La Découverte de l’Amérique par les Normands vers l’an 1000/La Légende de Saint Brandan

Société d'Édition Maritimes, Géographies et Coloniales (p. 107-110).
La Légende de Saint Brandan

Rien n’est susceptible de faire ressortir le caractère réaliste et véridique des Sagas que la comparaison avec des récits du même ordre littéraire, mais qui ne sont que des contes fantastiques. Encore que certains auteurs aient cherché à y démêler un fonds de vérité.

L’un des plus connus est la légende de Saint Brandan, œuvre irlandaise du vie siècle ou un peu postérieure, Saint Brandan mourut, si l’on en croit les annales de l’Ulster, vers 580.

Brandan, abbé irlandais, suivant les errements mystiques de l’époque, voulut aller vivre en anachorète dans une île. C’était, dit J.-F. Kenney, pour obéir au Commandement de Dieu à Abraham : « Sors de ta contrée, quitte les tiens, quitte ta maison paternelle, et va dans le pays que je te montrerai. »

Les anachorètes partaient ainsi des côtes de l’Irlande pour les îles du Nord et de l’Ouest de l’Écosse (ainsi saint Columban s’en alla en Écosse et à l’île d’Iona).

Saint Brandan serait ainsi parti de l’abbaye de Clonfert, dont il était abbé, avec un certain nombre de ses moines, sur des bateaux de peau, des « coracles »[1]. Ils naviguèrent cinq années à la recherche de la terre promise et eurent une longue série d’aventures merveilleuses : ils approchèrent de la gueule de l’enfer, ils trouvèrent le corps d’une géante de cent pieds, une île où ils furent attaqués par des souris grosses comme des chats. Ils abordèrent ainsi à l’île des Pygmées, puis dans une autre où vivait un très antique ermite et où ils furent poursuivis par un chat monstrueux.

D’après une autre version, ils rencontrèrent le monstre marin Jasconius qu’ils prirent pour une île, puis l’île merveilleuse des oiseaux, la rivière du sommeil, la mer congelée, un griffon qui rappelle singulièrement les « rocs » des contes orientaux, l’île des forgerons qui rappelle Polyphème et l’île de Judas Iscariote qui expie ses crimes au sommet d’un rocher isolé et battu par les tempêtes.

On voit là toute une trame de légendes anciennes, combinaisons de contes orientaux comme les aventures de Sinbad, des légendes classiques transmises par les moines traducteurs des vieux textes, des récits de marins irlandais et autres.

Peut-on admettre qu’il y ait là un fonds de vérité dans ce fatras de fables ? Certains l’ont pensé et ont cherché des traces de réalités géographiques pour y retrouver Terre-Neuve, l’Islande, voire Jan Mayen.

On sait, historiquement, que les Faröe et les îles voisines furent habitées vers les viie et viiie siècles par des religieux venus d’Écosse et d’Irlande, comme Brandan. L’histoire ne dit pas, à vrai dire, comment ils y vinrent, considérant sans doute ce détail comme superflu. Mais nous savons par ailleurs que les navires de commerce danois, écossais ou irlandais faisaient un trafic quelque peu irrégulier avec les îles même lointaines ; et qu’ils prenaient généralement des passagers. Nous pouvons donc admettre comme parfaitement normale l’exode de ces ermites.

Il est beaucoup plus difficile d’accepter les aventures de moines embarqués sur de mauvais bateaux, tout au moins pour de longues traversées. Qu’ils aient pu, à la grâce de Dieu, gagner des îles pas très éloignées de la côte, passe encore ; mais que, sans connaissances maritimes spéciales, ils aient pu atteindre à de lointains pays par des mers considérées comme dangereuses par nos marins actuels, c’est plus douteux.

On pourrait, à la rigueur, admettre que, poussés par la tempête, ils aient échoué sur quelque terre inconnue et lointaine, mais il est difficile d’accepter qu’ils en soient revenus par leurs propres moyens.

Si nous estimons que les voyages des Normands sont vrais, c’est que nous savons qu’une partie, au moins, appartient à l’histoire, qu’ils étaient en plus de remarquables marins, sachant manier d’excellents bateaux.

Les moines de Brandan, à moins qu’ils ne fussent d’anciens marins, ce qu’on ne dit pas, montés sur de mauvaises barques, n’auraient matériellement pas pu faire de longues traversées à travers l’Atlantique nord et surtout revenir à leur point de départ. C’est là une question de possibilités que les plus belles légendes ne sauraient effacer. Rappelons-nous les mésaventures de la flotte d’Eirik le Rouge.

Malgré tout, certains faits pourraient porter à donner à la fable un air de réalité : l’île de Cristal, soutenue par une colonne, pourrait à la rigueur, être un de ces icebergs qui errent parfois très au Sud de l’Islande. L’histoire de l’île des Forgerons, pourrait rappeler l’Islande avec ses volcans.

On a voulu retrouver l’embouchure du Saint-Laurent dans l’île où Brandan s’établit, d’après le caractère principal que la légende en donne, d’être ronde et montagneuse et d’être coupée en deux par un grand fleuve. C’est scientifiquement insuffisant pour restituer une terre inconnue.

Combien différente est la manière des Normands quand ils parlent de leurs découvertes. Ce n’est pas sous des dehors merveilleux qu’ils décrivent la côte montagneuse et aride du Helluland, Labrador du Nord ou la région boisée et giboyeuse du Markland, Terre-Neuve ou Labrador du Sud.

Ce simple rapprochement des Sagas et de cette légende, suffit pour souligner le réalisme parfois presque trop cru des premières sur le repoussoir trop merveilleux de la seconde.

On aurait pu, d’ailleurs, trouver matière à comparaison dans bien d’autres contes que nous offre la littérature irlandaise, comme ceux de Maelduin, de Huilorra, etc… La façon de décrire les sites, les moyens de navigation, le caractère et le tempérament des acteurs sont essentiellement différents et établit nettement la différence entre le conte et l’histoire, telle que nous la présente les Sagas.

  1. Les curachs (coracles) étaient des pirogues, recouvertes de cuir, fabriquées d’un tissu d’osier fixé à quelques membres solides.