La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Partie I/Chapitre I


PREMIÈRE PARTIE

CONQUÊTE DE LA CORÉE PAR LE JAPON



I

LA CORÉE AU MOMENT DE LA GUERRE SINO-JAPONAISE



Dans son numéro du 25 mai 1894, le Japan Daily Mail, de Yokohama, journal anglais qui a toujours témoigné les sentiments les plus sympathiques au gouvernement et à la population du Japon, avait annoncé que « les troubles qui avaient éclaté à Cho-bou, dans la province de Tchéoul-la en Corée, et avaient été pendant quelque temps attribués à l’action du Tong-hak, au sentiment anti-étranger, avaient pris un caractère tout à fait sérieux ».

Malheureusement, ce n’était pas la première fois que pareille aventure égayait la saison nouvelle en Extrême-Orient. Tout le monde, en Europe, savait plus ou moins que, dans ces contrées, les impôts sont perçus entre la vente de la dernière récolte et l’engrangement de la suivante, et que les procédés des collecteurs soulèvent plus de révoltés qu’ils ne lèvent de piastres.

Printemps parfumé de sang plutôt que de roses, mais si loin, bien plus loin que la Bulgarie ou l’Arménie, hors des marchés des cotonnades et quincailleries anglaises,… si bien que personne ne prit garde aux « atrocités » coréennes.

La fin navrante qui couronna par le martyre la noble existence du président Carnot, les contestations coloniales entre la France et l’Angleterre, l’imminence de l’expédition de Madagascar, absorbaient alors l’attention de l’Europe et l’empêchèrent de regarder glisser ces fantômes d’Orient sur l’horizon du monde jaune.

Et, d’ailleurs, comment s’émouvoir à propos de la Corée, si vaguement connue de si peu de gens, et du Tong-hak, dont presque personne n’avait jamais entendu parler ?

L’une et l’autre auraient pourtant mérité un accueil moins indifférent.

Le pays que nous appelons Corée, du mot Koraï, donné au xviie siècle par Hendrick-Hamel, Hollandais, le premier Européen qui y ait séjourné, est connu au Japon, en Chine et de ses habitants même, sous le nom de Chosön ou Chosen, Pays du matin calme ou de la sérénité du matin.

Malgré les travaux si estimables et si consciencieux du voyageur français Varat, les études historiques et philologiques de M. Maurice Courrent, plusieurs fois couronnées par l’Institut, on ne savait que le nom des ports ouverts aux étrangers : Chémoulpo, sur la mer Jaune ; Fousan, sur le détroit de Corée, devant l’île japonaise de Tsouchima ; Gensan, sur la mer d’Okhotsk, et de sa capitale Séoul.

Les deux volumes de la très consciencieuse Histoire de l’Église de Corée, par le père Dallet, n’étaient guère connus que des missionnaires à l’instruction desquels ils étaient destinés.

M. E. Plauchut et M. E. Lockroy résumèrent, l’un dans le Temps, l’autre dans le Matin, les informations que leur avaient fournies leurs études spéciales sur la géographie générale, l’administration et les mœurs de ce pays, plus mystérieux encore et moins visité des blancs, même des Anglais, Américains et Australiens, que le Maroc.

Mais de ce royaume, qui, par crainte, s’était fait volontairement ermite et retiré du mouvement universel, on connaissait si peu de détails intimes, que les raisons du soulèvement, le nom des insurgés Tong-hak-ou-to et de leur chef nominal le Tong-hak n’éveillaient aucune idée précise.

Et, pourtant, l’information du Japan Daily Mail n’était pas inexacte. Elle était seulement incomplète.

À côté de l’agitation politico-religieuse de la secte dirigée par le Tong-hak, à côté de ce sentiment anti-étranger qu’elle eût dû nommer, pour être véridique, sentiment anti-japonais, la « Malle quotidienne du Japon » avait omis de mentionner les sanglantes rivalités qui déchiraient, depuis trente ans, la famille royale coréenne, et, surtout, la politique de termite suivie, depuis 1868, par le gouvernement mikadonal et ses agents à Séoul.

Là gisait la véritable cause du mal, de son apparition soudaine, de sa durée tout à fait insolite et de sa malignité.

Les dissensions de la famille royale, quelque violentes et monstrueuses qu’elles fussent, les passions religieuses ou les intérêts profanes masqués par elles, avaient joué le rôle secondaire de ces cartes qui ne valent des atouts qu’entre les doigts d’un habile joueur.