La Coupe en forêt/Chapitre 11

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 412-419).
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XI


À ce moment, du dehors s’entendit la voix du chef du bataillon. « Avec qui êtes-vous, Nikolaï Fédorovitch ? » Bolkhov me nomma. Aussitôt dans la hutte entrèrent trois officiers : le major Kirsanov, l’aide de camp de son bataillon et le chef de la compagnie Trocenko.

Kirsanov n’était pas de haute taille. Il était gros, avait de petites moustaches noires, des joues rouges, des yeux petits, luisants. Les yeux étaient ce qu’il avait de plus remarquable dans sa physionomie. Quand il riait, il n’en restait que deux petites étoiles humides, et ces étoiles avec les lèvres et le cou tendus prenaient parfois une expression très étrange, insensée.

Au régiment, Kirsanov se tenait et se conduisait mieux que tous les autres. Ses subordonnés ne l’injuriaient pas, et ses chefs le respectaient, bien que l’opinion générale fût qu’il n’était pas du tout intelligent. Il connaissait bien le service, était exact et zélé, il avait toujours de l’argent, sa voiture, son cuisinier, et savait, avec naturel, feindre la fierté.

— De quoi causez-vous, Nikolaï Fédorovitch ? — fit-il en entrant.

— Mais, voilà, des agréments du service au Caucase.

À ce moment, Kirsanov me remarqua, moi, un junker, et pour me faire sentir son importance, comme s’il n’écoutait pas la réponse de Bolkhov, en regardant le tambour, il demanda :

— Quoi, êtes-vous fatigué Nikolaï Fédorovitch ?

— Non, nous… — voulut commencer Bolkhov.

Mais la dignité du chef de bataillon exigeait sans doute d’interrompre de nouveau et de poser une nouvelle question :

— Était-ce une belle affaire, celle d’aujourd’hui ?

L’aide de camp du bataillon était un tout jeune lieutenant, qui peu avant était encore junker, un garçon modeste et doux, au visage timide, naïf, agréable. Je l’avais déjà rencontré chez Bolkhov, le jeune homme venait souvent chez lui, saluait, s’installait dans un coin, et durant des heures consécutives, se taisait. Il faisait des cigarettes, les fumait, puis se levait, saluait et se retirait, c’était le type des fils de pauvres gentilshommes russes qui ont choisi la carrière militaire comme la seule possible avec leur instruction, et qui placent le plus haut au monde leur état d’officier. Un type naïf et charmant, malgré son attirail particulièrement ridicule : la blague à tabac, la robe de chambre, la guitare, la petite brosse à moustaches, avec lesquelles nous avions l’habitude de nous le représenter. Au régiment, on racontait qu’il se vantait d’être juste mais sévère envers son brosseur, et qu’il disait : « Je punis rarement, mais quand on m’y force, alors gare ; » et qu’une fois, quand son ordonnance ivre le volait et même commençait à l’injurier, alors, soi-disant, il le conduisit au poste, ordonna de tout préparer pour la punition, mais à la vue des préparatifs il était tellement confus qu’il ne put que dire : « Eh bien ! Tu vois, je puis donc… » Et tout effaré s’enfuit à la maison. Depuis ce temps, il avait peur de regarder dans les yeux de son Tchernov.

Ses camarades ne le laissaient pas tranquille, l’agaçaient avec cette histoire, et plusieurs fois j’ai entendu le naïf garçon s’en défendre en rougissant jusqu’aux oreilles et affirmer que ce n’était pas vrai, au contraire.

La troisième personne, le capitaine Trocenko, était un vieux Caucasien au plein sens du mot ; c’est-à-dire un homme pour qui la compagnie qu’il commandait devenait la famille, la forteresse où était son état-major, la patrie, et les choristes, le seul plaisir de sa vie ; un homme pour qui tout ce qui n’était pas Caucasien, ne méritait que du mépris. En outre, tout ce qui était du Caucase se partageait eu deux parties : le nôtre, et ce qui n’était pas nôtre. Il aimait la première, et haïssait la seconde de toutes les forces de son âme. Enfin et principalement c’était un homme de courage tenace, calme, d’une bonté rare envers ses camarades et ses subordonnés, d’une droiture excessive et même audacieux envers les aides de camp et les bons jours, qu’il détestait on ne sait pourquoi. En entrant dans la hutte, il faillit défoncer le toit avec sa tête, mais aussitôt il se baissa et s’assit à terre.

— Eh bien ! Quoi ? — fit-il. En remarquant soudain mon visage qui lui était inconnu, il s’arrêta et posa sur moi son regard voilé et fixe.

— Alors de quoi causiez-vous ? — demanda le major en tirant sa montre et l’examinant, bien que je sois fermement convaincu qu’il n’en avait nul besoin.

— Eh bien ! Il me demandait pourquoi je sers ici.

— Sans doute Nikolaï Fedorovitch veut se distinguer ici, puis retourner chez lui.

— Et vous Abram Ilitch, dites-nous pourquoi vous servez au Caucase ?

— Moi, parce que premièrement, vous savez que nous sommes tous obligés de servir. Quoi ? — ajouta-t-il, bien que personne ne soufflât mot. — Hier, j’ai reçu une lettre de la Russie, Nikolaï Fedorovitch, — continua-t-il avec le désir évident de changer le sujet de la conversation. — On m’écrit que… On me pose des questions si étranges…

— Quelles questions ? — demanda Bolkhov.

Il rit.

— Vraiment, des questions étranges… On me demande si la jalousie peut exister sans l’amour ? Quoi ? — demanda-t-il en nous regardant tous.

— Ah ! c’est ça ! — fit en souriant Bolkhov.

— Oui, vous savez, en Russie, c’est bien de servir, — continua-t-il comme si ces phrases découlaient très naturellement l’une de l’autre. — Lorsqu’en 52, j’étais à Tambov, on me recevait partout comme aide de camp de l’empereur. Le croiriez-vous, quand je suis entré au bal chez le gouverneur de la province, alors, vous savez… On m’a reçu très bien. La femme du gouverneur, savez-vous, me causait, elle m’interrogeait sur le Caucase et tous se conduisaient ainsi… que je ne savais pas… On regardait mon sabre doré comme une rareté… On me demandait pourquoi j’avais reçu le sabre, pourquoi la décoration d’Anne, pourquoi celle de Vladimir, et je leur ai si bien raconté… hein ? Voilà pourquoi le Caucase est bon, Nikolaï Fedorovitch — conclut-il sans attendre la réponse. — Là-bas on regarde très bien notre frère du Caucase. Un jeune homme, savez-vous, un officier d’état-major avec la décoration d’Anne et de Vladimir, est très bien vu en Russie. Quoi ?

— Vous avez un peu exagéré, je pense, Abram Ilitch, — dit Bolkhov.

— Ah ! Ah ! — fit-il d’un air bête. — C’est nécessaire, savez-vous. Et j’ai bien mangé pendant ces deux mois.

— Est-on bien là-bas en Russie ? — dit Trocenko, en interrogeant sur la Russie comme sur la Chine ou le Japon.

— Oui. Et combien nous avons bu de champagne pendant ces deux mois ; c’était affreux !

— Bah ! Vous avez bu sans doute de la limonade. Et moi, j’avalerais là-bas, on verrait alors comment boivent les Caucasiens. La réputation ne serait pas volée. Je montrerais comment on boit… Eh Bolkhov ! — ajouta-t-il.

— Mais toi, oncle, tu es au Caucase depuis plus de dix ans déjà, — fit Bolkhov. — Et tu te rappelles ce que dit Ermolov, Abram Ilitch n’a que six ans…

— Comment, six ! Seize bientôt.

— Bolkhov, ordonne donc d’apporter la sauge. Il fait humide, br… br… Hein ? — ajouta-t-il en souriant. — Buvons quelque chose, major.

Mais le major était mécontent de ce que le capitaine s’adressait à lui pour la première fois, et maintenant, il se renfrognait visiblement et cherchait asile dans sa propre dignité. Il chantonna quelque chose et de nouveau regarda la montre.

— Voilà, moi je n’irai jamais — continua Trocenko sans faire attention au major qui fronçait les sourcils. — Je suis déjà déshabitué de marcher, de parler en Russe. On dirait, quel est ce monstre qui vient d’arriver ? C’est dit : l’Asie. N’est-ce pas, Nikolaï Fedorovitch ? Et que représente pour moi la Russie ? Qu’importe si l’on sera tué un jour ? On demandera où est Trocenko ? On l’a tué. Que ferez-vous alors avec la 8e compagnie ? Hein ? — ajouta-t-il en s’adressant toujours au major.

— Envoyez l’officier de service au bataillon ! — cria Kirsanov sans répondre au capitaine, bien que je fusse de nouveau convaincu qu’il n’avait aucun ordre à donner.

— Je pense que vous devez être content, jeune homme, maintenant que vous recevez double salaire ? — fit le major après quelques minutes de silence en s’adressant à l’aide de camp du bataillon.

— Certainement, très content.

— Je trouve que nos appointements sont vraiment très forts, Nikolaï Fedorovitch, — continuat-il. — Un jeune homme peut vivre très convenablement et même se permettre un petit luxe.

— Non, vraiment, Abram Ilitch, — fit timidement l’aide-de-camp — bien que les appointements soient doubles, c’est comme ca… Il faut donc avoir un cheval.

— Que me chantez-vous, jeune homme ? J’ai été sous-lieutenant et voyez-vous, je sais qu’avec de l’ordre on peut vivre très bien. Et voilà, comptez — ajouta-t-il en pliant l’auriculaire de la main gauche. — Nous prenons tous les appointements d’avance et voici tout votre compte — dit Trocenko en buvant un verre d’eau-de-vie.

— Et bien ? que direz-vous contre cela…

— Quoi ?

À ce moment, dans l’entrée de la hutte se montra une tête blanche au nez aplati, et une voix rude prononça avec un accent allemand :

— Vous êtes ici, Abram Ilitch ? L’officier de service vous cherche.

— Entrez, Kraft — dit Bolkhov.

Une haute personne en uniforme d’état-major émergea de la porte, et avec un soin particulier se mit à serrer les mains de chacun.

— Ah ! cher capitaine, vous aussi ? — dit-il, en s’adressant à Trocenko.

Le nouvel hôte, malgré l’obscurité, arrivait jusqu’à lui, et comme il me sembla, à l’étonnement et au mécontentement extraordinaire du capitaine, quand il le rencontra il le baisa aux lèvres.

« C’est un Allemand qui veut être bon camarade » pensai-je.