La Coupe en forêt/Chapitre 12

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 420-425).
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XII


Ma supposition se confirmait aussitôt. Le capitaine Kraft demanda de l’eau-de-vie qu’il appela gorilka[1]. Il toussota horriblement et renversa la tête en vidant son verre.

— Quoi, messieurs, aujourd’hui, nous avons roulé dans la plaine de la Tchetchnia — commença-t-il, — mais apercevant l’officier de service, il se tut aussitôt pour laisser le major donner des ordres.

— Eh bien ! Avez-vous parcouru la ligne ?

— Oui.

— Les secrets sont envoyés ?

— Oui.

— Alors, vous recommanderez aux chefs de compagnies d’être prudents autant que possible ?

— J’obéis.

Le major cligna des yeux et devint très pensif.

— Dites que les soldats peuvent maintenant préparer le gruau.

— Il cuit déjà.

— Bon, vous pouvez vous retirer.

— Eh bien ! Alors nous allons calculer ce qui est nécessaire à un officier, — continua le major en s’adressant à nous avec un sourire indulgent. Calculons.

— Il vous faut un veston et un pantalon… n’est-ce pas ?

— Oui.

— Mettons, pour cela, cinquante roubles pour deux ans ; alors vingt-cinq roubles par an pour l’habillement. Ensuite, pour la nourriture, deux abas[2] par jour… n’est-ce pas ?

— Oui, c’est même beaucoup.

— Laissons. Maintenant, pour un cheval, la selle, les réparations, trente roubles. Voilà, c’est tout. Alors, en tout : vingt-cinq, cent vingt et trente, total cent soixante-quinze. Ainsi il nous reste pour le luxe, le thé, le sucre et le tabac environ vingt roubles. Vous voyez ? C’est juste, Nikolaï Fédorovitch ?

— Non, permettez, Abram Ilitch, — objecta timidement l’aide de camp, — il ne restera rien pour le thé et le sucre. Vous mettez une paire de pantalons pour deux ans, mais ici, en campagne on ne suffit pas aux pantalons et aux bottes, presque chaque mois j’en use une paire. Ensuite le linge, les chemises, les serviettes, les bandelettes pour les pieds, il faut acheter tout cela, et quand on compte il ne reste rien. C’est vrai, je vous le jure, Abram Ilitch.

— Oui, les bandelettes sont très agréables à porter, — dit tout à coup Kraft après un silence d’un moment en prononçant avec une tendresse particulière le mot bandelettes — Savez-vous, c’est simple, à la russe.

— Je vous dirai — fit remarquer Trocenko, que de quelque façon qu’on calcule, on trouve toujours que notre frère doit se mettre les dents au crochet, et en réalité, nous tous vivons, buvons du thé, de l’eau-de-vie et fumons du tabac. Quand on sert depuis aussi longtemps que moi — continua-t-il en s’adressant au sous-lieutenant, — on apprend aussi à vivre. Vous savez, messieurs, comment il se conduit avec ses brosseurs ?

Et Trocenko, en pouffant de rire, nous raconta, bien que nous tous l’eussions entendue mille fois, toute l’histoire du sous-lieutenant avec son brosseur.

— Et toi, mon cher, pourquoi deviens-tu comme une pivoine ? — continua-t-il en s’adressant au sous-lieutenant qui rougissait, souriait, faisait peine à regarder. — Ce n’est rien, mon cher, j’ai été comme toi, et maintenant, tu vois, je suis devenu un brave. Amène ici n’importe quel garçon russe, nous les avons vus, alors tout de suite il aura des spasmes, des rhumatismes, et moi, voilà, je m’assieds ici, et c’est ici ma maison, mon lit, tout. Tu vois.

Après ces paroles il avala encore un petit verre d’eau-de-vie.

— Hein ? — ajouta-t-il en regardant fixement les yeux de Kraft.

— Voilà, je respecte cela. C’est bien d’un vrai Caucasien ! Votre main s’il vous plaît. Et Kraft nous écartant tous se fraya un chemin jusqu’à Trocenko, saisit sa main et la secoua avec une expression particulière.

— Oui nous pouvons dire que nous avons tout éprouvé — continua-t-il. — En l’année 43… Vous étiez donc là-bas, capitaine, rappelez-vous la nuit du 12 au 13, quand nous avons passé la nuit dans la boue jusqu’aux genoux et que le lendemain nous sommes allés aux retranchements. J’étais alors attaché au général en chef et nous avons pris quinze retranchements en une seule journée. Vous vous rappelez, capitaine ?

Trocenko fit de la tête un signe d’assentiment, puis avança la lèvre inférieure et ferma les yeux.

— Voyez-vous… — continua Kraft s’adressant au major avec beaucoup d’animation et faisant de la main des gestes tout à fait intempestifs.

Mais le major qui, probablement, avait entendu maintes fois ce récit, tout à coup regarda son interlocuteur avec des yeux si vagues et si sombres que Kraft se détourna de lui et s’adressa à moi et à Bolkhov qu’il regarda tour à tour. Pendant tout son récit, il ne jeta pas un seul regard sur Trocenko.

— Voyez-vous, quand nous sortîmes le matin, le général en chef me dit : « Kraft ! prends ces retranchements ! » Vous connaissez le service militaire : c’est d’obéir sans discussion la main à la visière : « J’obéis, Votre Excellence, » et je partis. Comme nous approchions du premier retranchement, je me tourne et dis aux soldats : « Enfants, n’ayez pas peur ! Regardez bien devant vous ! De ma propre main, je fendrai du sabre celui qui restera en arrière ! » Vous savez, avec un soldat russe, il faut parler simplement. Tout à coup une grenade… Je vois un soldat, un autre, un troisième, ensuite les balles, dziiii ! dziiii ! dziiii ! « En avant, enfants, suivez-moi ! » dis-je. Une fois approchés, savez-vous, nous regardons, je vois comment… comment cela s’appelle-t-il ?…

Et l’interlocuteur agitait la main en cherchant le mot.

— Un ravin — souffla Bolkhov.

— Non… Ah ! comment donc ? Mon Dieu ! Ah, comment cela ? un ravin — fit-il rapidement. — Au pas de charge… Hourra ! ta ta ra ta ta ta ! D’ennemis pas une âme. Nous étions étonnés. C’est bien. Nous allons plus loin, au deuxième retranchement. Là c’est une autre affaire. Nos cœurs battent, savez-vous. Nous nous approchons, nous regardons, je vois le deuxième retranchement. On ne peut avancer. Ici… Eh bien ! Comment… comment s’appelle cela… Ah ! comment donc !…

— Encore un ravin — soufflai-je.

— Mais non, pas du tout — reprit-il fâché. — Pas un ravin, mais… Ah ! comment appelle-t-on cela ?… Et de la main il fit un geste inepte. — Ah ! mon Dieu ! Comment donc…

Il paraissait si tourmenté qu’on avait malgré soi le désir de lui souffler.

— Peut-être un fleuve ? — fit Bolkhov.

— Non, un ravin, tout simplement. Mais aussitôt que nous sommes là, le croiriez-vous, un tel feu, un enfer…

À ce moment, derrière la hutte quelqu’un m’appela, c’était Maximov. Comme après avoir entendu cette histoire variée des deux retranchements, il m’en restait encore treize, j’étais content de saisir cette occasion pour retourner à ma section. Trocenko sortit avec moi. « Il ment d’un bout à l’autre — fit-il, — il n’alla pas du tout aux retranchements. »

Et Trocenko éclata de rire de si bon cœur que je m’en amusai aussi.

  1. Nom petit-russien de l’eau-de vie.
  2. Monnaie persane valant 0 fr. 55.