maison. »

Ils revinrent au navire et découvrirent sur le sable au delà du cap, trois buttes[29] ; ils y montèrent et aperçurent qu’il y avait là trois canots de peau avec trois hommes sous chacun. Ils se divisèrent et réussirent à attraper tous ces hommes, sauf un qui s’échappa avec son canot. Ils tuèrent les huit hommes et remontèrent sur le promontoire et regardèrent tout autour. Dans le fjord, ils découvrirent d’autres petites buttes et en conclurent que c’étaient des groupes d’habitations. Ils avaient tellement envie de dormir qu’ils ne purent rester éveillés et s’endormirent, ils furent réveillés par de grands cris poussés au-dessus d’eux, les voix disaient : Réveilles-toi ! Thorvald, toi et les tiens, si vous voulez sauver vos existences, cours à ton bateau avec tous tes hommes et quitte bien vite ce pays ! » Un grand nombre de canots de peau s’avançaient vers eux de l’intérieur du fjord.

Alors Thorvald s’écria : « Il faut monter notre bastingage[30] de guerre des deux côtés du bateau, nous défendre de toutes nos forces, mais ne pas attaquer ». Ils le firent et les Skroelings[31], après avoir lancé des flèches sur eux pendant quelque temps, s’enfuirent précipitamment, chacun de son mieux. Thorvald demanda alors à ses hommes, s’il y avait quelqu’un de blessé ; ils l’informèrent qu’aucun n’avait reçu de blessures. « Je suis touché à l’aisselle, dit-il, une flèche a passé entre le sabord et le bouclier dessous mon bras ; en voici la tige et c’est ma mort ! Je vous conseille de retourner le plus vite que vous pourrez. Mais vous me porterez sur ce promontoire, qui me paraît une plaisante place à habiter ; ainsi doit être fait, j’avais donc dit la vérité, quand j’exprimais le souhait d’habiter là pour un temps. Vous m’ensevelirez et placerez une croix à ma tête, une autre à mes pieds et vous l’appellerez Krossaness[32] pour toujours ». À ce moment, le christianisme était introduit au Groenland ; Eirik le Rouge mourut cependant avant le christianisme.

Thorvald mourut et quand ses compagnons eurent accompli ses volontés, ils partirent et rejoignirent leurs compagnons[33] et se racontèrent les nouvelles. Ils restèrent là[34] durant l’hiver et rassemblèrent du raisin[35] et du bois pour faire un chargement au navire. Au printemps suivant, ils retournèrent au Groenland et arrivèrent avec leur navire au Eiriksfjord, où ils purent raconter beaucoup de nouveau à Leif.

Thorstein, fils d’Eirik meurt
dans les établissements de l’Ouest

Pendant cela, au Groenland, Thorstein, du Eiriksfjord, s’était marié et avait pris pour femme Gudrid, fille de Thorbjorn qui avait été l’épouse de Thori, un homme de l’Est, comme on l’a déjà dit. Alors Thorstein, fils d’Eirik, décida de faire le voyage du Vinland pour y chercher le corps de son frère Thorvald, il équipa le même navire, choisit un équipage de vingt-cinq hommes vigoureux et emmena sa femme Gudrid avec lui. Quand tout fut prêt, ils prirent la mer et perdirent la terre de vue. Ils furent entraînés de ci de là sur les mers pendant cet été et perdirent tout repère, et à la fin de la première semaine de l’hiver, ils touchèrent au Lisufjord dans le Groenland, vers les établissements de l’Ouest.

Thorstein sortit pour chercher des logements pour son équipage. Il réussit à trouver des abris pour tous ses marins, mais lui et sa femme en étaient dépourvus et restèrent ensemble sur le navire pendant deux jours et plus. À ce moment, le christianisme s’était encore peu répandu au Groenland. Un beau matin de bonne heure, des hommes approchèrent de leur tente et le chef s’informa qui était dedans ; Thorstein répondit : « Nous sommes un couple, dit-il, mais qui es-tu, toi qui parles ? » « Mon nom est Thorstein et je suis connu sous le nom de Thorstein « le Basané » et ma mission ici est de vous offrir l’hospitalité chez moi, à vous deux, homme et femme. » Thorstein, fils d’Eirik, répliqua qu’il devait consulter sa femme et celle-ci lui laissa la décision ; il accepta l’invitation. « Je viendrai vous chercher demain avec un cheval de charge, car je ne manque pas de moyens pour vous recevoir tous deux, quoiqu’il ne vous sera peut-être pas gai de vivre avec moi, nous ne sommes que deux, ma femme et moi ; et pour moi, je ne redoute pas la dureté de la vie, de plus, ma foi n’est pas la même que la vôtre, bien que J’estime la vôtre meilleure. » Il revint vers eux le lendemain avec son cheval et ils furent pris en pension chez Thorstein « le Basané », bien traité par lui. Gudrid était une femme agréable, habile et sachant vivre avec des étrangers.

Au début de l’hiver, Thorstein, fils d’Eirik et les siens furent visités par la maladie et plusieurs moururent. Il fit faire des cercueils pour leur corps et les transporta sur son navire. Il ajouta alors : « C’est mon intention de les emmener tous au Eirikfjord dans l’été. » La maladie entra bientôt dans la demeure de Thorstein, et sa femme Grimhild fut prise la première. C’était une femme vigoureuse, aussi forte qu’un homme, mais la maladie la terrassa ; peu après Thorstein, fils d’Eirik, fut atteint aussi et ils furent malades en même temps ; Grimhild, femme de Thorstein « le Basané » mourut. Quand elle fut morte, Thorstein sortit pour chercher une planche, pour y poser le corps. Alors, Gudrid dit : « Ne sois absent longtemps, mon Thorstein. » Il répondit qu’il en serait ainsi. Thorstein, fils d’Eirik, s’écria alors : « Notre maîtresse de maison se comporte maintenant d’une façon extraordinaire, la voilà qui se soulève sur son coude et sort ses pieds pour attraper ses chaussures. »[36] À ce moment, Thorstein (le maître du logis) entra et Grimhild se recoucha, en même temps toute la charpente de la maison craqua. Thorstein confectionna alors un cercueil pour le corps de Grimhild et l’emporta et y mis tout son soin. C’était un homme gros et puissant, mais il lui fallut toute la force pour sortir le corps de la maison. Thorstein, fils d’Eirik, alla plus mal et mourut, ce dont sa femme Gudrid eut grande douleur. Ils se tenaient tous dans la pièce à ce moment, Gudrid était assise sur une chaise devant le banc sur lequel son mari Thorstein était étendu. Thorstein, l’hôte prenant alors Gudrid par les bras, l’entraîna de son siège et s’assit avec elle sur un autre banc en face du corps essaya de la consoler par divers moyens, s’efforça de la rassurer et lui promit de l’accompagner au Eiriksfjord avec le corps de son Mari et ceux de ses compagnons : « Je rassemblerai d’autres personnes ici, dit-il, pour veiller sur toi et te distraire. » Elle le remercia. Alors, Thorstein ; fils d’Eirik se dressa et dit : « Où est Gudrid ? »

Il répéta sa question trois fois, mais Gudrid ne répondit pas. Elle demanda alors à Thorstein l’hôte : « Dois-je répondre à sa question ? » Thorstein l’hôte la pria de ne pas répondre, il traversa l’espace de planches et s’assit lui-même sur la chaise, et Gudrid sur ses genoux et dit : « Que désires-tu, ô mon homonyme ? » Après un petit moment, Thorstein répondit : « Je désire raconter à Gudrid le sort qui l’attend, de façon qu’elle déplore moins ma mort, car je suis à vrai dire dans une bonne demeure. Ce que j’ai à te dire, Gudrid, c’est que tu épouseras un Islandais[37], que vous vivrez ensemble, que vous aurez une nombreuse et noble progéniture illustre et fameuse, de bon aloi et de douce vertu. Tu iras du Groenland en Norvège et de là en Islande, où vous construirez une demeure, là vous habiterez longtemps, mais tu lui survivras et alors tu iras au Sud[38], à l’étranger, puis tu reviendras en Islande à ta demeure et là tu feras construire une église, tu t’y retireras et y prendras le voile et là tu mourras. »

Ayant ainsi parlé, Thorstein retomba et son corps fut sorti pour les funérailles et porté sur le navire. Thorstein l’hôte accomplit fidèlement toutes ses promesses envers Gudrid. Il vendit sa terre et son bétail au printemps et accompagna Gudrid sur le bateau avec tout son bien. Il mit le navire en bon ordre, se procura un équipage et fit route pour le Eiriksfjord. Les corps des morts furent alors ensevelis près de l’église et Gudrid alla à la maison de Leif, à Brattalid, tandis que Thorstein « le Basané » se construisit une demeure sur le Eiriksfjord et y demeura toute sa vie et fut considéré comme un homme vraiment supérieur.

Du voyage au Vinland de Thorfin Karlsefni
et de ses compagnons

Ce même été, un navire vint de Norvège au Groenland. L’armateur s’appelait Thorfin Karlsefni, c’était le fils de Thord « Tête de Cheval » et petit-fils de Snorri, fils de Thord de Hôfdi. Thorfin Karlsefni était un homme riche, il passa l’hiver à Brattalid avec Leif, fils d’Eirik. Il s’éprit vite de Gudrid et la demanda en mariage ; elle l’adressa à Leif, ils furent fiancés et le mariage fut célébré l’hiver même. Les conversations reprirent au sujet des expéditions au Vinland et on poussa Karlsefni à tenter l’aventure. Gudrid se joignant aux autres, il se détermina à entreprendre le voyage, il assembla un équipage de soixante hommes et cinq femmes. Il convint avec ses compagnons de partager également le butin de l’entreprise. Ils emmenèrent toute espèce de bestiaux, car leur intention était de coloniser le pays s’ils le pouvaient. Karlsefni demanda à Leif sa Maison du Vinland et celui-ci répondit qu’il voulait bien la lui prêter, mais non la lui donner. Ils prirent la mer avec le navire et arrivèrent sains et saufs au campement de Leif. Ils descendirent leurs hamacs, ils furent vite fournis avec une bonne et abondante nourriture, car une baleine de bonne taille et qualité s’échoua sur le rivage, ils l’attrapèrent, la découpèrent, et ainsi ne manquèrent pas de provisions. Le bétail fut réparti dans le pays et les mâles devinrent bientôt agités et vicieux. Ils avaient amené un taureau avec eux. Karlsefni fit abattre des arbres et les fit équarrir et le bois fut placé sur une colline rocheuse pour sécher. Ils rassemblèrent tout ce qui dans ce pays présentait quelque valeur, des raisins et toute espèce de gibier, poissons et autres bonnes choses. L’été qui suivit ce premier hiver, les Skroelings furent découverts, une nombreuse troupe d’hommes sortit de la forêt. Le bétail était justement à proximité et le taureau se mit à beugler et à meugler avec un grand bruit ; de quoi les Skroelings furent effrayés et s’enfuirent avec leurs marchandises qui étaient des fourrures grises, zibelines et autres pelleteries. Ils s’enfuirent dans la direction de la hutte de Karlsefni et essayèrent d’en forcer l’entrée, mais Karlsefni leur en fit interdire les portes. Aucun des partis ne comprenait le langage de l’autre. Les Skroelings déposèrent leurs ballots, les délièrent et offrirent leurs marchandises. Ils désiraient tout spécialement les échanger contre des armes, mais Karlsefni défendit à ses hommes de vendre leurs armes. Après réflexion, il pria les femmes d’apporter du lait aux Skroelings ; aussitôt ceux-ci voulurent en acheter et rien autre. Le commerce des Skroelings consista alors à emporter leurs marchandises dans leurs estomacs en laissant le chargement et leurs pelleteries aux mains de Karlsefni et de ses compagnons ; puis après les échanges, ils s’en allaient. Il faut dire que Karlsefni fit construire une forte palissade de bois tout autour de la maison. Ce fut alors que Gudrid, femme de Karlsefni, mit au-monde un enfant mâle qui fut appelé Snorri. Au début du deuxième hiver, les Skroelings revinrent et bien plus nombreux qu’auparavant, apportant avec eux les mêmes marchandises qu’au début. Alors Karlsefni dit aux femmes : « Sortez seulement cette même nourriture si profitable antérieurement et rien autre. » Ce que voyant, les Skroelings jetèrent leurs ballots par dessus la palissade. Gudrid était assise à l’intérieur près de l’entrée, à côté du berceau de son enfant, Snorri, quand une ombre tomba sur la porte et qu’une femme drapée dans un manteau entra[39]. Elle était de petite taille et portait un bandeau autour de la tête, ses cheveux étaient châtain clair, elle était pâle et avait de si grands yeux qu’on en avait jamais vu d’aussi grands sur un visage humain. Elle alla droit à l’endroit où Gudrid était assise et dit : « Quel est ton nom ? » Mon nom est Gudrid, mais quel est le tien ? » Mon nom est Gudrid », dit-elle.

Gudrid, la maîtresse de maison, lui indiqua de la main un siège à côté d’elle ; il arriva alors que Gudrid entendit un grand craquement et la femme disparut. Au même moment, un des Skroelings avait essayé de voler des armes. Il fut tué par un des compagnons de Karlsefni. Les autres Skroelings s’enfuirent précipitamment, laissant leurs frusques et leurs marchandises ; personne, sauf Gudrid n’avait vu cette femme.

Maintenant, il faut que nous tenions conseil, dit Karlsefni, car je pense qu’ils vont revenir nous visiter une troisième fois et nous attaquer. Adoptons alors ce plan, dix de nous irons à l’extérieur sur le cap et se montreront là, pendant que le reste de notre bande ira dans les bois, fera semblant d’éclaircir les arbres pour notre bétail, quand la troupe ennemie sortant de la forêt approchera. Nous emmènerons aussi le taureau et nous le ferons marcher devant nous. » La situation du pays était telle que la place projetée pour le rassemblement se trouvait entre le lac et la forêt.

On mit le plan de Karlsefni à exécution. Les Skroelings s’avancèrent sur la place que Karlsefni avait choisie pour la rencontre, on y livra un combat où un grand nombre de Skroelings furent tués. Il y avait parmi eux un homme de grande taille et de belle allure, d’où Karlsefni conclut que c’était le chef. Un des Skroelings ramassa une hache[40] et l’ayant examinée pendant quelque temps la brandit sur un de ses compagnons et l’en frappa. L’homme tomba mort instantanément. Là-dessus, le chef de grande taille prit la hache et après l’avoir examinée à nouveau un instant la jeta aussi loin qu’il put dans la mer ; alors ils s’enfuirent pêle mêle dans les bois. Ainsi finirent les rencontres avec eux.

Karlsefni resta encore là avec les siens tout l’hiver. Mais au printemps, il annonça qu’il n’avait pas l’intention de rester plus longtemps, mais bien de retourner au Groenland. On se prépara au voyage, on chargea beaucoup de butin en vin et raisins[41] et pelleteries. L’expédition fit route par la haute mer et le navire arriva en bonne condition au Eiriksfjord où ils restèrent l’hiver.

Freydis fait mettre à mort les frères

On parla au Groenland des voyages au Vinland comme d’une entreprise à la fois profitable et honorable. Le même été où Karlsefni revint du Vinland, un navire arriva de Norvège au Groenland. Ce navire était commandé par deux frères, Helgi et Finbogi, qui passèrent l’hiver au Groenland. Ils descendaient d’une famille islandaise des fjords de l’Est. Il faut ajouter ici que Freydis, fille d’Eirik, quitta sa demeure de Gardar. Elle attendit les frères Helgi et Finbogi et les invita à passer au Vinland avec leur navire et à partager équitablement avec elle les bonnes choses qu’on arriverait à trouver là-bas. Ceci fut accepté, elle alla rendre visite à son frère Leif et lui demanda de lui donner les huttes qu’il avait fait construire au Vinland, mais il lui donna la réponse qu’il avait déjà faite, qu’il voulait bien lui prêter, mais non les lui donner. Il fut stipulé entre les frères et Freydis que chacun aurait à bord trente hommes solides, outre les femmes, mais Freydis viola immédiatement le contrat en cachant cinq hommes de plus, ce que les frères ne connurent qu’après leur arrivée au Vinland.

Ils prirent la mer, ayant convenu de naviguer, si possible de conserve. Bien qu’ils ne fussent pas loin les uns des autres, les frères arrivèrent quelque peu en avance et transportèrent leur bien au campement de Leif. Quand Freydis arriva, son bateau fut déchargé et les bagages transportés à la hutte et alors, elle s’écria : « Pourquoi avez-vous porté vos affaires ici ? » « Parce que, dirent-ils, nous pensions que toutes les promesses devaient être tenues. » « C’est à moi que Leif a prêté la maison et non à vous. » Là-dessus, Helgi s’écria : « Nous, les frères, ne pouvons rivaliser avec toi en malfaisance. » Ils emportèrent leurs affaires, construisirent une hutte, au-dessus de la mer, sur le bord du lac et s’y installèrent confortablement. Freydis donna l’ordre d’abattre du bois pour charger son navire. L’hiver arriva et les frères suggérèrent qu’on pourrait se distraire en jouant à quelque jeu. On fit ainsi pendant un temps, jusqu’au moment où l’on ne fut plus d’accord, il s’ensuivit des dissentiments et les jeux cessèrent ainsi que les visites entre huttes. Une partie de l’hiver se passa.

Un matin, de bonne heure, Freydis sortit de son lit, s’habilla mais ne mit ni bas ni chaussures. Il était tombé une rosée épaisse, elle prit le manteau de son mari et s’enveloppa dedans. Puis elle se rendit à la hutte des frères et jusqu’à la porte qui avait été laissée entr’ouverte par un homme qui était sorti peu avant. Elle poussa la porte et s’assit en silence dans l’entrée pendant un moment. Finbogi était couché au fond de la chambre, il s’éveilla et lui demanda : « Que souhaites-tu ici, Freydis ? » Elle répondit : « Je souhaite que tu te lèves et viennes dehors avec moi, car je voudrais te parler, » Il le fit et ils allèrent jusqu’à un arbre qui était abattu près du mur de la hutte, et ils s’assirent dessus. « Comment te plais-tu ici ? dit-elle. » Il répondit : « Je me réjouis de la fertilité du pays, mais je suis mécontent de la rupture qui s’est produite entre nous, car, ma parole, il n’y a aucune raison pour cela. » « Tu l’as toujours dit, dit-elle, et je suis du même avis, mais je suis venue près de toi pour te dire que je souhaite échanger mon navire avec vous les frères, car le vôtre est plus grand et je désire partir d’ici. » « J’accepte ceci, dit-il, si c’est ton bon plaisir. » Là-dessus, ils se séparèrent, elle retourna à sa hutte et Finbogi a son lit. Elle grimpa dans le sien et réveilla Thorvald avec ses pieds froids. Il lui demanda pourquoi elle était si refroidie et mouillée.

Elle répondit avec une grande passion : « J’ai été voir les frères pour essayer d’acheter leur navire, car je voudrais avoir un plus grand bateau, mais ils ont fort mal reçu mes propositions, ils m’ont frappée et violentée rudement. Pauvre misérable, ne vengeras-tu pas ma honte et la tienne, pour que je sente mieux que je ne suis plus au Groenland ; pour moi, je me séparerai de toi si tu ne tires pas vengeance de ceci. » Il ne put supporter ses reproches plus longtemps, il ordonna à ses hommes de se lever de suite, de prendre leurs armes et ils le firent. Ils allèrent directement à la hutte des frères, y pénétrèrent, tandis que tout le monde y dormait, ils se saisirent d’eux, les lièrent et les conduisirent ainsi ligottés dehors l’un après l’autre. Au fur et à mesure qu’ils sortaient, Freydis les faisaient tuer. Tous les hommes furent massacrés ainsi, il ne restait que les femmes à qui personne ne voulait toucher. Alors, Freydis s’écria : « Donnez-moi une hache. » Ce fut fait et elle abattit les cinq femmes et les laissa mortes.

Ils retournèrent à la hutte après cet épouvantable forfait et il fut évident que Freydis était très satisfaite de son œuvre. Elle dit en s’adressant à ses compagnons : « Si vous retournez au Groenland, je m’arrangerai pour faire mourir tout homme qui voudrait parler de ces événements. Vous aurez à dire que nous les avons laissés ici vivants quand nous sommes partis. » Au début du printemps, ils réarmèrent le navire qui avait appartenu aux frères et le chargèrent avec tous les produits du pays qu’ils purent trouver et que le navire pouvait contenir. Ils prirent la mer, firent un bon voyage et arrivèrent avec leur navire au Eiriksjord, au début de l’été. Karlsefni était encore là avec son navire, attendant un vent favorable. On dit que jamais navire chargé plus richement que le sien n’avait quitté le Groenland.

De Freydis

Freydis alla bientôt à sa demeure qui était restée intacte durant son absence. Elle distribua de grands cadeaux à tous ses compagnons, car elle était anxieuse de cacher ses crimes. Elle s’établit dans sa maison ; mais ses compagnons ne furent pas si muets au sujet de ses méchancetés et de ses méfaits, que les rumeurs n’en coururent à la longue. Elles atteignirent à la fin son frère Leif qui pensa que c’était une honteuse histoire. Il fit venir près de lui trois hommes qui avaient pris part à l’expédition avec Freydis et les força tous trois, au même moment, à une confession de l’affaire. Leurs récits concordèrent entièrement : « Je n’ai pas le cœur, dit Leif, de punir ma sœur Freydis comme elle le mérite, mais je lui prédis que ses rejetons ne jouiront pas d’une grande prospérité. » Chacun pensa qu’ils ne pouvaient pas être capables d’autre chose que de mal.

Reprenons l’histoire au moment où Karlsefni était prêt et prit la mer. Il eut une bonne traversée et arriva en Norvège sain et sauf. Il y resta durant l’hiver et y vendit ses marchandises. Lui et sa femme furent reçus en grande faveur par les hommes les plus distingués de Norvège. Au printemps, il arma son navire pour le voyage d’Islande. Alors que tout était paré et que le bateau était au port attendant un bon vent, il y vint un homme du Sud, natif de Brême, dans le pays des Saxons, qui désira acheter son « husanostra. »[42] : « Je ne veux pas le vendre, dit-il. » « Je t’en donnerai trois demi-marks d’or, dit l’homme du Sud ». Karlsefni pensa que c’était une bonne affaire et conclut le marché. L’homme du Sud alla son chemin avec le husanostra et Karlsefni ne sut pas dire en quel bois il était, mais c’était en « môsur »[43] venu du Vinland.

Karlsefni partit et arriva avec son navire dans le Nord de l’Islande, au Skajafjord. Son navire fut tiré sur la plage pendant l’hiver et au printemps, il acheta la terre de Glaumboeiar. Il y fit sa demeure et y habita toute sa vie et y fut considéré comme un homme de grande valeur. De lui et de sa femme Gudrid descendit une nombreuse et bonne lignée. Après la mort de Karlsefni, Gudrid avec son fils Snorri qui était né au Vinland prirent la charge de la propriété ; quand Snorri fut marié, Gudrid alla à l’étranger et fit un pèlerinage dans le Sud, après quoi elle revint à la maison de son fils Snorri qui avait fait élever une église à Glaumboeiar. Alors Gudrid prit le voile, se fit anachorète et vécut là le reste de ses jours. Snorri eut un fils nommé Thorgeir qui fut le père d’Ingveld, la mère de l’évêque Brand. Hallfrid fut le nom de la fille de Snorri, fils de Karlsefni, elle fut mère de Runolf, père de l’évêque Thorlack. Bjorn fut le nom d’un autre fils de Karlsefni et de Gudrid ; et il fut père de Thorum, mère de l’évêque Bjorn. Beaucoup d’hommes sont descendus de Karlsefni et fut béni dans sa nombreuse et remarquable postérité et de tous les hommes, Karlsefni a donné le récit le plus exact de tous les voyages dont nous venons de raconter quelque chose.

Analyse de la Saga d’Eirik

L’analyse de la Saga d’Eirik fait ressortir certains caractères que nous mettrons plus tard en parallèle avec ceux de la Saga de Karlsefni.

Elle s’ouvre par un long exposé de la vie d’Eirik le Rouge et de sa découverte du Groenland, ainsi que de sa colonisation, qui tient une place considérable. Elle s’étend longuement sur l’éducation de Leif et de ses voyages. Elle met à son compte l’introduction du christianisme, ce qui, en soi seul, était un grand titre de renommée au moyen âge.

En ce qui a trait plus spécialement à la découverte de l’Amérique, c’est à Bjarni, un comparse, qu’en revient l’honneur. Honneur toutefois bien diminué du fait qu’il ne chercha même pas à reconnaître les terres aperçues par hasard. Ce qui fut l’œuvre de Leif.

Les « Groenlendinga pattr », ainsi que leur nom l’indique, relatent surtout les hauts faits des Groenlandais, Leif, Thorvald, Thorstein, voire Freydis. Pour cette dernière, il y a évidemment un mélange de crimes et d’audace, dont Leif réprouve une partie, mais vis-à-vis desquels la plupart des contemporains ne devaient peut-être pas ressentir la même horreur. Nous sommes toujours parmi les pirates du Nord, pour qui le meurtre se rachetait par une faible amende.

Quelques pages seulement sont consacrées au voyage de Karlsefni. Ses aventures sont présentées d’une façon terne à côté des prouesses de celles de la famille d’Eirik. Tout y est facile, presque insignifiant. Le meuglement d’un taureau et un petit combat suffisent pour les débarrasser des Skroelings. On verra une image autrement dramatique de ces affaires dans l’autre Saga. En fin de compte, inquiet du voisinage de ces redoutables Indiens, Karlsefni préfère rentrer au pays après fortune faite.

En somme, la famille d’Eirik tient les grands rôles, celui de Karlsefni est plutôt diminué. N’était la conclusion, on aurait la complète impression que la Saga est un chant presque exclusivement à la gloire des Groenlandais.

Mais la susdite conclusion même peut n’être qu’une adjonction faite à l’époque où la Saga fut transcrite en Islande, alors que le Groenland commençait à tomber dans l’oubli et que, par contre, la famille de Karlsefni était en pleine grandeur. En tous cas, les quelques lignes de la fin ne modifient pas la tendance générale : la Saga d’Eirik le Rouge célèbre par dessus tout cet homme illustre et sa famille. Ne pouvant passer sous silence le rôle de Karlsefni, le scribe ne lui accorda qu’un minimum d’intérêt et lui enlève tout côté héroïque.

C’est précisément l’inverse qu’on verra dans la Saga qui suit, la Saga de Thorfin Karlsefni.


  1. Joederen, ancienne ville du district de Stavanger.
  2. Dans le Huammfjord.
  3. Colonnes de la salle d’honneur, voir précédemment.
  4. Le « Thorsness thing », Assemblée des notables du district de Thorsness, voir Première partie.
  5. Ce sont probablement des îles au large de la côte est du Groenland.
  6. Les phrases écrites en italique sont celles qui ayant trait directement aux voyages de Groenland au Vinland, serviront à l’étude même des conditions et à l’étude critique de la découverte.
  7. M. Fossum croit qu’il s’agit là de la Terre de Bafin (Vestri Obygd).
  8. Interpolation d’un passage d’un autre manuscrit.
  9. Donc vers 985.
  10. L’évêque Frédéric, d’après les annales islandaises, quitta l’Islande en 985.
  11. Tous ces colons s’établirent sur la côte sud-ouest du Groenland.
  12. Contrée au nord de la Norvège.
  13. Trondjeim.
  14. Légende nordique.
  15. Le ciel me protège.
  16. Eyrar est un port d’Islande.
  17. Cette partie du voyage est comptée en « daga ».
  18. Partie du voyage comptée en « doegr ».
  19. C’est-à-dire avec un vent de tribord.
  20. Tvau, two anglais.
  21. Stafn vit thui landit, stafn peut désigner l’avant ou l’arrière, voir précédemment.
  22. Les deux récits provenant sans doute d’une même source mais de versions différentes, sont mal reliés. La trame régulière reprend par la suite.
  23. Il ne s’agit probablement pas d’Eirik le Rouge, mais d’un Jarl demeurant en Islande ou en Norvège ; ou bien il y a une interpolation maladroite.
  24. Peut-être le « honey-dew », le miélat.
  25. La mer se retirait loin, une des caractéristiques de la baie de Saint-Laurent.
  26. Voir précédemment, la discussion au sujet de ce terme.
  27. Vinvid ok vinber
  28. Cap de la Quille.
  29. Ces buttes correspondent bien aux huttes hémisphériques des Esquimaux ou de certaines tribus indiennes de la côte du Labrador, couvertes d’herbes et de terre.
  30. Bastingage fait avec des boucliers comme le montre les images anciennes et en particulier la Tapisserie de Bayeux.
  31. Nom donné par les Normands aux indigènes des régions de Groenland et du Vinland.
  32. Cap de la Croix.
  33. Ceux qui étaient partis vers l’Ouest avec le canot.
  34. Au campement de Leif.
  35. Vinber ok vinvidr.
  36. Scène de revenants fort goûtée par les Normands.
  37. Karlsefni, héros de la deuxième Saga.
  38. Vers le sud a souvent le sens d’un pèlerinage à Rome.
  39. Scène de fantasmagorie.
  40. Hache de fer qui devait étonner les Indiens qui ne connaissaient que la pierre.
  41. Vinvid ok berjum.
  42. Au sens propre ornements qui ornent les pignons des maisons par analogie probablement les piquets de tente travaillés.
  43. Voir une note précédente.