La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie I/Chapitre VI


VI

INTERVENTION SIMULTANÉE DU JAPON ET DE LA CHINE EN CORÉE



On peut saisir la main des Japonais en flagrant délit d’incendie dès le moment où la révolte des Tonghak-ou-to devint tout à fait dangereuse.

On lit en effet, dans le journal anglais Japan Daily Mail où l’on peut souvent apprendre ce que le gouvernement mikadonal désire que l’on sache :


« Ainsi que le pensaient un grand nombre, l’agitation est une révolte contre le despotisme officiel actuel. Il est clair aujourd’hui que les insurgés sont assez nombreux pour faire une sérieuse résistance. Ils répudient les Tong-haks et proclament bravement qu’ils ne visent pas l’expulsion des étrangers, mais leur propre libération du joug de servitude. Ils ont lancé un « appel », exposant en termes très respectueux leur fidélité à leur souverain, mais flétrissant les fonctionnaires qui ferment les oreilles et les yeux du roi à toutes les nouvelles et à tous les rapports.

« Les ministres, les gouverneurs et les magistrats sont tous indifférents au bien-être du pays et préoccupés uniquement de s’enrichir. Les examens sont une plaisanterie, les places se vendent au plus offrant. Les fonctionnaires ne se préoccupent pas de la dette où le pays s’enlize. Ils sont orgueilleux, vaniteux, corrompus, avares. Beaucoup de ces fonctionnaires vivent à Séoul et possèdent des résidences de campagne et des champs de riz. Ils flattent et exploitent le roi en temps de paix ; ils le déservent et le trahissent dans les moments troublés. »


Cette nécessité de réformer l’administration coréenne, ces déclamations sur la corruption officielle, sont exactement les raisons données par les Japonais pour justifier leur intervention et leur séjour en Corée.

De son côté, le gouvernement coréen les aidait de son mieux, en prouvant une incapacité et une faiblesse incroyables, même de la part d’une monarchie orientale.

Li-Hsi était sorti de sa torpeur au commencement du mois de mai, quand les Tong-hak-ou-to avaient battu les premières troupes détachées contre eux.

Une information fut ouverte. Plusieurs hauts fonctionnaires furent envoyés en exil. Le gouvernement commençait à soupçonner que la fidélité, très hautement louée autour de lui, y était à peu près inconnue, et que la trahison l’entourait de toutes parts.

Un second corps de troupes, expédié dans Tchéoulla, fut battu et très maltraité par les rebelles.

Le roi, craignant que l’agitation ne gagnât d’autres provinces, et probablement conseillé par des gens plus sages que ceux qu’il écoutait d’ordinaire, lança une proclamation pour affirmer aux insurgés son désir de faire régner la justice, révoqua le gouverneur de la province, et le mandarin, gouverneur de Cho-bou, qui fut même, peu après, dégradé, frappé de confiscation et envoyé dans une île comme traître.

Difficultés intérieures au Japon. Antagonisme entre la Chambre des députés et le ministère Ito. Coup d’œil sur la Constitution japonaise de 1889. — Mais le ministère Ito, qui gouvernait l’empire du Soleil Levant, était aux prises avec les plus sérieuses difficultés intérieures. La Constitution promise depuis Meidji (décembre 1867), promulguée en février 1889, avait été mise en vigueur au mois de novembre 1890. La discordance inévitable entre la force, presque élémentaire, de la masse populaire appelée à créer par ses votes un pouvoir nouveau, et la délicatesse du mécanisme compliqué qui exerce ce pouvoir sous le nom de Parlement, s’était montrée plus dangereuse encore dans ce pays naguère féodal et mal décapé des scories d’une barbarie séculaire, que dans les pays européens qui l’ont créé pour leurs besoins comme l’embryon se pousse un organe.

On avait pourtant pris la précaution de ne pas décréter le suffrage universel et de partager le pouvoir législatif entre deux Chambres, d’origine différentes : l’une issue de l’hérédité, du choix de l’Empereur et de la cooptation, l’autre de l’élection.

Il eût été souverainement imprudent d’acclimater dans ce milieu la responsabilité ministérielle, telle que nous la pratiquons en France. Les clans Satzouma, Chochiou, Toza, Hizen, auraient bouleversé le pays en renouvelant leurs anciennes luttes intestines à l’abri du gouvernement des partis.

Pour obvier à ce danger, le comte Ito, l’un des auteurs de la révolution de décembre 1867, et le plus habile homme d’État du Japon, avait fait édicter, dans la Constitution de 1889, son œuvre, que les ministres seraient choisis par l’Empereur, responsables uniquement devant lui, et exerceraient le pouvoir tant que l’Empereur leur maintiendrait sa confiance. Le cabinet avait le pouvoir de proposer la dissolution de la Chambre Basse, que l’Empereur seul pouvait prononcer.

Mais les Japonais prirent au pied de la lettre la souveraineté nationale, et entrèrent immédiatement en lutte, dans la Chambre Basse, pour mettre le ministère sous la dépendance de cette assemblée et revenir aux luttes de clans qui leur étaient de chères et imprescriptibles habitudes, en y ajoutant les compétitions des partis politiques qui s’étaient immédiatement formés, à l’imitation de l’Europe.

Du mois de novembre 1890, date de sa première session, au mois de juillet 1894, la Chambre Basse tint, en trois ans et demi, six sessions et fut dissoute trois fois.

Elle en était venue à refuser le vote du budget, et c’est pour échapper à une mise en accusation et peut-être à une guerre civile, que le cabinet Ito, sachant combien la population était passionnée par la question coréenne et contre la Chine, rendit la guerre inévitable.

Quand la Chine envoya des troupes en Corée il l’imita, en vertu des traités de 1876 et de 1885, et demanda des explications à Li-Hsi relativement à ses relations avec la Chine.

Celui-ci répondit simplement qu’il avait rempli les obligations imposées par les traités (28 juin 1894).

Ultimatum japonais signifié au roi de Corée. — Le comte Ito fit occuper Chémoulpo et Fousan, pour tenir les communications avec le Japon, et le 3 juillet, fit remettre une sorte d’ultimatum au roi de Corée, déclarant que ces deux points et les divers cantonnements japonais seraient évacués si le roi consentait à adopter :

1o Un plan de réforme de son gouvernement ;

2o Un plan pour l’établissement de voies de transport exécutées avec le concours des capitaux japonais ;

3o L’établissement d’un code (alors que les Japonais n’en avaient pas, et n’en ont même pas encore, au sens européen du mot) ;

4o Un plan de réforme du service militaire.

Plate-forme de l’intervention japonaise en Corée. — Vers la même date, le ministre du Japon à Londres disait, dans une conversation avec un journaliste anglais :

« Mon gouvernement avait proposé au gouvernement chinois d’introduire en commun des réformes dans l’administration coréenne. Le gouvernement coréen était incapable de maintenir l’ordre dans ce royaume, et trop faible à tous les points de vue. Le gouvernement chinois a repoussé notre offre sous le prétexte que la Chine est la puissance suzeraine de Corée.

« C’est là une prétention que le Japon ne peut pas accepter, le roi de Corée ayant passé des traités internationaux avec le Japon et avec les puissances occidentales, sans autorisation ni ingérence de la Chine. Ce fait, d’après la loi internationale, établit l’indépendance de la Corée. Des troupes japonaises ont été envoyées d’abord pour supprimer l’insurrection, mais elles ont été ensuite renforcées lorsque la Chine en a envoyé à son tour.

« En dehors de la question des réformes, le Japon doit sauvegarder ses droits en Corée, et il protégera énergiquement l’intégrité de ce pays. C’est là notre principal but.

« Des négociations ont encore lieu entre les deux gouvernements de la Chine et du Japon ; mais, quoi qu’il arrive, le Japon est décidé à insister sur la nécessité de réformer l’administration de la Corée. »

En Corée, le représentant du Mikado faisait tous ses efforts pour amener Li-Hsi à rompre sa vassalité avec la Chine et n’en obtenait qu’une déclaration d’adhésion étroite à l’esprit et à la lettre des traités.

Aussi, le ministre Nippon à Londres répondait invariablement aux questions, que l’empereur du Japon maintenait la position qu’il avait prise au début de la question coréenne.

Des bruits bizarres étaient mis en circulation en Europe.

Les journaux anglais disaient que la Chine était décidée à proclamer la Corée province chinoise et que le Japon, qui recherchait secrètement l’appui de la Russie, continuait à émettre des prétentions sur le royaume de Li-Hsi.

Sur ces entrefaites, des troubles éclataient à Chémoulpo. Plusieurs chrétiens et missionnaires y étaient tués, malgré la présence des troupes mikadonales et des troupes chinoises.

Aussi le Japon déclarait-il ne pouvoir évacuer la Corée que quand l’ordre y serait rétabli.

Là encore, il déployait plus de faculté imitative que de discernement.

Le représentant japonais à Londres disait à un journaliste dans la dernière dizaine du mois de juillet :

« Si la Porte avait, en temps utile, mis fin aux agissements scandaleux des factions en Bulgarie, la Russie n’aurait pas eu de prétexte pour intervenir. Je vous rappelle également la situation en Égypte où l’impuissance du gouvernement ottoman à maintenir l’ordre a nécessité l’occupation anglaise.

« Notre rôle en Corée est du même ordre et doit l’être. Nous ne pouvons pas tolérer qu’un pays voisin, avec lequel nous sommes liés par mille intérêts divers, soit un perpétuel champ clos où se heurtent, dans un tumulte sans fin, les influences les plus opposées. »

C’est une preuve en passant de la manière dont les Japonais comprennent les affaires européennes et assimilent nos méthodes et nos procédés pour les copier dans un milieu impropre à leur développement.

Mais ceci n’était que la « bagatelle de la porte », la parade qu’il fallait jouer devant l’Europe comme une comédie de désintéressement, de sacrifice de soi-même aux intérêts supérieurs de la civilisation, pour ne pas détourner ses yeux vers le problème d’Extrême-Orient. Les catéchumènes de la culture occidentale, devenus brusquement ses apôtres, avaient tout intérêt à exercer rapidement et seuls leur apostolat dragonnant.