La Corée, indépendante, russe, ou japonaise/Avant-propos



AVANT-PROPOS





La publication d’une étude géographique, historique et politique de la Corée, vient à son heure.


La crise qui a récemment éclaté en Extrême-Orient rappelle l’attention sur elle. Cette crise pose, en effet, une fois de plus, devant les Puissances, le problème du sort futur de la Chine. Or, pour des raisons que ce livre est destiné à développer, la Corée est fatalement condamnée à jouer un rôle capital dans la solution que recevra cette question.


Au cours d’un séjour d’une année en Extrême-Orient pendant et après la guerre sino-japonaise, que j’ai suivie comme correspondant spécial du Temps, j’ai pu vérifier cette opinion en visitant ce malheureux pays. Je me suis rendu compte qu’avec ses ressources inemployées, les défauts de sa population, les misères et l’impuissance de son gouvernement, il est une des dernières terres vierges du globe. Il serait insignifiant et négligeable, s’il pouvait rester indépendant aux mains de ses maîtres actuels. Mais, et c’est l’objet même de cette étude, la Corée est incapable de l’effort qu’exigerait d’elle la défense de sa liberté. Dans ces conditions, elle est condamnée à devenir la proie d’un de ses voisins, et à celui-ci, quel qu’il soit, elle assurera une augmentation considérable de force dans les mers de Chine. Elle est en effet, par sa fertilité, ses forêts, ses mines, la constitution de son littoral, une des positions militaires dominantes de cette région de la terre.


J’ai pu relever également l’apparition du premier banc des nuages qui aujourd’hui obscurcissent tout l’horizon.


Le traité de Chimonoseki, en effet, consacre l’indépendance de la Corée par son article premier :


« La Chine, y est-il dit, reconnaît définitivement la pleine et complète indépendance et l’autonomie de la Corée ; et en conséquence, le paiement du tribut et l’accomplissement, par la Corée à l’égard de la Chine, de cérémonies et de formalités en dérogation à cette indépendance et à cette autonomie, devront cesser entièrement à l’avenir. »


Malheureusement le Japon s’est gardé de stipuler en même temps sa propre renonciation à ses droits sur la presqu’île, pour la défense desquels il n’avait pas hésité à faire la guerre en 1894.


Sa politique dans ce pays, déjà très suspecte avant et pendant les hostilités, a été, depuis la paix de Chimonoseki, ouvertement déterminée par le dessein de s’y substituer lui-même au Céleste Empire. Il veut transformer en sujétion le protectorat qu’il y exerçait auparavant de compte à demi avec ce dernier État.


J’ai pu le constater de visu, et juger qu’il s’y rendait profondément antipathique et insupportable à la population tout entière, qui d’ailleurs gardait contre lui de vieilles et vivaces rancunes.


Or la Corée est contiguë à la Sibérie. Il ne saurait être indifférent à l’Empire russe d’avoir pour voisins les Coréens ou les Japonais. Les premiers sont un peuple sans puissance ni esprit militaires, pacifique par tradition autant que par nécessité, dans la conscience embryonnaire duquel le patriotisme est réduit à la sauvegarde de coutumes immémoriales qui n’ont jamais gêné ses maîtres successifs. Des seconds, tout le monde connaît aujourd’hui le tempérament et les procédés de mitoyenneté. Il est certain que l’établissement du Japon en Corée contrecarrerait les plans économiques de la Russie, fondés sur le transsibérien, et accroîtrait la puissance des sujets du Mikado, dangereusement pour l’Extrême-Orient tout entier.


L’équilibre des forces et le maintien de la paix n’y seront donc assurés que lorsque les grandes Puissances européennes, en résolvant la « Question Coréenne », posée depuis trois ans, auront supprimé cette Égypte du Pacifique. Ainsi sera éloignée, sinon conjurée indéfiniment, l’ouverture de la question d’Extrême-Orient, qui pose, aux antipodes, un véritable pendant à la classique question d’Orient dans la Méditerranée.


R. Villetard de Laguérie.