La Coupe en forêt/Chapitre 13

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 426-435).


XIII


Il faisait déjà nuit noire, seuls les bûchers éclairaient faiblement le camp, lorsqu’ayant fini mon travail, je m’approchai de mes soldats. Un grand tronc qui brûlait sans flamme gisait sous les charbons. Autour de lui, trois hommes seulement étaient assis. Antonov, qui tournait sur le feu la petite marmite dans laquelle cuisait le biscuit à la graisse. Jdanov qui songeur, remuait les cendres avec une petite gaule et Tchikine avec sa pipe toujours éteinte. Les autres se préparaient déjà à se reposer qui sous les caissons, qui dans le foin, qui près des bûchers. À la faible lumière des charbons je distinguais les dos, les jambes, les têtes que je connaissais. Parmi ces derniers était la recrue, qui presque dans le feu semblait dormir déjà. Antonov me fit place, je m’assis près de lui, allumai ma cigarette. L’odeur du brouillard et la fumée de bois vert en se répandant dans l’air, piquait les yeux et une brume humide tombait du ciel sombre. Près de nous s’entendaient le ronflement régulier et le pétillement des branches dans le feu, les conversations et de temps en temps le cliquetis des armes de l’infanterie. Partout, les bûchers allumés éclairaient, dans un petit cercle les entourant, les ombres noires des soldats. Près des bûchers les plus proches, sur les endroits éclairés, je distinguais les figures des soldats nus, qui sur la flamme même agitaient leurs chemises.

Beaucoup d’hommes qui ne dormaient pas encore se remuaient et causaient sur un espace de quinze sagènes carrées. Mais la nuit sombre, silencieuse, mettait un cachet particulier, mystérieux sur tout ce mouvement. Il semblait que chacun, conscient de ce silence sombre, eût peur de violer son harmonie tranquille.

Quand je commençai à parler, je sentis que ma voix avait un autre timbre, je lus la même impression sur les visages des soldats assis autour du du feu. Je crus qu’avant mon arrivée ils parlaient du camarade blessé, mais il n’en était rien. Tchikine narrait la réception des objets à Tiflis et parlait des écoliers de là-bas. J’ai remarqué partout et toujours, surtout au Caucase, ce tact particulier de nos soldats de se taire pendant le danger et d’éviter tout ce qui pourrait avoir une fâcheuse influence sur l’esprit des camarades.

L’esprit du soldat russe n’est pas basé comme le courage des peuples méridionaux sur l’enthousiasme qui s’échauffe très rapidement et se refroidit de même. Il est aussi difficile d’enflammer le soldat russe que de lui faire perdre courage. Il ne lui faut ni les effets, ni les discours, ni les cris guerriers, ni les chansons, ni les tambours, il lui faut au contraire, le calme, l’ordre et l’absence de toute excitation. Dans un vrai soldat russe on n’observe jamais la fanfaronnade, l’effronterie, le désir de s’enivrer, de s’échauffer pendant le danger, au contraire la modestie, la simplicité et la crainte de voir dans le danger toute autre chose que le danger même, sont les traits distinctifs de son caractère.

J’ai vu un soldat blessé à la jambe, qui au premier moment regrettait seulement que sa pelisse de peau d’agneau fût percée ; un conducteur qui, désarçonné du cheval tué sous lui, détachait la sous-ventrière pour retirer la selle. Qui ne se rappelle le cas qui se présenta au siège de Guerguebel, quand, au laboratoire, s’enflamma le tube d’une bombe chargée. L’artificier ordonna à deux soldats de prendre cette bombe et de courir la jeter dans un gouffre, mais les soldats ne la jetèrent pas dans l’endroit le plus proche de la tente du colonel qui était élevée sur le fossé, ils la portèrènt plus loin pour ne pas éveiller les chefs qui dormaient dans la tente et tous deux furent mis en pièces. Je me souviens encore qu’en 1852, dans le détachement, un jeune soldat, je ne sais pourquoi, dit pendant la bataille qu’il lui semblait que la section ne sortirait pas d’où elle était et toute la section furieuse s’élança sur lui à cause de cette sinistre parole qu’on ne voulait même pas répéter. Et maintenant, quand, dans l’âme de chacun devait être la pensée de Velentchouk, quand à chaque seconde on pouvait attendre une décharge de Tatars, tous écoutaient l’histoire drôlatique de Tchikine et personne ne parlait du combat d’aujourd’hui, ni du danger imminent ni du blessé, comme si cela avait eu lieu, Dieu sait quand, ou n’avait jamais été. Mais il me sembla toutefois que leurs visages étaient un peu plus sombres qu’à l’ordinaire, qu’ils n’écoutaient pas très attentivement le récit de Tchikine, et que même Tchikine ne tenait pas à ce qu’on l’écoutât, mais parlait comme ça. Maximov s’approcha du bûcher et s’assit près de moi. Tchikine lui fit place, se tut et se remit à tirer la fumée de sa pipe.

— A-t-on envoyé des fantassins dans le camp pour chercher de l’eau-de-vie ? — dit Maximov après un silence assez long. Il venait de rentrer. Il cracha dans la flamme. — Le sous-officier dit qu’on a vu le nôtre.

— Quoi ! vit-il encore ? — demanda Antonov en retournant la marmite.

— Non, il est mort.

La recrue, tout à coup, souleva du feu sa petite tête en bonnet rouge et pendant un moment regarda fixement tantôt Maximov, tantôt moi ensuite, rapidement baissa la tête et s’enveloppa dans son manteau.

— Voilà, ce n’est pas pour rien que la mort venait sur lui ce matin, quand je l’ai éveillé dans le parc ! — fit Antonov.

— Des bêtises ! — dit Jdanov en tournant le tronc qui fumait. Tous se turent.

Dans le silence général, un coup retentit derrière nous dans le camp. Nos tambours prirent le signal et battirent la retraite. Quand le dernier roulement cessa. Jdanov se leva le premier, ôta son bonnet. Nous tous suivîmes son exemple. Dans le silence profond de la nuit éclata un chœur harmonieux de voix fortes :

« Notre père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive ; ne nous laissez pas succomber à la tentation, mais délivrez-nous du mal. Amen. »

— C’est comme ça. Chez nous, en l’année 45, un des nôtres fut blessé en cet endroit — dit Antonov, quand nous eûmes remis nos bonnets et nous fûmes assis de nouveau autour du feu. — Alors nous l’avons traîné pendant deux jours sur le canon. Tu t’en souviens de Chevtchenka, Jdanov ? Et après nous l’avons laissé comme ça sous l’arbre.

À ce moment un fantassin avec des moustaches et des favoris énormes, portant un fusil et une giberne, s’approcha de notre bûcher.

— Pays, du feu, s’il vous plaît, pour allumer ma pipe, — dit-il.

— Et quoi, allumez, il y a assez de feu, — remarqua Tchikine.

— Pays, vous parlez sûrement de Darghui ? — demanda le fantassin à Antonov.

— Oui, de l’année 45 et de Darghui… — répondit Antonov.

Le fantassin hocha la tête, cligna des yeux et s’assit près de nous sur les talons.

— Oui, il y avait de tout là-bas, — remarqua-t-il.

— Pourquoi donc l’avez-vous laissé ? — demandai-je à Antonov.

— Il souffrait beaucoup du ventre. Quand nous étions arrêtés, ça allait, mais dès que nous nous mettions en mouvement, il criait horriblement. Il suppliait au nom de Dieu qu’on le laissât. Ça faisait de la peine. Mais quand lui commençait déjà à nous inquiéter fortement, à tuer trois servants de notre canon, un officier, nous nous sommes détachés d’une façon quelconque de notre batterie, ce fut un malheur ! Impossible de songer à emmener le canon. Il y en avait de la boue !

— Le pire, c’est que la boue était sur la montagne Indeïskaïa, — remarqua un soldat.

— Oui, et c’est précisément là-bas qu’il se sentait encore pire. Nous avons tenu conseil avec Anochenko, c’était un vieil artificier. Quoi, en effet, il ne restera pas vivant et il nous supplie au nom de Dieu, laissons-le donc ici. Et nous en avons décidé ainsi. À cet endroit croissait un arbre aux branches nombreuses. Nous avons pris des biscuits trempés, Jdanov en avait, nous les lui avons laissés. Nous l’appuyâmes contre l’arbre, lui mîmes une chemise propre, et lui ayant fait nos adieux comme il faut, nous le laissâmes là.

— Et c’était un bon soldat ?

— Pas mauvais, — remarqua Jdanov.

— Et que lui est-il arrivé ? Dieu seul le sait, — continua Antonov. Beaucoup de nos frères sont restés là-bas.

— À Darghui ? — demanda le fantassin en se levant et secouant sa pipe. — Puis de nouveau il ferma les yeux et hocha la tête : — Il y avait de tout là-bas !

Et il s’éloigna de nous.

— Eh quoi ? Chez-nous, dans la batterie, y a-t-il beaucoup de soldats qui étaient à Darghui ? — demandai-je.

— Voilà. Il y a Jdanov, moi, Patzan qui est maintenant en congé et encore six autres, pas plus.

— Et notre Patzan ! il s’amuse bien en congé ? — dit Tchikine. Et abaissant ses jambes et appuyant sa tête sur une bûche : — Je crois qu’il y a bientôt une année qu’il est absent.

— Et toi ? Tu as eu un congé d’une année ? — demandai-je à Jdanov.

— Non, — répondit-il de mauvaise humeur.

— C’est bien de s’en aller en congé, — dit Antonov, — quand on est d’une maison riche, quand on a soi-même la force de travailler ; alors c’est agréable de s’en aller et à la maison, on est content de te voir.

— Et quand on n’est que deux frères, à quoi bon s’en aller en congé, — continua Jdanov. — Ils ont assez à penser pour eux-mêmes et non pas à nourrir notre frère soldat. On est un mauvais soutien quand on a servi pendant vingt-cinq ans. Et sont-ils vivants ? Qui le sait ?

— N’as-tu pas écrit ? — demandai-je.

— Comment, pas écrit ! j’ai envoyé deux lettres, mais ils ne répondent pas. Ou ils sont morts, ou ils n’envoient pas de réponse, c’est-à-dire parce qu’ils vivent dans la misère. Alors, à quoi bon y aller ?

— Il y a longtemps que tu as écrit ?

— Après le retour de Darghui, j’ai écrit la dernière lettre.

— Tu ferais bien de chanter « le petit Bouleau », — dit Jdanov à Antonov, qui en ce moment, les coudes appuyés sur les genoux, fredonnait une chanson.

Antonov se mit à chanter « le petit Bouleau. » — C’est la chanson préférée de l’oncle Jdanov, — me chuchota Tchikine à l’oreille en me tirant par ma capote. — Parfois, quand Philip Antonitch la chante, il pleure presque.

Au commencement, Jdanov était assis tout à fait immobile, les yeux fixés sur les charbons ardents, et son visage éclairé d’une lumière rouge semblait extraordinairement sombre. Ensuite, ses pommettes commencèrent à se mouvoir de plus en plus vite, enfin il se leva, et, étendant sa capote, s’allongea dans l’ombre derrière la bûche. Soit qu’il se tournât et toussotât en se couchant, soit que la mort de Velentchouk en ce temps triste m’impressionnât, mais il me sembla qu’il pleurait.

Le bas du tronc qui se transformait en charbon s’enflammait de temps en temps et éclairait la figure d’Antonov avec ses moustaches grises, son visage rouge et les décorations ornant son manteau jeté sur lui ; il éclairait également quelques bottes, des têtes, des bustes, des dos. Du ciel tombait la même brume triste, l’air était imprégné de la même odeur d’humidité et de fumée. Alentour on voyait les mêmes teintes claires des bûches qui s’éteignaient, l’on entendait au milieu du silence général, le son des chants mélancoliques d’Antonov. Quand il se taisait, le bruit du mouvement faible, nocturne du camp, des ronflements, du cliquetis des armes, des sentinelles et des conversations à voix basse leur répondait :

— La deuxième relevée ! Makatuk et Jdanov ! — cria Maximov.

Antonov cessa de chanter. Jdanov se leva, soupira, enjamba la bûche et se dirigea lentement vers le canon.

15 juin 1855.

FIN