La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie I/Chapitre V


V

LUTTE INDIRECTE EN CORÉE ENTRE LE JAPON ET LA CHINE, DE 1882 À 1894



Un Mentor sage et puissant était en effet bien nécessaire dans ce pays, où des haines de factions implacables se donnaient aussi libre carrière que s’il eût flotté isolé entre le ciel et la terre, et fournissaient l’aide le plus efficace à ses pires ennemis.

Contre la famille des Min, que la reine, leur parente, comblait imprudemment de toutes les faveurs, les puissantes maisons des Pak, des Kim, des An, paur ne citer que les principales, ne cessaient de cabaler. Non content de les seconder, le vieux Taï-Ouen-Koun entretenait les relations les plus étroites avec tous les mécontents, même ceux dont il n’ignorait pas les accointances avec les Japonais.

De guerre lasse, il avait eu recours contre son propre fils à l’assassinat.

Complot de 1882, contre le Roi, la Reine et le ministre japonais. — En 1882, il ourdit avec les partis réformiste que poussaient les Japonais, anti-réformiste et anti-étranger, dont il était la chef, un complot extrêmement compliqué, dans lequel il semble bien qu’il ait voulu tromper tous ses alliés.

Tous les mouvements de ce genre en Corée avaient toujours suivi un scénario identique. Les conjurés s’arrangeaient pour se rassembler en grand nombre au Palais, tiraient brusquement leurs armes au signal donné, maîtrisaient, massacraient la garde et cherchaient à s’emparer du sceau de l’État et de la personne du roi, qui généralement réussissait à s’enfuir. Les plus détestés de ses ministres payaient de leur vie pour lui.

Cette fois, les émeutiers agirent simultanément contre la légation du Japon d’où ils chassèrent le ministre, et le Palais Royal.

La reine, déguisée en femme d’un soldat de la garde, et le roi réussirent à se réfugier à la légation de Chine.

Le ministre chinois ramena le roi dans son palais ; l’émeute fut noyée dans le sang des moindres coupables. Les plus compromis se réfugièrent au Japon. Quant à la reine, dont une suivante avait été tuée à sa place, le roi jugea politique de laisser croire à sa mort. La nouvelle en fut insérée à la « Gazette officielle » ; un deuil de cour fut ordonné. On attendit huit mois pour révéler qu’elle avait échappé aux assassins.

Le ministre japonais Hanabusa reparut au bout d’une semaine, appuyé par une escadre et des troupes, avec des demandes d’indemnité, de compensation et de garanties pour l’avenir.

Immédiatement Li-Hung-Chang affirma la suzeraineté de la Chine. Il envoya contre les révoltés qui tenaient les provinces quelques vaisseaux de guerre et 4 000 soldats. Il établit un camp à proximité de Séoul et força le roi à payer une forte indemnité aux Japonais et à leur accorder, avec quelques avantages commerciaux, le droit de résider dans un quartier de la ville appelé Tchikkokaï, où étaient déjà les missions chrétiennes et catholique.

Déportation du Taï-Ouen-Koun en Chine. — Mais le ministre Yuan-Chil-Kaï et le commandant militaire Ma-Kien-Chung reçurent l’ordre d’inviter le Taï-Ouen-Koun à dîner, de l’enivrer, de le mettre dans une chaise à porteurs et de l’expédier sous bonne garde à Chémoulpo.

Un navire chinois l’y attendait et le conduisit à Changhaï, d’où il fut conduit au loin dans l’intérieur des terres, à Pao-Ting-Fou, et interné.

Deux ans après, un nouveau complot fut découvert.

Complot de Kim-ok-Kioum (1884). — Un certain Kim-ok-Kioum, chef des Tong-haks et, comme la suite le donne à croire, soutenu par les Japonais, recommença la tentative du Taï-Ouen-Koun, mais contre le Palais Royal seulement (1884).

La reine réussit à se cacher et resta introuvable. Le roi s’enfuit précipitamment sur le dos d’un eunuque au camp chinois, d’où Ma-Kien-Chung le ramena en force au palais. Kim-ok-Kioum s’enfuit au Japon et sa tête fut mise à prix. Il trouva l’hospitalité la plus large à Kyoto et à Tokyo. Bien des résidents, français et autres, de Yokohama et de Kobé, ont joué avec lui au billard, qu’il affectionnait, et ont été invités, d’avance, par lui, à de futures grandes chasses en Corée. Il leur a laissé le souvenir d’un joyeux vivant, mais d’un agent politique exemplairement discret.

L’éloignement du Taï-Ouen-Koun, de Kim-ok-Kioum et de leurs principaux complices n’empêcha pas les révoltes d’éclater dans les provinces, les émeutes de troubler Séoul et les difficultés de toute nature d’être suscitées tous les jours dans les ports ouverts et dans l’intérieur du pays.

Le roi Li-Hsi demande et obtient le rappel en Corée du Taï-Ouen-Koun (1890). — Le roi Li-Hsi, à bout d’expédients et hors d’état de débrouiller avec sa femme l’écheveau de plus en plus emmêlé des affaires coréennes, fatigua Pékin et Tien-Tsin de ses instances, st bien que le Taï-Ouen-Koun reparut à Séoul en 1890.

Son antagonisme avec la reine recommença plus ardent que jamais. Le vieux régent travaillait presque ouvertement à faire écarter du trône le prince héritier comme incapable, et à lui substituer son petit-fils, Li-Shoua-yo, le seul être humain qu’il ait jamais aimé.

Les Pak, les Kim, les Min, tous les brandons de discorde flambèrent de plus belle !

Sa Majesté Li-Hsi comprit peut-être qu’il avait commis une faute en reformant le parti de son père pour équilibrer l’influence des Min et échapper à la domination despotique de la reine. Les Coréens le laissent très clairement entendre, et l’opinion des résidents étrangers s’accorde avec leurs demi-aveux.

Attentat contre le Taï-Ouen-Koun (1892). — Quoi qu’il en soit, une nuit, une explosion formidable bouleversa la chambre où dormait dans son Palais le Taï-Ouen-Koun. Toute la paroi opposée à son lit s’écroula, pendant que sur la toiture crevée, les débris de toute nature retombaient avec fracas. Un fourneau de mine, bourré de poudre à canon avait été disposé dans le poêle établi là comme dans toutes les maisons coréennes, mais si maladroitement, qu’au lieu de faire sauter le plancher de la pièce qu’habitait le vieillard, il avait emporté celui de la pièce voisine (1892).

Unanimement le roi de Corée fut accusé de ce forfait, et bien qu’une poignée de misérables aient été terriblement torturés avant d’être mis à mort et coupés en quartiers, personne n’égara ses soupçons et ne vit dans cet emploi anti-confucianiste de la poudre, autre chose qu’une riposte de l’intéressé aux deux attentats dirigés contre lui en 1882 et 1884.

Le Taï-Ouen-Koun n’était pas homme à demeurer en reste.

Réplique du Taï-Ouen-Koun (1894). — Au commencement du mois de février 1894, au moment où le roi Li-Hsi, son fils et ses ministres, offraient un sacrifice solennel aux Tombes Ancestrales à 10 kilomètres de Séoul, une explosion partielle emporta un des ministres.

Des recherches immédiatement faites au milieu du désarroi découvrirent une vaste mine qui, sans la rupture fortuite de la mèche, aurait fait sauter tout le temple et tous ses hôtes momentanés.

Le Taï-Ouen-Koun, malade, s’était fait excuser et n’assistait pas à la cérémonie. Ce hasard, un peu trop heureux, rapproché du fait précédent, fit aussitôt accuser le vieillard de cette nouvelle tentative de régicide.

Mais tous ces événements furent étouffés, comme en un vase clos, dans l’atmosphère sans échos de ce pays inconnu.

Seuls, les ministres, les hommes d’affaires et les sujets du Mikado établissaient leurs calculs, préparaient leurs entreprises et se tenaient au courant de tout et prêts à tout.

Assassinat de Kim-ok-Kioum, à Changhaï (février 1894). — Néanmoins, la crise décisive fut tellement soudaine qu’elle les prit, comme tout le monde, au dépourvu.

Kim-ok-Kioum, le chef des Tong-haks, l’ancien régicide de 1884, commit, au commencement de janvier 1894, l’imprudence de faire un voyage à Changhaï. Deux Coréens réussirent à surprendre Kim et le tuèrent.

Son corps fut rapporté à Séoul, découpé en quartiers, expédiés aux grandes villes murées du royaume, entre autres à Phyöng-Yang et à Taï-Kou (en plein pays Tong-hak), où ils furent exposés devant la porte principale.

Sa tête fut liée par les cheveux avec celles de trois autres chefs Tong-hak-ou-to récemment exécutés et la funèbre grappe attachée à un pieu planté au beau milieu d’un des bras de la croisée de Séoul, près de la Petite Porte Ouest.

Immédiatement, les Tong-hak-ou-to se soulevèrent dans les trois provinces du Sud ; le Taï-Ouen-Koun, en relations secrètes avec eux, les excita de toutes ses forces ; la reine, qui sentait le terrain miné sous ses pieds, multiplia les supplices secrets et publics, et très rapidement, apparurent les causes, restées latentes, d’un conflit pour la possession de la Corée, auquel le Japon et la Chine, le premier bien, et l’autre mal, se préparaient depuis dix ans, comme à une crise inévitable.